L’exil

L’exil est le signe à la fois d’une distance et d’une coupure. Pour Anne Ryan, quitter l’Amérique semble avoir été une nécessité : une rupture indispensable pour oublier, pour colmater une fêlure, suturer une blessure creusée par de multiples déchirures 158 . John Bernard Myers évoque les années difficiles qu’a connues l’auteur tout en soulignant la condition précaire des artistes dans les années 20 à New York : The twenties in Greenwich Village were not easy for artists. Many of them, desperately poor, went abroad to live and work. Wanting a complete break with her past, Ryan went to one of the least expensive places of all, to Petra, Mallorca, a little village where the great Franciscan, Junipero Serra, founder of the mission cities of the West Coast of America, was born 159 .

Anne Ryan était profondément croyante et elle s’intéressait à la vie des religieux et des mystiques. Ecrire sur la vie du franciscain, Junipero Serra, le fondateur des missions en Californie, était pour elle rendre hommage à un homme trop longtemps laissé dans l’oubli. Par ailleurs, elle se sentait en décalage par rapport à l’Amérique industrielle et matérialiste des années vingt. L’exil était une fuite et correspondait à une recherche de stabilité, de liens et de tranquillité. Cette idée sous-tend son œuvre. En effet, tous ses textes posent la question douloureuse du rapport à l’autre et plusieurs traduisent en filigrane la vision d’un monde désorganisé et fragmenté.

D’autres évoquent des situations tragiques provoquées par la guerre, l’indifférence et la cruauté des hommes, des idées exprimées dans la correspondance 160 et surtout dans le journal de l’auteur 161 .

Partir pour oublier mais aussi pour se consacrer à l’écriture (son intention était de compléter la biographie du franciscain, Junipero Serra), loin de la foule, loin des vicissitudes du monde moderne et près des petites gens dont elle aimait l’existence simple et authentique 162 . Quitter l’Amérique impliquait non seulement un déplacement physique et géographique mais signifiait aussi un exil intérieur, celui d’une femme à la recherche de son identité et de son intégrité (désir de se retrouver dans un ailleurs). La question de l’altérité est centrale car « être exilé » suppose également « être exilé de soi », de son corps, un corps étriqué et prisonnier que dévoile lab production littéraire et un corps fragmenté que montre son oeuvre plastique, en particulier ses collages de papier et de tissu déchirés donnant à voir des compositions éclatées.

Le langage qui retranscrit l’exil est empreint de nostalgie car il est porté par le sentiment douloureux de la perte et la question de l’unité sans cesse poursuivie. Il est fortement imprégné des traces du temps, celles d’un passé proche des origines 163 . L’exil correspond à un mouvement en arrière (« ex-il » dit l’antériorité tout en soulignant la coupure) et à un retour sur soi. Tous les écrits sur Majorque mettent en œuvre une écriture fondée sur le mode de la répétition dont la fonction est de signaler le refus de la fragmentation et de la discontinuité.

Ce qui frappe à la lecture des textes, c’est le rapport étroit qu’ils entretiennent avec le quotidien. En outre, l’énonciation est prise en charge par un narrateur observateur, témoin et/ou acteur. L’auteur est le plus souvent à l’arrière-plan et parfois elle signale sa présence. Une voix s’affirme, celle d’un sujet « déplacé » dont le désir est de s’immerger au sein d’une communauté. Elle écrit, par exemple, au début de « Para Lavar » : « Living for a month the only foreigner in a town of Mallorca called Petra, there is opportunity to observe » et ponctue ses récits de remarques personnelles. Aucun élément de son environnement n’échappe à son regard et ses descriptions se caractérisent par une profusion de détails. Volonté de tout dire, de percer les moindres secrets de ce lieu « autre » afin de ne laisser aucune place au vide.

De nombreux textes portent la trace du sujet énonciateur, une présence mise en lumière dans la structure chronologique de « Perfumeria », comme le montre la phrase d’ouverture des différents paragraphes : « In Palma the women are dressy », « The Perfumeria of Santa Eulalia is named », « Two girls enter », « Delicately the rice powder is weighed », « Now the jasmine », « At last it is my turn ». A partir de ce dernier énoncé où s’affirme la voix de l’auteur s’amorce une focalisation sur le narrateur et la mise en place d’un discours centré sur un jeu de parallèles et d’oppositions :

At last it is my turn. They are kind and lenient with foreigners who ask the price of everything and wish to smell some of the bottles. They like to chat. Immediately they want to know about New York (...) 164 .

Deux mondes sont confrontés ; puis le texte se referme sur lui-même, dans un mouvement d’inclusion et de circularité produit par la référence au temps et la reprise en chaîne des éléments du début :

‘“Yes, yes, it is better here,” they say ; every one agrees, the weigher of powders, the customers, the shop-boy – and the cat yawns. It is one o’clock. In the tower of Santa Eulalia far above a slow bell sounds, floats down and dissolves in the golden air. It is time to close the doors for siesta, for the afternoon nap which in summer lasts until five o’clock 165 . ’

Le discours se réduit à un énoncé bref de paroles rapportées et le rythme des phrases ralentit. C’est l’heure de la sieste, le temps est suspendu : le promeneur est invité à se reposer, bercé par les sons apaisants de la cloche de sainte Eulalie. Une impression de bien-être (« Eulalia » rappelle « lallations ») habite les lieux, impression corroborée par la répétition de la liquide produisant un effet d’enveloppe sonore (« Eulalia », « slow bell », « floats », « dissolves », « golden »).

Le même procédé est mis en œuvre dans le long paragraphe introductif de « Para Lavar » :

‘They are to do a great peasant wash today, a para lavar. (...) We compare. Everything is different, every process, every implement. They ask questions and are delighted because that which seemed so simple to them has, in some way, become curious and rare ; an element of strangeness has entered into their homes 166

Tout concourt à souligner la différence : l’opposition entre les pronoms «they » et « we », le substantif « strangeness » de même que les mots « foreigner » et « visitor » mentionnés plus loin dans le texte. L’étranger (ici l’auteur/l’autre) pénètre dans ce monde, comme par effraction (« an element of strangeness has entered into their homes »). Cependant, à la fin du récit, le sentiment d’étrangeté a disparu, l’ordre est rétabli (« the ancient patio is familiar again and still »). Le texte fait retour sur lui-même.

C’est donc dans cette zone frontière entre l’étrange et le familier que la voix énonciative inscrit sa place. Ailleurs, elle affirme sa présence parmi les femmes, comme dans cet énoncé partiellement biffé mais révélateur : « How good it is to be in the midst of These strong, healthy, feminine tasks ! » 167 . Cependant, l’auteur est toujours en retrait et c’est dans la distance qu’elle parvient le mieux à se dévoiler. Dans les écrits sur Majorque, elle livre ainsi ses préoccupations et ses désirs les plus profonds : sa quête d’identité et de sens, sa recherche de liens et d’unité.

Notes
158.

Parmi les repères biographiques, quelques éléments sont à noter : le suicide de sa mère lorsqu’elle avait 11 ans, la mort de son père 6 mois plus tard ; son mariage en 1912 et son divorce en 1921 ; enfin l’internement de son mari schizophrène dans un asile psychiatrique où il resta pendant 20 ans jusqu’à sa mort. Dans le journal écrit par les anciens élèves de l’institution religieuse où Anne Ryan fut interne pendant 10 ans, sa fille évoque la série d’événements tragiques qui ont marqué la vie de sa mère : « a life shadowed by unhappiness and tragedy. Her husband – my father, William J. McFadden – suffered a complete mental breakdown in the development of which their marriage disintegrated and for many long years thereafter he lingered in a state institution », « there was a long period of trouble, emotional and financial, the outcome of which was that Mother ultimately lost her husband and her home ». The Saint Elizabeth Alumna, Spring 1956, p.4-5

159.

John Bernard Myers, « Anne Ryan’s Interior Castle », Archives of American Art Journal 15 : 3 (1975) 9

160.

Pendant son séjour en Europe, Anne Ryan entretint une correspondance étroite avec sa fille à qui elle envoya ses manuscrits. Celle-ci se chargeait également de les transmettre dans les différentes maisons d’édition. Ce sont des lettres chaleureuses entre une mère et sa fille, une sorte de journal sur les activités quotidiennes de l’auteur et sur la vie de la population sur l’île. Même si elles sont surtout anecdotiques, l’auteur y mêle quelques commentaires sur la société américaine.

161.

Dans son journal, écrit entre 1938 et 1942 et dédié à son petit-fils, l’auteur parle essentiellement de ses expériences picturales et de ses rencontres avec des peintres. Cependant, ses notes sont ponctuées de références à la guerre. Elle écrit, par exemple, le 2 décembre 1941 : « A December rain today. (Note. Everyone is worried if we are to have war with Japan or not – with Japan who used the most awful form of war, gas on the Chinese.) It is dreadful to mix up thoughts of destruction & terror in this your book but terror is now part of each day, striking at the calm, crumbling hours. Europe in ruins, city after city... strange unknown names, whole maps spread out and dotted with red ! » Journal of Anne Ryan 1938-1942, p. 13

162.

Sa fille écrit : « Then Maida [Maida Veeres Bradshaw] went to Morocco and returned with news of cheap prices in Spain. Mother, her children in school, took off for Majorca. While there she wrote a biography of Rev. Junipero Serra, the Majorcan priest who helped colonize California, conserved her savings by selling articles on Majorcan life to American magazines and developed an undying love for the simple, gentle people of the Spanish island ». The Saint Elizabeth Alumna, Op. cit., p.5.

163.

L’Europe est la terre des ancêtres. Les origines lointaines de l’auteur se situent en Irlande, lieu symbolique des racines, des traditions et de l’attachement à la terre mais aussi de la séparation : de là sont partis ses arrière-grand-parents, contraints d’émigrer pendant les années de famine. A plusieurs reprises, elle évoque ses origines irlandaises.

164.

The Commonweal, May 6, 1938, p. 44. Voir Annexes p. 47. 8 Ibid., p.47

165.

Anne Ryan Papers. Voir Annexes p. 42

166.

Sur le para-texte, voir partie III chapitre intitulé « Traces et empreintes », p. 341-352

167.