Le poème en prose

« Moonlight » se lit comme un poème en prose grâce à la prolifération des images, à la densité de son réseau allitératif et au schéma rythmique de ses phrases. Par la mise en place d’entrelacs sonores, le poète tisse ici une toile serrée entre elle et le monde. Le texte est la transcription d’une expérience personnelle à travers l’évocation d’un paysage nocturne. Il concentre une texture riche dans un espace restreint :

‘The triangular terrace is like the prow of a ship jutting out over the steep rocks. The immense bay comes in for ten miles and narrow steps in the rocks are cupped zigzag down to the edge of the water. A Spanish soldier is walking there, his gait jerks on each sharp stone and his cape billows out slowly. He is watching for smugglers as usual, it is his whole duty and he is important because he can see or not as he chooses. Now he looks not out idly at the night waters. ’ ‘We are all looking, waiting for the moon to rise. Far off The stony headlands are almost invisible, almost dissolved in the coming light. The water alters, is flecked, cupped, burnished as ’ ‘a dancer’s train is burnished, a fandango train with its thousand and ruffles edged with light. ’ ‘Behind the house where the first hill rises the palm trees spread a fringe of shadows and the flower colors fade and the scent is heavier. A wooden grill shuts out the city hanging its balconies ’ ‘against the cold moonlight night in the streets. Each inch is changed, slowly every inch ’ ‘is black or silver. A question is passed from one to another : What moon do you remember ? A moon on the snow in New England, a moon at ’ ‘now’ ‘Chartres, or on some ruin, some steeple dissulate (?) perhaps ’ ‘blasted into a different beauty ? But this moon now rushing upon the lavender rock behind the city is like a tune sounding from a reed shrill and insistant (sic ) ; it touches a sail, an alley, a wing, a town a tower and new shapes appear 147 . ’

« Moonlight » est un vaste tableau à l’intérieur duquel évolue toute une mosaïque de formes (triangulaires, circulaires et sinusoïdales) inscrites dans un paysage méditérranéen. Son titre pourrait être celui d’une peinture montrant un paysage de bord de mer, un clair-obscur tout en mouvement. La scène est décrite par un narrateur témoin (« We are all looking »). Le mouvement du texte est progressif : il suit le parcours de l’œil du narrateur qui se déplace du premier plan à l’arrière plan, comme l’indiquent les prépositions de lieu qui jalonnent le récit (« over », « down to », « there », « Far off », « Behind the house »). Un jeu de regards est mis en place : le narrateur contemple le paysage, observe le soldat aux aguets (« He is watching for smugglers ») qui lui aussi contemple le paysage marin (« Now he looks out idly at the night waters »). La mer est le lieu où convergent les regards.

Le texte donne à voir un espace animé et multiforme. Le début en particulier abonde en verbes de mouvement et en mots évoquant des formes diverses : « triangular terrace », « like the prow of a ship », « jutting out », « the steep rocks », « immense bay », « cupped zigzag », « his gait jerks », « his cape billows ». Le paysage apparaît alternativement dans l’ombre puis dans la lumière et, sous l’effet de l’astre lunaire, se métamorphose. Ainsi la surface de l’eau ressemble-t-elle à une étoffe chatoyante dont les multiples plis rappellent le bas de la robe d’une danseuse de fandango (« The water alters, is flecked, cupped, burnished as a dancer’s train is burnished, a fandango train with its thousand ruffles edged with light »). L’accumulation des verbes reliés au mouvement et à l’éclat, de même que la comparaison, ont pour fonction de faire surgir la vision d’une réalité multiple, sensuelle et colorée. Par ailleurs, les pas du soldat et les mouvements de son corps sont décrits avec précision (« his gait jerks », « his cape billows out slowly », un écho de « soldiers (...) with their great capes swinging out as they take great steps from rock to rock » dans « The Dove at San Vincente » 148 ). D’autres mots rendent compte de ce moment de l’entre-deux où les objets apparaissent et disparaissent et perdent leur solidité (« the stony headlands are almost invisible, almost dissolved », « the colors fade »), où des ombres surgissent (« the palm trees spread a fringe of shadows »).

L’insistance portée sur les images de surgissement dès la première phrase (la proue du bateau qui fait saillie) est le signe d’une émergence, d’une révélation. Le texte dit le moment de l’attente dans une phrase isolée, encadrée par deux passages descriptifs : « We are all looking, waiting for the moon to rise ». Le rythme de la phrase est ralenti, marqué par une pause après « looking ». Le temps est suspendu dans ce moment de l’attente d’une apparition, sorte de surgissement épiphanique où, dans la fraction d’un instant, une autre vision semble se dessiner. Le texte est porté par le désir de voir : « He is watching for », « he can see or not see », « he looks out (... ) at », « We are all looking ». Ce segment, inséré à l’intérieur d’une séquence narrative, produit un effet de contrepoint, tout comme la phrase qui ouvre le dernier paragraphe : « A question is passed from one to another : What moon do you remember ? ». Le texte marque un glissement vers une réalité intérieure. Ce mouvement s’accompagne d’une substitution dans l’emploi des pronoms personnels (« we » est remplacé par « you »). « Moonlight » fait surgir ce qui est en retrait, flou et lointain, comme peut l’être le souvenir (le passage de l’article indéfini « a » à « some » signale l’écart entre passé et présent) : « A moon on the snow in New England, a moon at Chartres, or on some ruin, some steeple ». Deux lieux sont mentionnés, la Nouvelle Angleterre et Chartres directement liés au vécu de l’auteur. « Moonlight » laisse entendre la voix du poète : dans la distance que creusent les mots, distance signalée par les articles, par la conjonction «But » à l’ouverture de la dernière phrase accompagnée du repère temporel « now » et du déictique (« But this moon now »). Cette phrase condense toutes les sensations que suscite le paysage : la vue, le toucher (« touches »), l’odorat (« scent », « lavender »), l’ouïe (« like a tune sounding from a reed shrill and insistant »). Cependant, la fragmentation est inscrite au cœur de ce paysage (« blasted » dit l’éclatement). Le paysage se désintègre (« dissulate » (?) ou « dissolute » (?) suggère l’éparpillement, la dissolution), éclate et se métamorphose soudain (« into a different beauty ») ; il apparaît sous forme de fragments (« it touches a sail, an alley, a wing, a tower ») 149 . Le rythme est lent, comme si chaque objet était subitement isolé de l’ensemble dont il faisait partie. Par ailleurs, les adjectifs « shrill » et « insistant » sous-tendent la présence d’une menace obsédante. L’insistance marquée sur l’objet de la perception (« But this moon now ») en est un autre indice. La fin du texte emblématise la notion d’apparition et de disparition, de destruction et de reconstruction à travers l’évocation d’un paysage recomposé (« new shapes appear »).

« Moonlight » déroule un récit tout en couleurs qui retient l’attention du lecteur par ses qualités poétiques et picturales. Telle une peinture, il montre le temps suspendu et donne à voir un instant encadré. Parallèlement, dans la course précipitée de la lune, il dit la hantise du temps. Il juxtapose ainsi une vision éclatée et évoque un collage où cohabitent des fragments divers insérés dans un espace total. Il est aussi construit comme un poème où images et sonorités s’entremêlent. Sa musicalité est liée au rythme ternaire de certaines phrases, aux parallélismes et à l’épaisseur de son tissu phonique, perceptible notamment dans la répétition et la contiguïté des sifflantes et des chuintantes (« his gait jerks on each sharp stone », « Each inch is changed, slowly every inch is black or silver »), là où résonne la voix du poète, comme dans ces fragments insérés de la main de l’auteur.

Notes
147.

Anne Ryan Papers.

148.

Anne Ryan Papers, p.1

149.

Peut-être faut-il voir ici un écho de « Moony », ce chapitre de Women in Love où les mouvements convulsifs de la lune emblématisent le trouble qui habite les personnages. L’image dominante est celle de la désintégration et de la dissolution. D’autres similitudes avec l’œuvre de D. H. Lawrence sont perceptibles : la quête d’unité, le vide, la solitude. En outre, Anne Ryan aimait particulièrement le style de cet auteur (cf. lettre du 2 mars 1932).