L’errance .

L’ouverture du poème « XXIII » ( « Now world of beasts, oh peopled world of tongues ») met en lumière un état de confusion totale, à la fois parmi les hommes et dans le langage 135 . Le marqueur temporel « Now » fortement accentué en tête de vers signe un constat acerbe teinté d’ironie et de cynisme. Le monde évoqué est un monde en régression, peuplé de bêtes féroces. L’homme est réduit à l’état d’animal et d’errance. Cette idée est corroborée par la référence au langage et à la pluralité des langues : « world of tongues » répond à « world of beasts ». L’homme vit dans une sorte de Babel où chacun parle sa propre langue et est condamné à l’incompréhension et à la dispersion. L’errance se lit dans la rupture introduite dans le langage qui ne correspond plus au monde qu’il désigne, une rupture que renforce l’interjection « oh » à la césure du vers. A cette vision d’un monde désarticulé s’ajoute une vision eschatologique :

‘The day is done, forever taking leave ’ ‘We climb the mountain’ ‘Bitterly alone (...).’ ‘’

En outre, c’est à la déréliction de l’homme que le poète fait allusion ici dans la figure en chiame opposant « We », l’affirmation d’une voix collective, à l’adjectif « alone ». Les hommes sont réunis pour une longue marche ascensionnelle mais tous restent emmurés dans une profonde solitude (l’adverbe «Bitterly » trahit ce sentiment).

‘Comme dans « XXIII », la question du sens forme l’enjeu de « Sonnet » : ’ ‘Dionysius, now discover any ’ ‘Meaning, any reason why these days here ’ ‘Should not be taken as a jest ! 136

Le poète a recours au mythe dans le même but de dénoncer un monde en déshérence. Par effet d’ironie, elle invoque Dionysos, le dieu de la sensualité, de la volupté et de l’ivresse qu’elle prend à témoin afin de tenter de trouver un sens (« discover any/Meaning »). La coupure entre « any » en position finale et « Meaning » en début de vers et la répétition du déterminant dans « any reason » attestent le perte totale de sens et renforcent l’ironie du texte. La réalité décrite est assimilée à un vaste théâtre de bouffons (« a jest ») : tel Dionysos, lors de ses conquêtes, au milieu de ses cortèges parmi les Bacchantes et les Bacchants, les hommes ressemblent à des acteurs se pavanant sur une scène. L’accent mis sur l’accumulation de biens matériels (« When we have hoarded up for purposes obscure/A wealth, a name, a strutted store of fact ») contribue à témoigner d’un monde d’artifice et de vanité 137 . Cette vision transparaît également dans « Magdalene », un poème sur la solitude de l’homme dans un monde en perdition :

‘Frightened and fugitive I passed ’ ‘Without their gate – ’ ‘What did that pocked-faced matron care ? ’ ‘What shelter had I anywhere To go so late ? ’ ‘Nurses are enameled women’ ‘Standing stiff and sane,’ ‘Sanely seeing drawn white faces –’ ‘Not the racks where silence laces’ ‘Slow, close webs of pain. ’

Tragedies beneath their fingers

Are flame-points to be nipped,

Easily pinched until they smoulder,

Hung with charts and left to moulder,

Stenching and white-lipped.

But this worn world can never grow

Cruel enough to still

This joy that mothers feel. Here springs

New life from them. What eager wings

Rest within their will.

Now dragging down this rocking street,

Where will I ask ?

What mouth for me without a sneer ?

Dirty and weak, I need no leer,

And have no mask.

Just one slow, timeless dark, to think

And be alone.

Too soon some hand will briskly try

Its grooved efficient help, but I

Shall feel its bone.

For this frail child my love will be

A mystery, a smart...

But You, who canopy with stars

This moonless waste, will see what scars

Whiten on my heart.

I have no alabaster box,

No ointment rare ;

But from my eyes the tears as rain,

And for Your wearied feet again

My sheltering hair ! 138

Ce poème présente un canevas de huit strophes de cinq vers formés de trois octosyllabes et de deux vers de 4, 5 ou 6 syllabes. Il peut se lire comme une méditation sur la vanité du monde. La première partie (strophes 1 à 3) donne à voir la mise en scène et les personnages d’un univers en . représentation. Le cadre est celui d’un milieu hospitalier – le décor est dénudé et tout en blanc – traversé par quelques figures fantomatiques. Les personnages sont décrits par quelques touches, comme l’infirmière-chef au visage grêlé (« that pocked-faced matron ») tandis que les infirmières forment une masse anonyme. Telles des actrices grimées, elles portent un masque sur leurs visages, une couche épaisse et inaltérable (« enameled women ») qui ne laisse transparaître la moindre trace de sentiment humain. Confinées dans leurs rôles de figurantes, elles se tiennent immobiles et imperturbables (« Standing stiff »), témoins passifs d’une scène tragique qui se joue sous leurs yeux et entre leurs mains (« Sanely seeing drawn white faces », « Tragedies beneath their fingers »). L’ironie du ton est perceptible dans les entrecroisements sonores (« Standing stiff and sane,/Sanely seeing ») et les enchaînements allitératifs et consonantiques dans la deuxième strophe où « sane » entre en résonance avec « pain ». Aux visages de marbre qu’arborent les infirmières font face des visages aux traits tirés (« drawn »), meurtris et blancs, signe que toute trace de vie a disparu. La souffrance a creusé des sillons (« grooved » se retrouve dans la septième strophe), dessiné un entrelacs de lignes, de rides et de plis (« silence laces/ Slow, close webs of pain »). Face à l’agonie (« racks ») des malades, véritables épaves humaines, les femmes restent indifférentes et imperturbables. Le substantif pluriel (« Tragedies ») et l’adverbe « beneath » disent le destin tragique qui se lit derrière chaque vie humaine.

La strophe 3 frappe par l’accumulation de noms et de verbes de violence physique (« flame-points », « nipped », « pinched ») évocateurs de scènes de supplice (ces mots répondent à « racks »). A ces termes sont reliés les verbes « smoulder » et « moulder » qui renvoient à l’idée de dépérissement. Les êtres sont réduits à des lambeaux ou encore à des particules de poussière (« smoulder » traduit un état latent, la détérioration). Les corps décomposés et nauséabonds sont abandonnés (« left to moulder,/Stenching and white-lipped ») et livrés à la mort (« moulder » peut se scinder en « mould her », ce qui corrobore le supplice que subit la femme).

En effet, le thème de l’abandon est au cœur de ce poème : la femme qui s’échappe de l’hôpital où elle a donné naissance à un enfant erre dans la ville, à la recherche d’un abri (« What shelter had I anywhere/To go so late ? ») et elle est une figure emblématique d’un monde en dérive. Dans la strophe 5 le vocabulaire signale la perte de repères (« Now dragging down this rocking street ») et l’absence de fixité et de solidité (le corps de la femme est faible et endolori et sa démarche lourde). En outre, la succession de phrases interrogatives témoigne de la douleur qui naît du sentiment d’abandon : « Where will I ask ?/What mouth for me without a sneer ? ». La femme qui porte le prénom de la pécheresse Marie de Magdala est mise à l’index et elle est objet à la fois d’indifférence et de mépris (« sneer » est repris au vers suivant par « leer »).

Tout comme cette femme, le monde évoqué est littéralement montré du doigt, comme l’indique le déictique fortement accentué au début de la strophe 4 : « But this worn world ». Parallèlement, l’adjectif « worn » renvoie à la métaphore centrale du tissu à la trame usée laissant voir des trouées et des effilochures. En effet, le poème s’inscrit dans la problématique du manque et de la perte. Derrière la série de termes négatifs qui ponctuent le texte et l’emploi du suffixe « less » dans « timeless dark » et « moonless waste » se profile la vision d’un monde desséché et cruel (« this worn world can never grow/Cruel enough »), sorte de terre vaine peuplée d’êtres insubstantiels 139 . D’où le besoin de solitude exprimé dans le distique d’ouverture de la strophe 6 : « Just one slow, timeless dark, to think –/And be alone ». Ces vers attestent le désir de s’immerger dans un espace hors du temps, le moment fusionnel des origines : « This joy that mothers feel. Here springs/New life from them ».

« Magdalene » métaphorise donc un lieu où l’homme ne rencontre plus le regard de l’autre (« Without their gate » peut laisser entendre « without their gaze ») mais seulement la mort. Ainsi la main tendue à la femme a-t-elle la froideur de la mort (« but I/Shall feel its bone » où « bone » rime avec « alone »), un sentiment que confirme l’ironie contenue dans « grooved efficient help ». A cette image de la mort s’ajoute la souffrance évoquée dans les deux dernières strophes dans le parallèle établi entre la femme, Marie de Magdala, et le Christ, un rapport mis en exergue par le jeu sur les pronoms personnels « I » et « You » (« but I » est repris par « But You, who canopy with stars »). Comme le Christ abandonné sur la croix, l’enfant, innocent et fragile (« this frail child »), portera les stigmates de la souffrance (« smart », « scars » font écho à « stars »). L’histoire de deux vies sont tissées ici, celle de la femme, la pécheresse, qui demande le pardon et celle de la sainte au pied de la croix avec Marie, comme le suggère la référence à l’onguent. La fin du poème est une allusion à la scène où la pénitente arrose les pieds de Jésus de ses larmes et les essuie de ses longs cheveux : « But from my eyes the tears as rain,/And for Your wearied feet again/My sheltering hair ! ». « Magdalene » s’achève sur une image liée au corps, autre métaphore de la dissimulation, de la protection et de l’étreinte.

Ce que le poème révèle, c’est avant tout le désarroi et la déréliction de l’homme face à un monde artificiel et hostile où se devine la perte de toute valeur humaine et spirituelle. Il peut être rapproché de « A Mad Woman Thinks of the Child Denied Her » où la femme dite folle imagine l’enfant dont elle est privée et sa naissance dans un monde de souffrance :

‘I see the child new born and shining’ ‘I’m the center of a rose close’ ‘’ ‘beside the bed.’ ‘Its mouth is for its first cry’ ‘And the pain of the world 140 .’ ‘’

La voix s’énonce comme figure centrale, proche à la fois de la mort et de la vie dont l’origine est assimilée à la douleur. Ce sentiment relié au désir et à la perte, une question essentielle dans l’œuvre, traverse de nombreux écrits et le plus souvent il apparaît en filigrane car l’écriture d’Anne Ryan est avant tout une écriture de la dissimulation.

Partout se lit la volonté de trouver des figures capables de masquer ou de panser les déchirures et les blessures, de réparer les trous ou encore de circonscrire le vide. L’écriture serait, pour l’auteur, ce moyen lui permettant de baliser un espace intérieur douloureux, non seulement par un travail sur la langue mais aussi par l’expérimentation de différentes formes poétiques, une manière pour elle de lutter contre l’éparpillement et contre la mort et en même temps, de trouver son mode d’expression le plus approprié, sa deixis.

Notes
135.

Poème non daté. Anne Ryan Papers. Voir Annexes p. 21.

136.

Anne Ryan Papers. Voir Annexes p. 22

137.

Le poème a vraisemblablement été écrit au début des années 30. Sans doute faut-il lire ici une critique de l’Amérique de cette époque car cette question revient dans la correspondance de l’auteur. De Petra de Majorque, le 11 mars 1932, elle écrit à sa fille : « I don’t want to go back ! (...) Everything over here is so grand & old and authentic – nothing is simulated as in the states. (...) One gets the feeling of security of honest values ». Anne Ryan Papers.

138.

Lost Hills, p. 38-39

139.

Dans un autre poème non publié intitulé « Still may Night Cloak... », l’auteur décrit la même vision d’un monde en perdition : « hollow days – and what was real, grew queer/And what was bright, grew faded, in slow dust ». Anne Ryan Papers. Outre l’analogie avec T.S. Eliot et Shakespeare, des rapprochements peuvent être faits avec l’œuvre d’Emily Dickinson, en particulier dans l’utilisation des images reliées à la perte et au vide, comme ici à travers l’expression « moonless waste » ou à travers la thématique, notamment la solitude et l’obsession de la mort. Les derniers vers (« I have no alabaster box,/No ointment rare ») sont un aperçu de la « tombe-refuge », une image récurrente dans la poésie dickinsonienne, ainsi que le montre Christine Savinel dans Emily Dickinson et la grammaire du secret (Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1993).

140.

Anne Ryan Papers