Rites et traditions

Le temps retrouvé

L’adverbe « still » est un mot clé dans l’œuvre : il est une sorte de fil qui parcourt la trame des récits. Il dit le lien, le rapport entre passé et présent et le glissement constant que l’auteur opère entre ces deux temporalités. Il revient de façon inlassable pour signifier l’arrêt du temps (« standstill » dans « Para Lavar »), un désir qui trahit cependant l’angoisse de la mort toujours sous-jacente (« Along the road the cypress, fluted in black/Standing mourning still » écrit le poète dans « Mary Salome, Widow »). Même si, par association, le mot est porteur des connotations de la mort, comme dans standstill » ou « stillborn » (une préoccupation que laissent entendre les scènes répétées de la nativité) ou encore dans « still life » (les collages d’Anne Ryan peuvent être perçus comme des natures mortes), il est néanmoins constamment associé à la notion de continuité. En effet, partout se lit le désir de retrouver un temps perdu, le temps mythique de la permanence, de la sécurité et de l’authenticité. Les habitants de l’île de Majorque incarnent ces valeurs, d’où le souci de l’auteur de décrire leurs rites, leurs coutumes et leurs habitudes, et la mise en place d’une écriture du détail.

Le temps retrouvé est d’abord le temps de la fixité et de l’unité que représente, pour Anne Ryan, le Moyen-Age. De nombreux textes prouvent sa fascination pour ce temps reculé de l’histoire (les adjectifs « remote » et « hidden » reviennent sous sa plume). Le village natal de Junipero Serra, Petra, en porte les traces. Elle écrit dans le premier paragraphe de « Petra de Mallorca » : « The village of Petra is still medieval » et clôture le récit avec l’adverbe récurrent « still » : « Petra is authentic ; the centuries there are unhurried and not jostled still » 168 . Rien n’est déplacé dans ce monde qu’elle dépeint sous tous ses aspects avec un vocabulaire d’une extrême précision. Le village est scellé à son passé : les maisons portent encore les insignes d’un travail corporatif (« The trades are as they were when the guilds flourished ») c’est-à-dire unifiant, comme elle l’exprime dans un vocabulaire simple, à travers l’image cyclique de la vie et de la mort : « From the girl who embroiders the baptismal robe to the carpenter who hammers together a coffin all are completed simply and finally within the town itself »). Dans « Para Lavar » où elle décrit avec minutie le travail des femmes affairées à la lessive, elle rappelle à l’aide de quelques traits le passé de Petra, passé dont les traces se lisent sur les pierres des maisons :

‘Visitors who swarm its [Mallorca’s] capital city of Palma seldom see the wild fastness of the hidden valleys or these remote medieval towns retaining their ancient uglyness (sic ) scarcely unchanged for a space of five hundred years. Yet they exist, and it is possible to step back into this other age 169 . ’

Le passé fait retour (« step back into ») : l’auteur dévide l’écheveau du temps et révèle ce qui se love à l’intérieur des maisons, comme en témoigne l’image de la bobine que l’on déroule : « In houses such as these, generations unwound like a slow coil ». Parallèlement, elle multiplie les occurrences du préfixe « un- » (« unchanged », « undisturbed », « unexpected ») et répète les mots « same », « again », « repeated », « rhythm », « pattern ». Elle alterne aussi les formes affirmatives et négatives et joue sur les oppositions (« all » et « no », « within » et « without ») pour renforcer le contraste entre passé et présent. Les phrases de type déclaratif abondent et elles encadrent des passages descriptifs :

‘In the isolation of Petra lies the root of its security. There is no fear in this place (...), in all there is the same fierce expression of men thinking only of rhythm. (...) In a simple unending poverty lasting from life to life there is no pretense. (...) There is no uprooting. (...) There is nothing forced or of any value false in these lives 170

A ces phrases sont reliés des verbes suggérant l’idée de fixité et de solidité : « fitted », « holds », « attached », « hung up », « hinges », « clasped », « fastened »). Dans « Mass at Palma » dont le sous-titre est « The Fortress of God », la solidité et la dureté de la pierre sont inscrites dans le matériau phonique des mots produit par la récurrence de l’occlusive /k/et par les répétitions :

High, strong from the sea are the rocks of the coast, first rocks with their crescents of foam. From these, after a stretch of road, soar the walls of the city, but walls set against a rise of land, set like a bulwark. They enclosed forts. The Arab-crooked streets are in full view above; this was a city not afraid, a city standing on a headland with its tremendous strength beneath it 171

A travers l’architecture des villes et des maisons se lit toujours le désir de sécurité. L’auteur écrit encore à propos de Petra, lieu symbolique des racines recherchées :

In the isolation of Petra lies the root of its security. There is no fear in this place ; fear and the uncertainty of daily life have long been covered. (...) In every street fourteenth century houses exist and the wonder is that they are not out of place 172

Il en ressort la vision d’un tout, celle d’un monde proche du Paradis, un lieu préservé, véritable havre de paix16. Ecriture fusionnelle : le temps retrouvé est associé aux odeurs et à la terre ; il dit aussi les liens qui unissent l’homme à la nature et au cosmos. « The Dove at San Vincente », récit sur la désintégration d’une famille, relate dans la première partie le quotidien d’un groupe de tisserands vivant dans un lieu reculé, en symbiose avec leur environnement et au rythme des saisons :

They stopped the looms because it was evening to look at the black mass of the house, tight against the sky ; Its (sic ) outline was as secure to them as part of their heavens. They could see the sheepfold with its arched doorway dark as a cavern, then the house for the shepherd’s family with a barnyard before it, next the chapel rising solidly over all and beyond that the dwelling of Dona Louisa with a square tower on the end. All these walls were attached. The silent, empty chapel lay between the house and the sounds of the animals in the stables 173 .

Les maisons sont attachées les unes aux autres, les hommes sont soudés à leur environnement : les liens sont indiqués par les mots de liaison (« then », « next ») dans la longue phrase centrale et à la fin (« between (...) and »). Les hommes ne font qu’un avec l’univers, avec le monde ici-bas et l’au-delà. Le choix du possessif biffé (“their”) trahit la vision d’un monde protégé et paradisiaque. D’autres mots confirment cette idée d’un lieu préservé, hors du temps et du monde extérieur, tels les adjectifs « enchanted » et « eery » (« one of the last eery and deserted rims of land left in the world Mediterrean (sic ) » 174 ). Dans ce lieu à l’écart du monde, abandonné par les hommes, et à travers les sonorités de « Mediterrean » se lit un désir, celui de faire entendre l’écho même du nom de l’auteur. Elle revient sur le signifiant « name » dans le long paragraphe introductif de « Petra de Mallorca » à l’origine intitulé « Certain Names of Towns » :

Certain Names of certain towns are overlaid with a luster that is known beforehand ; Sienna, Malaga, Cairo, or a dozen others are in themselves windows without glass, windows filled with the fresh, unsealed and tawny colors of journies (sic ). It is in the stranger names which, when we read them, mean nothing, or when we hear them are repeated without interest, that visited at last are so unexpected and final, so blunt, mild and without pretense, that a curiosity is aroused and a wonder hidden in all the streets 175 .

Quelque chose de magique et d’envoûtant est imprimé dans le tissu sonore des noms, tous suggestifs, comme entourés d’une aura (« overlaid with a luster »). Le texte fait signe vers un sens à découvrir, notamment dans la texture lustrée des mots. La question du nom, reliée à la problématique centrale du dévoilement et de la dissimulation, est posée à travers cette image de la brillance et du recouvrement et à travers l’opposition que souligne l’auteur entre le connu et l’inconnu (« known beforehand», « visited at last », « a wonder hidden »). En outre, cette opposition est mise en lumière par la métaphore de la fenêtre sans verre et l’image du plein (« windows without glass, windows filled with »).

La même préoccupation autour de la question du nom et de l’appartenance se lit dans la première phrase de « The Dove at San Vincente » :

That inland sea which is the Mediterrean (sic ) seems enchanted ; of the three continents whatever shore it touches is rich in old tales ; Greece, Egypt and Spain, Corfu and Capri are there and those islands as lonely and ancient as lost tombs 176 .

A travers l’évocation des différents lieux en retrait, à l’abri de toute présence humaine (« On the Spanish island of Mallorca there is a stretch of wild coast on the northeast where a cove, much too small for shipping, lets in the waters in a deep cresent (sic ). The trackless sands (...) »), se devine le désir de retrouver des traces et des empreintes, celles d’un être confiné dans sa solitude à la recherche de ses racines : « as lonely and ancient as lost tombs ». L’auteur se livre donc ici à une lecture personnelle et son écriture a pour visée de déchiffrer des traces et des indices.

De même, Petra, si souvent cité, dont le nom est porteur de sonorités suggérant la pétrification, symbolise le lieu minéral, fossilisé et hors temps : The narrow streets roads between houses are stoney ; the low dwellings all have the same studded, weathered doors and ochre walls ; the tiles of the roofs are held in places by rocks 177 . Le village est le lieu même des racines et de la plénitude. L’auteur tente de restituer cette vision à travers une scène qui évoque des paysans en train de se recueillir dans un champ :

‘On windy days everyone can see the two mills turning ; even in the fields these two sentinals (sic ), whose white and shining blades cut the air not with single strokes but with a wheel of slashing, are visible reminders of plenty, and peasants bend upward from their stooping over furrows to gaze at them for an instant and taste beforehand the bread, sweet as nuts, and the good oil which they shall pour over it 178

La scène décrite, qui rappelle le tableau de Millet, L’Angélus, traduit la vision d’un monde paradisiaque associé au plein (« visible reminders of plenty ») à travers l’image de la terre nourricière (« taste the bread », « the good oil ») travaillée par des paysans dont le corps voûté porte les traces d’un dur labeur. Cependant, la vision est fugitive (« gaze (...) for an instant ») et, au coeur des phrases qui contiennent des images de circularité (« mills turning », « wheel »), les mots trahissent la coupure (« blades », « cut », « strokes », « slashing »), ou encore la folie, comme le laisse entendre l’expression rayée « sweet as nuts » 179 . La blessure est également inscrite dans le paysage sauvage et protégé de « The Dove at San Vincente » : « the sound of the masons echoed on the mountain peaks off Las Porlas. Stone was quarried and left a bright wound in the side of one cliff ». Par ailleurs, le personnage principal est une femme, solitaire et secrète, en proie à des crises d’hystérie.

Le texte ne parvient donc jamais à dissimuler la fracture, d’où les nombreuses images liées à la problématique du tissage et du recouvrement. Par exemple, dans « The Women of Ibiza », Anne Ryan décrit les costumes traditionnels que portent les femmes le dimanche en notant les textures, les couleurs, les bijoux, bref, tout ce qui est de l’ordre du visible et de l’ostentation, tout ce qui masque un corps :

‘Thus a girl parades with all her wealth visible, shining ; the accumulated heirlooms of generations bedeck her 180

Dans chaque texte s’affirme la volonté de tout dire, en s’approchant au plus près des êtres qu’elle observe avec attention, en collant aux choses les plus insignifiantes. Un autre exemple frappant se trouve dans « Para Lavar » où l’auteur détaille, non seulement les gestes, les attitudes et les vêtements des femmes mais aussi tous les objets environnants en expliquant à chaque fois quelles sont leur forme, leur couleur, leur fonction, leur matière, comme si son désir était de toucher à la substance même des choses :

‘The water is bubbling in the kettle now and everything is ready to begin. These two old sisters are placing ten lengths of bamboo upright into the great jar ; cemented into the corner these will hold the linen away from the sides so the water can circulate. A piece of bamboo is fitted into a small hole in the base of the boiler (...) 181

La scène est restituée dans son immédiateté grâce à l’aspect progressif du présent et à l’indice temporel « now ». Par ailleurs, le choix des verbes « placing », « hold » et « fitted » avec la répétition de la préposition « into » et les mots rajoutés de la main de l’auteur (« cemented into the corner ») ont pour effet de renforcer la notion fondamentale de liens à retrouver, de fils à raccorder. D’autres mots corroborent l’idée de solidité : la répétition de « solid », l’adjectif « tough » et l’image du sarcophage : « there is also a hamper of almond shells, those tough, woody shells which will be cast between the twigs to make a solid bed of fire » « Three other tubs, solid as sarcophagi, are further along ». Ainsi le texte élabore-t-il une écriture de la jointure et de la couture :

‘Clara is filling a linen bag on the stone table - wood ashes are going into it ; it is like a gray melon, particularly when she begins to sew it up 182 . ’

Comme le montre cet énoncé, Anne Ryan a toujours recours, dans ses textes, à un vocabulaire simple, sans ambages ni fioritures, empruntant des images concrètes liées au vécu, à l’environnement proche des hommes, à la nature ou au monde animal.

Enfin, le temps retrouvé s’apparente également au temps de la petite enfance, du conte et de l’oralité. Les personnages décrits sont souvent typés, comme le patron du magasin de tissu à la tête chauve dans « The Linen Shop » ou les enfants dans « Perfumeria » qui ressemblent à des poupées. Dans « Chocolateria », l’adverbe « magically » et le mot « fairy-tale » sont mentionnés ; les objets (miniaturisés ou disproportionnés) à l’intérieur de la petite fabrique de chocolat sont évocateurs d’un univers féerique :

‘A great pendulum clock stands on the far side of the steps ; the wood is fine and mellow and looks so like a musical instrument that one almost expects it, magically, to play. (...) the six little panes, crooked, haphazard, look like windows out of a fairy-tale ; and that is the atmosphere of the whole shop (...) 183 . ’

Le quotidien se métamorphose dans ces bribes d’un discours oralisé, comme pour tenter de ralentir ou de suspendre le temps. Le poétique, chez Anne Ryan, s’inscrit dans une recherche de l’instant immobile.

Notes
168.

Anne Ryan Papers. Voir Annexes, p. 48

169.

Ibid., p.42.

170.

Anne Ryan Papers, p. 1, 4, 5, 6.

171.

The Commonweal, March 9, 1932, p. 521

172.

« Mass at Palma »,op. cit., p. 1.

173.

Elle exprime un sentiment de bien-être et de bonheur dans une lettre adressée à sa fille, de Petra, en mars 1932 : « Darling, I’m so happy at last and not worried like I used to be at Beverly St. Those were awful years and I’m glad they’re over. I never want to go back to them and if I keep on getting accepted I never will. I’ll take a house over here in this peaceful island and have all my darling children just playing and not worrying. »

174.

Anne Ryan Papers, p. 4. 18 Cf. partie III, p. 343-352

175.

Voir Annexes p. 48

176.

Anne Ryan Papers, p. 1

177.

« Petra de Mallorca ». Voir Annexes p. 48

178.

Ibid., p. 48

179.

Cette question est éludée dans l’œuvre et, pourtant, certains signes sont révélateurs. Il faut voir ici le trou béant d’un engloutissement du signifiant. Sur la fonction signifiante du vide, voir partie III, « traces et empreintes », p. 342-353.

180.

Anne Ryan Papers, p. 3

181.

Voir Annexes p. 44.

182.

Ibid., p. 44.

183.

« Chocolateria», December 1931, Anne Ryan Papers, n. p. La fascination de l’auteur pour l’objet miniature se retrouve dans ses collages au format minuscule