La nouvelle

Les textes écrits à la fin des années quarante et au début des années cinquante, à une époque où l’auteur se consacrait essentiellement à son œuvre plastique, diffèrent par la thématique et la tonalité. A l’approche réaliste succède une écriture plus concise et plus fragmentaire même si certains textes sont parfois longs. Les nouvelles donnent à lire une suite de récits semblables à des instantanés qui fixent un épisode dans la vie d’une femme ou d’un couple. La plupart sont des huis-clos à l’intérieur desquels se tissent et se détrament des relations humaines. L’auteur reprend les thèmes développés dans les années vingt, à savoir la solitude, l’absence et le manque. La scène se déroule dans une grande ville (« The Coat », « The Kiss », « Ludvica », « She Was Divorced ») ou, le plus souvent, à la campagne dans des lieux retirés (« Autumn », « The Wedding », « Fear », « Late Blooms The Eglantine », « The Darkest Leaf »).

« She Was Divorced », publié en 1954, l’année de la mort d’Anne Ryan, condense dans un espace restreint le récit de la vie d’une femme brisée subitement par un divorce 155 . Le texte exhibe la problématique de la séparation et de la perte toujours au cœur de l’œuvre.

La nouvelle s’ouvre sur une phrase courte qui répète le titre et dont la position stratégique oriente la lecture. Elle est suivie d’un blanc et se trouve isolée pour mettre en exergue tout l’implicite qu’elle recèle. C’est un énoncé abrupt et incisif qui se lit à la manière d’une sentence, telles les paroles prononcées par le juge mettant un terme à une vie conjugale. L’incipit introduit d’emblée une rupture et souligne la fracture thématique du texte annoncée par le titre. La phrase figure aussi le point de bascule entre le passé et le présent, une rupture que signe le marqueur temporel « now » placé au début de la nouvelle (« When she woke now the disgust of life »), puis répété au milieu (« Now it was over ») et à la fin de (« But now she felt »). Cet indice de temps amorce, par ailleurs, le procédé de focalisation interne sur la femme qui, par le truchement d’un narrateur omniscient, livre ses sentiments, ses pensées et ses hésitations.

« She Was Divorced » s’articule autour des notions de vide, d’absence et de perte mises en lumière par l’empilement de termes négatifs, privatifs et restrictifs (« the uselessness », « The poignant word ”home” was meaningless, stamped out », « She had no interest left, no children, no youth, only the deep hidden prison of her mind », « There was no dull fury in her thoughts, only disappointment and loss », « This was the lover, but not for her ; this was the husband, but lost, lost and gone forever »). La douleur de la séparation s’accompagne d’un profond sentiment de solitude (« analyze the panic or the deep loneliness », « there is only descent and more and more silence »). Les mots dévoilent une lutte intérieure renforcée par le modal « must » (« She must endure it, put up with it, and struggle ») et l’image du labyrinthe (« in the maze of her thoughts », « She had no interest left (...) only the deep hidden prison of her mind to wander in »). Le thème de l’enfermement est d’ailleurs repris plus loin dans la nouvelle et développé à travers l’image de la vitre de la voiture qui marque une coupure et une limite. La femme est assise à l’intérieur de sa voiture et observe, pour la dernière fois, la maison de ses origines (« the gabled Victorian house which had been her mother’s and afterwards hers ») dont elle va être privée. Elle est donc doublement séparée : d’une part, du monde extérieur et, d’autre part, du foyer conjugal qui est aussi la maison des ancêtres (« She saw everything between two thicknesses of glass, behind the glass of the porch and through the glass of the car. She was doubly shut away »). Comme par jeu de miroirs réfléchissants, la clôture annoncée dès le début se réalise à la fin de la nouvelle dans une image circulaire destinée à boucler le récit : « Wrapped and lost, her sorrow loomed over her and time was still ». Le texte se referme sur l’adverbe « still » qui signe la rupture finale.

A l’intérieur de cette structure englobante s’inscrivent deux analepses qui fonctionnent comme des ruptures dans le mouvement diégétique. La première prend place dans un long paragraphe où s’amorce un déplacement de focalisation sur le mari de Margaret (« The thought of music was a quick stab of memory to Margaret » jusqu’à « he was the example, John Cupland Quint, the brilliant lawyer, the good musician »). En quelques phrases est brossé le portrait d’un homme, un avocat passionné de musique et un séducteur à l’attitude et aux manières donjuanesques (« How many times had some strong, exciting sonata been the beginning of a feminine interest for Cuppy ! He was a philanderer who easily looked into a woman’s eyes over a keyboard and his gaiety and good manners awakened the rest »).

L’image du fil traverse ces lignes, à la fois comme métaphore des liens et de l’harmonie mais aussi de la coupure. La musique emblématise le rapport à l’autre à travers cette double vision :

‘It had been the positive link between Cuppy and her. It was the link, yet the scissors too, for it cut at last what bound them together as nothing else had after so many years. Sometimes she thought that music was the only thread left between them. ’

Les mots traduisent la fragilité des liens (« the only thin thread left ») et la déchirure (« scissors » et « cut » font écho à « stab of memory »).

Le thème de la blessure est repris dans la deuxième analepse (« It was after their middle years that Margaret noticed a difference in Cuppy » jusqu’à « His lawyer friends covered up for him easily, and there were only a few lines in the evening paper »). Cette séquence est ponctuée par des signaux temporels (« Time after time in winter », « A night later », « The next afternoon », « The court day came ») qui ont pour effet de mettre en lumière tous les éléments ayant mené à la rupture. Elle se caractérise en outre par la mise en place d’un procédé d’amplification. Le texte se charge d’une accumulation de détails destinés à rendre compte de l’incompatibilité entre l’homme et la femme. Il fonctionne sur le mode de la juxtaposition et de l’opposition. Il déroule une succession de phrases commençant par les pronoms personnels « he » et « she » (« He was safe and secure », « He grew gayer, more social », « He was attractive to everyone », « He was in demand », « She was older than he was », « She was getting old, thinner, quiet, while a new upsurging tore at Cuppy »). A ces phrases s’ajoute une série d’énoncés à sens restrictif marqués par la récurrence de la conjonction « but » (« This was the lover, but not for her ; this was the husband, but lost », « She knew that in a divorce court (...) but the real cause, the hidden, the dismal and secret cause never got into the record », « He had kissed many others but this was the first time », « she almost laughed at them, but she only slipped back into the dark house »). Comme dans d’autres écrits, se lit ici la hantise du vieillissement (la dégradation physique de la femme qui ne séduit plus et qui est donc mise de côté, un écho ici de « cornered » et « jaded » dans « Tin Su Tan »). A l’inverse, l’homme poursuit ses aventures amoureuses (« He was in demand, the eternal youth, the eternal buoyant spirit », « That youth was what everyone wanted to be near and to imitate »). Ainsi la femme apparaît-elle comme une victime : les structures passives abondent (« She was divorced », « It was decided that », « it’s all settled »). Quant au vocabulaire, il est lié à l’idée de résignation (« She must endure it, put up with it », « she must go through that », « she had to suffer (...) at night ») et à la violence physique de l’acte sexuel associée à l’animalité et à la brutalité (« he was indulging in one of the most hideous acts of life, a vicarious love-making, impersonal and brutal », « Then when she was just dozing at last, he made a great noise as he opened the front door, threw it back violently, slammed it and bolted it and rushed up the stairs »). La blessure se lit dans l’adjectif « vicarious » (la femme souffre à la place d’une autre) ; c’est la souffrance d’un corps qui se dit ici, celle que subit toujours la femme chez Anne Ryan et qu’exprime également le verbe « cringe away » : « She was crying with shame and fear as she cringed away ». La femme se situe du côté de la fragilité (« her fragile treasures »), de la déchirure et de la mort (« It was like tearing up in little pieces the whole order of the rooms », « The usual scene was over and the more she ripped up and threw out, the more stale she felt ; deadened »). La récurrence des images reliées à la chute et au gouffre (« there is only descent and more and more silence », « she only slipped back into the dark house », « bitterness falls back into darkness ») atteste son impuissance à agir et à se faire entendre. Sa voix résonne dans le vide : « Don’t... don’t... ». Par ailleurs, les véritables causes du divorce ne seront jamais divulguées (« tense and horrible reasons which would never be revealed », « the real cause (...) never got into the record and no one knew about it, or even wanted to », « His lawyer friends covered up for him easily »). La question du statut et de la place de la femme dans la société américaine est ici sous-jacente, une préoccupation constante chez Anne Ryan, liée a la reconnaissance de la femme en tant qu’écrivain mais aussi en tant que peintre 156 . Dans la nouvelle, quelques indices confirment cette impression, comme la prise en charge du discours par une narratrice dont le point de vue s’affirme par intermittence, par exemple, à travers les répétitions, l’adverbe « surely » (« The disgrace of divorce, the exposure in court, every word written down, every word listened to, she must go through that. She surely had every reason, tense and horrible reasons ») ou à la fin dans des phrases à valeur de commentaire au présent (« When two have had the same bed, the same table and roof and many years behind them (...), the words of a judge seem very small »). En outre, les différentes scènes décrites avec précision, sont percues à travers le regard de Margaret dont la narratrice dévoile les sentiments les plus intimes ( de crainte, de dégoût, de haine, de désespoir), les pensées et les réflexions. De plus, à la fin du texte, la focalisation est à nouveau sur Margaret, comme à l’ouverture. Les mots se font écho, les structures négatives et le rythme ternaire se répètent : « no interest left, no children, no youth » renvoient à « no sense of time, no backwards or forwards of shadows, no hands to the clock ») pour dire l’issue impossible. Le temps est à l’arrêt, comme crucifié (« time was still », « A certain kind of death had come »). « Still » marque la rupture, brutale et définitive, comme l’est la chute du texte. Un des derniers mots est également « loomed » qui dit le poids du vide et de la solitude, un avenir troué par le manque et l’absence : « Wrapped and lost, her sorrow loomed over her ».

A l’image des araignées qu’elle décrit dans « The Spiders », l’auteur tisse avec acharnement une toile qui ne semble jamais terminée. De la poésie à la prose : elle passe d’une écriture de la compression à un art de la dilution. Elle multiplie les détails, étire les syntagmes, à la manière d’un peintre créant une anamorphose. Elle construit et expérimente toujours non seulement pour masquer les failles et se ménager des espaces sécurisants mais aussi pour faire du texte un objet mémorable et laisser ainsi une trace. Son œuvre est apparemment décousue ; cependant, un fil la traverse, un je continu qui s’entend dans le tissu sonore des mots et dans le rythme des phrases. La voix du poète est lien, elle relie et recoud les différents fragments de cette œuvre métissée, telle une rhapsodie, qui étymologiquement est un chant cousu 157 .

Notes
155.

Folder Magazine , 1954. Voir Annexes p. 38-42

156.

C’est également la propre vie de l’auteur qui se lit en filigrane dans ce récit : sa vie marquée par des années douloureuses partagées avec un homme, avocat de profession et un pianiste talentueux, son divorce et l’exil en Europe

157.

Là est aussi le lieu du féminin qui, comme l’écrit Marie-Christine Lamardeley-Cunci, « ne peut qu’être rhapsodique, c’est-à-dire cousu ». Voir Adrienne Rich, Cartographies du silence (Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1990) 191.