L’appel au divin

Dans « religion » dont l’étymologie fait entendre la proximité de lier et de lire, deux notions essentielles se combinent pour dire le rapport de l’homme avec le divin. Fil tendu entre l’homme et Dieu qui est l’essence même de la continuité : l’Invisible se manifeste à travers des signes à déchiffrer.

« The Symbol », un poème sur la nativité de Jésus, pose, comme son titre l’indique, la question du signe 206 . Le mot « sign » apparaît d’ailleurs dans la deuxième strophe où il est mis en exergue par des points de suspension. Des moines, assis dans le réfectoire de leur couvent, attendent dans le silence l’apparition d’un signe :

‘It was the eve of the Nativity.On this night in the stone halls there were early’ ‘tapers coming, and chill, sandaled feet. ’ ‘In the vaulted refectory with their food before ’ ‘them all smoking with a watery fragrance,’ ‘the monks sat waiting for something, a signal’ ‘perhaps, a sign... ’ ‘A bundle of straw rested beside each place. ’

Le texte signale une présence, l’Invisible rendu présent par la médiation du symbole, un signe qui, par la nature même du signifié inaccessible (Dieu), est épiphanie, c’est-à-dire révélation, apparition de l’indicible. Des signes, tels la lune ou l’étoile du matin (« the moon will rise, or the first great star ») annoncent l’avènement du Christ ; d’autres appellent sa présence, comme la botte de paille posée à côté de chaque moine. Ils pointent, au moyen d’une forme visible, vers une réalité invisible, comme en témoigne la répétition des verbes liés au regard (« They watched », « Each looking sideways from time to time at the symbol of straw»). En outre, le pronom personnel « it » renvoie à « moon » ou « star », c’est-à-dire à la lumière annonciatrice du message divin. Cependant, il est également un indéfini et, de ce fait, il atteste l’impossilité de nommer la transcendance (« A novice will point to it »), d’où le recours au langage symbolique. Le symbole permet, en effet, de suggérer le divin et il est donc ouverture et appel vers l’Invisible. D’autres indices soulignent la notion de lien entre l’homme et Dieu, contenue dans l’étymologie même du mot « symbole » (le rassemblement de deux moitiés nécessaire à la constitution d’une unité) 207 . La venue du Christ, du Sauveur, figure l’unité recherchée. Par ailleurs, les mots signalent la présence d’une puissance divine par l’évocation de la voûte céleste (« dome » fait écho à « vaulted ») dessinée par le doigt de Dieu (« And the sky was visible, a great dome traced with patterns by a mighty finger »). La phrase souligne la valeur de monstration du signe, c’est-à-dire la question du rapport entre montrer et dire, en particulier dans le domaine du religieux. L’auteur y fait également référence dans « Two Churches with Carvings » où elle explique le pouvoir des icônes sur les mots au moyen d’une image suggérant l’activité du tissage : « Centuries have passed over these medieval pieces ; they are the fine links which bind more firmly than a record ».

Un parallèle entre le poème, « The Symbol », et la gravure intitulée « Symbol » (Fig. 2 p. 169) permet de mettre en lumière la question de la traduction du message religieux. Par ailleurs, tous deux ont pour référent la figure du Christ : le texte littéraire célèbre la naissance de Jésus tandis que l‘œuvre plastique figure sa mort.

La composition présente dans la partie médiane un bélier au visage humain tenant une croix. Sa tête est surmontée d’une couronne. La croix, qui occupe toute la longueur, divise la surface en deux plans verticaux reliés entre eux par la ligne horizontale de la traverse. Elle est le point de rencontre de deux segments opposés et figure le point nodal du tableau vers lequel convergent les regards. Elle figure le centre, lieu indispensable pour le passage à la transcendance et permet donc la jonction de l’humain et du divin.

La gravure montre un assemblage de signes : ils réunissent une chimère (un corps mi-humain, mi-animal, sorte de mi-centaure ou chèvre-pied), une couronne, une croix et d’autres signes (en forme de demi-lune), des motifs qui gravitent de part et d’autre de la figure centrale. Par son titre, elle signale ce vers quoi elle tend : permettre par l’image l’accès au mystère de Dieu. Elle oriente le spectateur vers l’unité à reconstituer, vers le sens à déchiffrer. Parmi les signes de reconnaissance, il y a le bélier, image de la victime sacrificielle que la tradition chrétienne assimile à l’Agneau de Dieu qui s’offre à la mort pour le salut des hommes. L’animal est à la fois le symbole du Christ et de tous les fidèles. Avec la croix et la couronne, il est la figure emblématique du Crucifié et du Sauveur, de la Toute-puissance, de la victoire du bien sur le mal. D’autres éléments signifiants peuvent s’ajouter, comme la texture du bois qui laisse apparaître des nervures, des rugosités et des irrégularités, des traces semblables à des griffures sur la peau. L’ensemble est de couleur bleu-gris et blanc sur fond noir rappelant les grisailles des vitraux qui laissent filtrer, par endroits, une lumière intense et scintillante. C’est une couleur que l’artiste utilise souvent dans les gravures pour créer des effets de transparence et d’opacité. A travers cette figure christique sacrificielle, c’est toute l’histoire de l’humanité qui est condensée sur un même support. Les préoccupations de l’auteur s’y lisent également, comme le rapport entre la vie et la mort, le sentiment d’abandon qu’elle ne dissocie jamais du contexte religieux.

La déréliction de l’homme est d’ailleurs inscrite au cœur de « Magdalene » et « XXIII », deux poèmes qui mettent en scène des êtres abandonnés à eux-mêmes. « XXIII » s’articule autour de la mort. Il décrit un ermite debout au sommet d’une montagne :

‘What hermit standing in his faded robe, with his ’ ‘long staff prodding the few goats’ ‘Bleating and crying among the rocks,’ ‘We cannot tell 208 ’ ‘’

L’homme apparaît comme la figure allégorique de la mort mais il est aussi un berger qui conduit son troupeau, veille sur lui et rassemble les brebis égarées :

‘Perhaps he is Death’ ‘So kind-eyed’ ‘Gathering us, the newest dead,’ ‘Into his robe.’ ‘’

Il est le bon berger choisi par Dieu pour guider et protéger son peuple (la préposition « into » traduit la protection et le désir d’enveloppement). La fin du poème résonne de l’écho d’une voix, d’un appel répété. C’est la voix d’un sujet dans l’affirmation de sa fragilité (« small steps ») et de son impuissance. Le poème est un appel, comme l’indiquent le jeu sur les pronoms « me » et « you » et les vocatifs :

Wait ! Wait for me.

Look back and you will find me

Taking the last small steps

Toward you on the path.

Le rapport à Dieu se lit avec plus d’insistance dans « Magdalene » où la femme abandonnée fait entendre sa douleur :

‘For this frail child my love will be’ ‘A mystery, a smart...’ ‘But You, who canopy with stars’ ‘This moonless waste, will see what scars’ ‘Whiten on my heart 209 .’ ‘’

Le poète joue sur la contiguïté phonique de « smart », « stars » et « scars » pour désigner la souffrance à la fois physique et intérieure (les rimes finales entrent en résonance avec « heart ») de Marie de Magdala, qui est aussi celle de Jésus, celui qui n’est pas nommé mais à qui s’adresse la voix narrative : « You, who canopy with stars ». Le Christ est pris à témoin (« will see »). Le pronom « You », marqué d’une majuscule et mis en relief au début du vers central, atteste le rapport de proximité (le Christ homme incarne la souffrance de l’humanité tout entière) et de distance (il est le fils de Dieu et donc loin des hommes) entre l’homme et Dieu 210 . La dernière strophe sous-tend l’idée de proximité dans l’évocation de la scène biblique où Marie-Madeleine essuie les pieds de Jésus avec ses cheveux :

‘I have no alabaster box, ’ ‘No ointment rare ;’ ‘But from my eyes the tears as rain,’ ‘And for Your wearied feet again’ ‘My sheltering hair ! ’ ‘’

La scène suggère une expérience intime par les mots (le rapport à l’autre est signalé par le glissement de la préposition « from » à « for ») liés au corps et à la sensualité (le toucher) : l’image finale de la longue chevelure enveloppante de la pécheresse. A la figure biblique associée au désir s’oppose l’icône qui est truchement avec la divinité et qui, par essence, est intouchable.

Notes
206.

The Commonweal, Dec. 13, 1931, p. 206. The Literary Digest, Jan. 23, 1932, p. 19. Voir Annexes p. 23-24.

207.

Jean Borella parle de cette fonction de rassemblement du symbole dans l’ordre du religieux. Il écrit que le symbole « est cette “moitié” de réalité, cet anneau brisé que l’Invisible a déposé dans nos mains comme signe de reconnaissance, comme gage de notre élection, comme promesse de notre salut, à la fois mémorial et prophétie, qui nous éveille à la connaissance originelle et nous guide vers la réalité ultime. » Les sémioticiens, quant à eux, évoquent la tessère du contrat de parole antique. Voir l’ouvrage de Jean Borella sur l’histoire et l’origine du symbole, Le Mystère du signe (Paris : Editions Maisonneuve et Larose, 1989) 88

208.

Voir Annexes p. 21.

209.

Voir supra, poème étudié p. 102-107.

210.

Pierre Emmanuel parle de ce rapport et de la difficulté de l’homme à nommer le divin : « De Dieu je ne puis parler qu’en termes d’expérience intime, en le nommant des Noms par lesquels je l’éprouve et saisis mon rapport à lui. Le plus simple de ces Noms, celui qui les somme, étant la personne Toi. Toi le plus proche et le plus lointain (...) ». Pierre Emmanuel, Le Goût de l’Un (Paris : Editions du Seuil,1963)