L’article

L’œuvre d’Anne Ryan rassemble toute une série d’articles écrits au début des années trente lorsque l’auteur était à Majorque. Ils sont le fruit d’observations et d’expériences personnelles et ont une valeur à la fois documentaire et autobiographique. Ce sont des textes que l’auteur envoyait régulièrement au magazine The Commonweal. Elle y dépeint la vie quotidienne des habitants de l’île, comme dans « Mediterranean Fishing Boats », « Para Lavar » ou « The Women of Ibiza ». Elle y décrit également les habitudes (« Perfumeria »), les fêtes et les coutumes (« The feastday of the stallions »), l’architecture des maisons et des églises (« Petra de Mallorca », « Mass at Palma », «San Bernadino »), un magasin (« The Linen Shop »), une fabrique de chocolat (« Chocolateria »), une rue («The Street of the Silversmiths »). Anne Ryan cherche à y fixer une rencontre, des impressions, un événement du quotidien dont elle révèle le caractère unique et exceptionnel. Les textes, essentiellement descriptifs, mêlent souvent des bribes de conversation et des commentaires, comme dans « The Linen Shop » 153 . Le texte décrit un magasin de Palma appelé « Casa Bonet », réputé pour ses broderies en lin (« Casa Bonet is the shop where the finest embroidered linen may be bought »). Ce qui frappe à la lecture de ce récit, c’est le souci d’exhaustivité de l’auteur. En effet, le texte est saturé de détails, comme le sont la plupart des écrits sur Majorque qui concentrent dans une forme ramassée un contenu dense.

« The Linen Shop » suit un ordre chronologique, dicté par les mouvements des visiteurs dont la présence est signalée par la reprise du pronom personnel « we » : « The famous embroidery is in a distant part of the Casa Bonet (...) We would like to stop there », « At the end of the passage we are ushered into a room », « When we have selected, he takes us into the work-rooms », « At the door, as we looked back », « When we come out ». Parallèlement, il souligne le passage d’un lieu extérieur à un espace intérieur. Le paragraphe introductif donne des détails précis sur le lieu où est situé le magasin dans Palma (« It is directly opposite the fourteenth century church of San Nicolas »), les heures de fermeture dans la journée (« Every day at siesta from one to four » ), sur la façade («This Renaisance (sic ) air ») et sur l’intérieur des vitrines (« windows filled with their thin, permanent spring of linen »). Puis l’auteur décrit l’intérieur du magasin jusque dans ses coins les plus reculés (« The famous embroidery is in a distant part of the Casa Bonnet. A clerk shows the way », « There are three steps down to an unlit hallway », « At the end of the passage »). Le dernier paragraphe relate la sortie des visiteurs et le récit se referme sur une nouvelle référence à l’église San Nicolas, faisant ainsi écho à la phrase d’ouverture.

Le texte se caractérise par une série d’images comparatives qui associent différentes sensations, visuelles et auditives pour faire revivre une atmosphère. Le vocabulaire est simple, emprunté à la vie de tous les jours, au monde végétal et animal. Ainsi les couturières, des jeunes filles de la campagne, ressemblent-elles à des bouquets de fleurs ou à des tortues de mer aux corps délicats :

‘This is another whole wing, the girls in the first sunny window having been only as a nosegay in the front parlour chosen from a garden concealed in the back of the house. (...) Small, dry turtle­bodied women work without looking at the light. ’

Les hommes sont comparés à des animaux. Ce sont des personnages typés, figés dans les habitudes, les codes et les traditions du monde qu’ils incarnent :

‘(...) the cashier lives among ledgers, tame as a squirrel in a wire cage. (...) Don Carlos is called. He comes in quietly, the brown eyes heavy, the lips bloodless and the head, reaching out from a soft black scarf, as bald as a fish. ’

Les détails prolifèrent : ils concernent les bruits ou les formes des objets :

‘The rounded cobbles of the Spanish street are like taut drums eaten with sound when a cart passes. (...) A bell sounds overhead as the door is opened. It is a copper bell like a call lily, nodding at the end of a wire (...). Dozens of handkerchiefs (...) spilled like some wind-cut peaks of snow. ’

Rien n’échappe à l’attention de l’auteur dont le but est d’évoquer un monde de la permanence, de la solidité et des liens 154 . Les maisons, semblables à des forteresses, sont des lieux protecteurs (« solid shutters », « Casa Bonet is as securely locked for these three sleepy hours as if a seige battered outside the city walls »). L’adverbe « still », répété à deux reprises dans une même phrase (« the peasant faces surrounded by their lacy headdresses (... ) still worn so that here, with visitors gazing at their turned heads, they should still feel some of the deep security of their homes »), trahit le désir de retrouver les traces d’un passé où les hommes vivaient en harmonie (« sewing girls have grouped themselves », « Pieces are passed from hand to hand »), où le temps est au ralenti (« Every day at siesta », « No one hurries »). Cette impression est confirmée par les sentiments de l’auteur : « We would like to stop there, under the pretence of examining the embroidery frames (...) to admire the peasant faces ».

Par ailleurs, le tissu métaphorise l’espace protecteur recherché ; il figure une enveloppe ou une sorte de cocon. Les murs du magasin sont capitonnés (« padded to the ceiling with bolts of cloth »), les vitrines déversent des pièces de lin (« windows filled with their thin, permanent spring of linen »), une table est entièrement recouverte de velours (« an immense oval table of fucia pan-velvet »), une pièce ressemble à une boîte en peluche (« a room like plush box ») et les métiers à broder sont visibles partout (« The air is filled with tilted frames »). L’image du cercle (« the experience of three generations has been circled into his advice ») et du filet (« sewing girls have grouped themselves in front of the netted light ») corroborent l’impression d’unité. Enfin, les notations de lumière et les couleurs contribuent à la métamorphose du lieu, comme en témoigne la comparaison avec la villa Médicis (« what is expected when all the maroon­fronts are taken down again at four o’clock is nothing less than the sight of the stuffs and colours of the Medici »). En outre, la texture des objets est décrite pour suggérer un espace intérieur tactile, chaleureux et sécurisant, à l’abri du monde extérieur. Quant à la porte, elle figure le passage du lieu intérieur à l’extérieur et signale, au début du dernier paragraphe, la clôture de « The Linen Shop ». Le texte se referme ainsi sur lui-même.

Notes
153.

Voir Annexes p. 36-37

154.

Cette question est traitée dans le chapitre suivant