Le conte

Le conte est une autre forme close fermement charpentée par une suite de mouvements qui s’enchaînent dans une trame narrative. Dans l’œuvre non publiée d’Anne Ryan figurent des contes de fées dont « The Man Who Lost Laughter », « Feather Sheets » ou encore « The Spiders » 150 .

La structure de « The Spiders » s’articule selon un ordre logique et clair, une succession cohérente d’événements. La composition ressemble à un cercle qui s’esquisse au cours de la narration : il se desserre au début du conte et se referme à la fin sur l’image enveloppante et centripète de l’araignée tissant sa toile. Le texte est construit selon le schéma régulier et classique de la plupart des contes. Il s’ouvre sur une formule traditionnelle (« There was once a man who looked just like a goblin ») et présente d’emblée les deux personnages types du récit : le héros, à l’apparence physique d’un lutin, avec une grosse verrue sur le nez et des cils qui se raidissent et s’allongent dans ses moments d’humeur maussade ; l’autre personnage est une femme aux cheveux raides comme des cordes et aux mains décharnées semblables à des griffes d’oiseaux (« Her hair fell over her eyes in gray strings, her hands, scrawny as the claws of birds were crossed on her fat stomach »). Les phrases se succèdent, faisant alterner passages narratifs et dialogues, une suite de structures parallèles et itératives. Le texte est court, sa composition économe et stricte. Il est ponctué de quelques marqueurs temporels et quelques mots de liaison, des points de jonction qui assurent sa stabilité et délimitent ses différents mouvements (« On a very gray morning », « The next morning », « But », « So », « At last », « But »). Certains mots, tel l’adverbe « just » sont répétés (« just like a goblin », « in just such a bad temper », « That’s just the trouble, that’s just the trouble »). Ce sont des indices de fixité du sens et des signes qui révèlent que tout est organisé d’avance et doit suivre un certain ordre. Les éléments sont réunis pour mener à la résolution des problèmes, comme le laisse entendre le narrateur s’adressant au lecteur : « Understand, there was never a moment when the man was likely to lose, the outcome was certain from the start ». Le héros agit selon certaines règles ; un certain nombre d’éléments sont ainsi mis en place pour orienter son parcours.

L’idée centrale de « The Spiders » se résume à un mur à abattre pour pallier un trouble, à savoir la mauvaise humeur du héros. Un jour, celui-ci entre dans un magasin où la marchande, paisiblement assise dans un coin, se repose à moitié endormie. Vexé de ne pas avoir attiré l’attention de la femme, il se met à crier et à frapper le sol de sa canne. Ses cils se raidissent. La marchande s’étonne de son humeur et conclut qu’il a dû se lever du pied gauche. Le lendemain, le jour où il doit rencontrer un prince, le lutin décide, avant de poser le pied à terre, de faire abattre le mur qui jouxte son lit. Une aventure commence alors car le trou dans le mur attise sa curiosité. Après une longue descente (« down and down » évoque la chute d’Alice) dans les régions souterraines de sa maison, il parvient à une grotte où vivent des araignées géantes. Dans un sentiment de dégoût et de répulsion, il se lance dans une lutte acharnée contre elles. Apeurée, la reine des araignées le supplie de cesser le combat et, fier de sa victoire, le héros accepte mais à une condition : que les araignées tissent une toile géante afin de dissimuler toutes les laideurs du monde (« You must begin to cover all the ugly and boring things in the world », « Begin at once and I’ll see what you can really hide »). Le conte se referme sur l’image de la navette avec son mouvement continu et régulier : « But the spiders were already obedient. Back and forth, precisely they had begun to spin ». L’adverbe « precisely » signe et corrobore le triomphe de l’ordre nécessaire car constitutif du sens. En outre, il fait partie de ces mots, comme les adverbes « just » ou « exactly » que l’auteur multiplie et qui semblent toujours trahir un manque. A la fin de « The Spiders » tous les éléments sont scellés, le cercle est fermé, l’ordre est rétabli 151 .

Cependant, à côté du discours narratif et en rapport étroit avec lui s’élabore une autre strate de signification qui rend compte de la densité sémantique du récit. A l’intérieur de l’univers du merveilleux, du cadre de « The Spiders », est enchâssée une narration seconde. Le conte se désarticule et fait signe vers ce qui est de l’ordre de la faille. Texte perce-muraille : le trou dans le mur figure la mise en abyme du texte qui creuse dans sa verticalité et dans sa profondeur :

‘A long passage was visible ; it was something unexplored, something fantastic. It was filled with a cloud of dust and was vaulting away into the darkness no one knew where. They even thought they saw a shadow weaving within the hole. ’

Un espace intérieur fermé et secret (« no one knew where ») est délimité, une zone obscure se devine (« vaulting away into the darkness », « unexplored », « a shadow », « within the hole »). Le récit révèle ses strates sous-jacentes, ses couches fantasmatiques (« fantastic » partage la même origine que « fantasm »). L’auteur fait du conte un lieu privilégié pour explorer les régions souterraines de l’être, lieu à la fois attirant et effrayant : « the wart on his soft nose trembling with curiosity, fear and a certain wish of adventure », « down and down he went almost without his wishing it ». L’adverbe « almost » traduit un sentiment d’étrangeté également exprimé par « even » (« They even thought they saw a shadow weaving within the hole ») : le trou donne à voir le vide sur lequel l’ombre travaille dans un mouvement de va-et-vient continuel que suggèrent les répétitions sonores (« a shadow weaving within »). A l’activité de l’araignée occupée à tisser sa toile s’oppose la lutte acharnée entre le héros et les araignées géantes : « He stabbed about him at the fat stomachs of the spiders. But they stiffened those little swords (...) and began to fight back », « there were many hard places, many ups and downs in this battle ». Cette lutte suggère le conflit des pulsions mais aussi un conflit sexuel latent : les pattes velues de l’araignée peuvent évoquer l’organe féminin mais aussi la mère castratrice (l’étymologie rapproche les termes arachné , l’araignée, et ananke, la goule 152 ). Le tissage est ici synonyme d’enfermement et de mort : peur d’être pris dans les fils de la toile, d’être absorbé par l’insecte menaçant. L’araignée est donc associée à son aspect hideux (« What nasty beasts, what bitter crawling things ») et à son pouvoir maléfique (l’origine des mots « lien » et « maléfice » est proche). A travers l’image de l’araignée se greffe ainsi la problématique centrale du fil et du tissage, comme lien mais aussi comme nœud que le conte tente de délier, ce point autour duquel se noue le fantasme.

Le conte est bien un lieu où s’entrelacent et s’imbriquent une série d’événements parallèles mais, du début jusqu’à la fin, il y a toujours un fil pour relier les différents morceaux entre eux, les coudre ensemble pour former un tissu résistant. Par son architecture interne, il offre, comme le poème, une structure totale.

Notes
150.

Voir Annexes p. 33-35.

151.

Voir à ce propos Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Paris : Bordas, 1969) 115

152.