Le « poème-fenêtre »

La poésie, sous des formes variées, est le mode privilégié de la remise en ordre. « Still May Embark... » pose la question des limites et du cadrage et montre le rapport entre forme et langage. Le poème se donne à lire comme un tableau-fenêtre :

‘Windows are for sunsets. Frames well made’ ‘For battle colors ! Aware of sudden sky’ ‘There leap old visionings, underlaid’ ‘With hint of unrelinquishable cry !’ ‘Now but a step to glory of a world less bleak,’ ‘A touch - to feel these hands upon a dream...’ ‘Quick falls pretense ; slow attitudes of meek’ ‘Acceptance stir for fresher theme.’ ‘Windows are for sighting what is lost !’ ‘Still may embark’ ‘Revivifying hope, and all the tossed’ ‘Defiance of inevitable dark ! 142 ’ ‘’

Deux points nodaux sont à considérer dans ce poème : le cadre et l’espace intérieur. Les premiers mots signalent d’emblée la question du rapport entre le dehors et le dedans, le cadre et la vision intérieure. Plusieurs éléments sont mis en place qui forment la structure architecturale du texte avec ses articulations, ses jointures et ses ouvertures (« Windows », « Frames »). Dans sa forme ramassée, le poème trace les contours de l’objet qu’il délimite, c’est-à-dire l’objet perdu que le poète tente de ressaisir (« Windows are for sighting what is lost ! »). Le signifiant « windows » est mis en relief par sa position initiale et par la reprise anaphorique au vers 8. Le poème ressemble à une fenêtre au châssis consolidé à chaque extrémité par des mots-charnières, essentiellement des monosyllabes, comme « touch », « dream », « lost ». Il tisse un canevas de rimes croisées dans le premier et le troisième quatrain et de rimes suivies dans le deuxième. Son cadre est une armature capable de « tenir » le tout (« Frames well made »), de circonscrire l’espace intérieur.

Le texte s’ouvre sur un ailleurs et donne accès à la fois au visible et à l’invisible. Il est le lieu d’une émergence : des signes (des mots, des couleurs) qui font surface de manière chaotique (« battle colors »). Les premiers vers articulent cette tension entre mouvement et fixité en opposant des vers marqués par des césures et des coupures syntaxiques à une série d’enjambements. A l’idée d’entrechoquement s’associent des images d’irruption (« sudden », « leap »). Le travail de création du poète est évoqué, un travail qui consiste à ordonner et à sertir sur la page des mots et des images qui affluent et s’enchevêtrent. « Still May Embark... » révèle son espace feuilleté, ses couches sous-jacentes (« underlaid ») où se dissimule le sens. Il suggère la rencontre avec les mots mais aussi avec l’inattendu, comme l’indiquent les préfixes négatifs « un- » et « in- ». Le texte ouvre sur un lieu abyssal ; il fait sourdre ce qui ne peut s’échapper («unrelinquishable cry ! »), ce qui résiste (« inevitable dark »).

Il déploie ainsi une structure tridimentionnelle et fait penser au tableau-fenêtre de la Renaissance ouvrant sur un espace illimité : l’infini est suggéré par les références à la nature (« sunsets », « sky ») et les images d’intériorité. Le champ visuel est dilaté : le monde se dévoile dans toute sa transparence 143 . L’adjectif « bleak » relié phoniquement à « meek » et sémantiquement aux substantifs « pretense » et « Acceptance » traduit la vision d’un monde de vanité et d’artifice. La syntaxe restrictive (« Now but ») amorce une rupture et dit le rejet du présent. D’autres indices sont mis en place qui attestent un discours dénonciateur : la succession de phrases déclaratives, les exclamatifs et l’écho paronomastique entre « theme » et « seem ». Le signifiant « dream » suivi de points de suspension se détache du groupe de mots tissés autour de la voyelle allongée « i: » dans un vers au rythme ïambique, régulier et équilibré (« A touch – to feel these hands upon a dream... »). Le tiret après « touch » de même que les points de suspension et les exclamatifs qui les encadrent, trouent les blancs du texte, là où se glisse la voix du poète. En effet, c’est dans ce vers placé au milieu du poème que se situe le véritable enjeu de « Still May Embark... » qui est le désir. Dans le vocabulaire d’Anne Ryan, le substantif « dream » est souvent synonyme de « desire », comme ici où il entre en résonance avec le verbe « feel » et est associé au toucher (« A touch », « these hands »). Le désir de s’approcher de l’autre s’affirme à partir de sensations visuelles et tactiles.

« Still May Embark... » est donc le lieu d’une vision et d’une inscription (le déictique « these » signe et appelle une présence) : le poème donne accès à l’autre en traçant les voies du possible. Les trois mots du titre répétés au vers 10 et le marqueur de ponctuation attestent le pouvoir illimité de la poésie. Le poème dessine les contours du plein et, dans son enveloppe, enferme une pluralité de sèmes. Le cadre cerne le texte, contient, entre ses bords, toute la substance de la vision intérieure. Les structures symétriques avec les deux hémistiches séparés par une forte césure au vers 1, le rejet au vers 2 et les substantifs pluriels charpentent le texte : « Windows are for sunsets. Frames well made/For battle colors ! », « Windows are for sighting ». La poésie est ouverture et elle donne l’illusion de reconquérir l’objet perdu innommable et toujours poursuivi (« what is lost ! »). Dans le rapprochement phonique entre « lost » et « tossed » et dans le point d’exclamation après « lost » se dit le caractère irrémédiable de la perte.

Aussi, seule reste la trace d’une nostalgie et d’un espoir de retrouver une sorte de paradis perdu (« Still may embark/Revivifying hope »). La poésie permettrait de faire basculer les choses (« all the tossed/Defiance ») d’un côté comme de l’autre et, dans ce sens, elle serait un rempart contre le chaos et l’inconnu.

Notes
142.

Lost Hills, p. 10.

143.

Comme l’écrit le peintre Dürer, la perspective dérive d’un mot latin signifiant « vision traversante ». Cité par Erwin Panofski, La Perspective comme forme symbolique (Paris : Les Editions de Minuit, 1975) 37.