L’icône

« Mary Salome, Widow » 211 est un poème narratif centré autour d’une autre femme proche du Christ, Marie Salomé, mère des apôtres Jean et Jacques, que les Evangiles nomment « Salomé » ou encore « l’autre Marie ». Avec Marie, la mère de Jésus, et Marie de Magdala, elle est mentionnée parmi les saintes femmes qui ont suivi et assisté Jésus. L’icônographie religieuse les présente dans des scènes telles que le chemin du Calvaire, la crucifixion, la mise au tombeau et la résurrection du Christ.

Le poème peut se lire comme un triptyque : le panneau central évoque la crucifixion ; un des volets latéraux suggère la figure mythique de Salomé et l’autre représente une icône, celle de Marie Salomé, la femme sanctifiée et vénérée dans une chapelle au Mexique. Trois strophes composent la trame de ce poème sur laquelle alternent une série de vers de longueur inégale :

‘With your headcloth knotted and your shawl pinned tight’ ‘You come out of your house this day and close the silent door ’ ‘Mary Salome, widow.’ ‘’ ‘You are old,’ ‘Your beauty has withered,’ ‘Encased in age you have forgotten the wastes and the conflicts’ ‘’ ‘and the crimes of your village So long ago settled by Ceasar, While those nights in which the name Salome was given you Are now as a tale told of another woman unknown to you. ’ ‘It is not yet light.’ ‘Along the road the cypress, fluted in black’ ‘Standing mourning still.’ ‘You carry your cup of ointment carefully, nested in folds and close’ ‘A neighbor, ’ ‘Hurrying, ’ ‘Grieving for the flogged, dishonored dead.’ ‘’ ‘Later :’ ‘In the chapel of Dona Maria Forteza’ ‘They have given you a niche of silver’ ‘With a canopy strange and churrigueresque,’ ‘While for your Office, your name,’ ‘Always like the ringing of two bells,’ ‘Is displayed forever’ ‘Between figures from the Calvary’ ‘And a fragment of the resurrection.’ ‘’

Trois tableaux se donnent à voir selon trois schémas temporels différents qui s’emboîtent les uns dans les autres. Au présent, le temps de la narration, signalé par les repères « this day » et « It is not yet light » succèdent un passé lointain (« So long ago ») et le futur (« Later ») à valeur de présent atemporel. C’est à l’intérieur de ces strates temporelles que se situe l’enjeu du poème.

Le titre lui-même fonctionne selon le procédé de superposition et de juxtaposition. Il accumule trois substantifs : les deux premiers jouent sur l’ambiguïté du nom tandis que le dernier l’associe à la perte et à la privation (Marie Salomé est veuve). « Mary Salome, Widow » s’articule autour de la question fondamentale du nom. En effet, le nom par lequel sont désignées la femme et la sainte est répété dans la première strophe ; en outre, le signifiant « name » est mis en exergue dans la troisième : « your name,/Always like the ringing of two bells,/Is displayed forever ». Cependant, le Christ dont la mort est évoquée dans la partie centrale, n’est pas nommé, si ce n’est de manière métonymique par sa mort sacrificielle (« the flogged dishonored dead »). Il est celui dont on parle, l’absent. Le texte oscille entre dire et ne pas dire, entre montrer et occulter. Il dévoile tout en masquant, à la manière d’un triptyque que l’on ouvre et que l’on referme. Il figure le lieu du pli et du déploiement et, en même temps, le lieu du recentrement.

Marie Salomé est d’abord décrite avant d’être nommée. Elle est dépeinte à l’aide de quelques traits liés à son apparence physique : elle porte un foulard sur la tête et une mantille sur les épaules, la coiffe traditionnelle des Espagnoles souvent mentionnée par l’auteur et associée à la protection et la sécurité. De surcroît, elle apparaît comme une femme ordinaire dont le visage porte les traces de la vieillesse (« You are old,/Your beauty has withered ») et dont le corps est marqué par une vie de labeur. Plusieurs mots sont réunis ici qui attestent le refus de dévoiler et l’enfermement d’un corps (« knotted », « pinned tight », « Encased »). Néanmoins, le poème s’ouvre sur une référence au corps, le mettant en valeur dans la tentative même de le dissimuler. Ce procédé d’effacement contraste avec la succession de phrases parallèles de type déclaratif (« You come out », « You are old », « Your beauty ») et la répétition du pronom personnel « you » et de l’adjectif possessif « your » qui semblent trahir un désir de monstration, d’ostentation. Ce sentiment est corroboré dans la troisième strophe par la présence du verbe « display » (le nom est montré en toutes lettres) dont l’étymologie le rapproche du verbe « unfold » dérivé de « folds » (« Your cup of ointment carefully nested in folds »). La référence à l’onguent soigneusement enveloppé dans un linge renvoie à la thématique du pli et de la mise au secret. La notion de recouvrement, de dépliement ou de déploiement est directement reliée au vêtement et au corps : corps à panser (celui du Christ) mais aussi corps emmuré et endeuillé (celui de la veuve coiffée d’un voile noir) et corps sensuel et séducteur (celui de Salomé et sa danse des sept voiles).

Par ailleurs, le temps utilisé, le présent, renforce le procédé de focalisation : Marie Salomé apparaît soudain et se révèle, comme sous l’œil d’un photographe. Cet effet crée une impression d’arrêt sur image et introduit une pause dans le poème, signalée également par le blanc dans le texte, la coupure typographique significative après « widow » à la fin de la première strophe. Cet indice iconique est aussi l’indice d’un déplacement et d’un glissement temporel et sémantique. En effet, sur le visage de la femme dont le nom est mis en relief se superpose progressivement celui de la femme mythique, Salomé, appartenant à un temps antérieur et lointain. En outre, la tyrannie du roi Hérode Antipas, suscitée par le charme perfide de Salomé, et le martyre de saint Jean Baptiste sont évoqués dans un vers long où les substantifs accumulés rendent compte d’une époque de troubles et de violence (« the wastes and the conflicts and the crimes of your village »). Dans une autre version de ce poème, la femme dont la danse lascive a excité la convoitise du roi est associée à la folie :

‘With your headcloth knotted and your shawl pinned tight ’ ‘You come out of your house this day’ ‘And close the silent door.’ ‘You are alone,’ ‘Mary Salome, widow.’ ‘Your life has faded :’ ‘The misery of your youth,’ ‘The lost madness of your love’ ‘And those nights in which the name Salome was ’ ‘’ ‘given you,’ ‘The waste, the murders and chaos of your village,’ ‘long ago settled by Caesar,’ ‘All have drifted away like a mist of tales which ’ ‘encircle’ ‘Another woman unknown to you 212 .’ ‘’

Les deux versions traduisent le sentiment de la perte (« lost » répond à « forgotten », l’adjectif « unknown » est repris, « faded » fait écho à « withered », de même « mist » laisse entendre « missed »). La figure légendaire est démythifiée et son image peu à peu effacée, comme le soulignent l’effet de distantiation produit par le déictique « those », les mots « long ago » et la préposition « away » dans « drifted away ». Le vocabulaire trahit le désir d’occulter le nom de Salomé dont le mythe a été exploité et continue de l’être dans la littérature, l’art pictural et musical. Elle n’est plus objet de séduction et de désir : dans la deuxième version, le substantif « beauty » est remplaçé par « life ». Le signifiant « tale » et l’image du flou rendue par « a mist of tales » contribuent également à renforcer l’idée d’occultation. « Tale » renvoie au discours oralisé, donc susceptible de déformation ou d’altération et « mist », associé à « encircle », suggère l’aura, cette nébuleuse qui entoure le visage des saints. Cette image annonce la strophe 3 et la figure de l’icône. Quant au vers final (« Are now as a tale told of another woman unknown to you »), il a pour fonction de souligner le procédé de mise en retrait et il semble être un écho de la célèbre tirade de Macbeth sur la vanité du monde 213 . L’intertextualité prolonge ainsi l’idée de distantiation et d’étrangeté. Par le procédé de superposition, d’apparition et de disparition, le poème met en œuvre un jeu de miroirs déformants renvoyant, telle une anamorphose, le reflet d’un sujet néantisé (« faded » et « withered » laissent entendre la dégradation et l’anéantissement). Le voile tombe : l’être se révèle derrière le masque, sous le paraître. Le retrait du voile – ou des voiles successifs – représente la découverte du sens (les sept couches du sens) et de la vérité du sujet.

Marie Salomé apparaît ainsi comme une figure de l’ambivalence puisqu’elle possède à la fois les attributs de la femme et ceux de la sainte : les mots juxtaposent le nom de Marie et celui de la femme profane. Le poème dit le nom pour re-nommer et faire renaître dans la mémoire collective une femme tombée dans l’oubli.

Le deuxième tableau est une évocation de la Passion du Christ que figure le panneau central du triptyque. Le décor est un paysage méditerranéen avec des cyprès bordant une route sur laquelle marche une figure solitaire. Le jour n’est pas encore levé et le paysage baigne dans une sorte de clair-obscur qui laisse entrevoir des arbres, à la forme allongée, striés de noir (« Along the road the cypress, fluted in black »). C’est un moment de transition, entre le jour et la nuit, où le temps semble suspendu, un moment propice à la prière et au recueillement. Le thème de la mort parcourt la strophe. Les arbres sont les figures allégoriques de la douleur et du deuil : le signifiant « dead » résonne dans le vers final, par le choc des occlusives : « Grieving for the flogged, dishonoreddead ». L’adverbe « still » et la succession des formes verbales participiales (« mourning », « Hurrying/Grieving ») renforcent l’idée de souffrance. En outre, l’adjectif « flogged » est une allusion directe à la flagellation du Christ et « dishonored » renvoie aux scènes du jugement et du calvaire. La scène du Christ en croix qui apparaît en filigrane dans la strophe du milieu est l’axe principal du poème. En effet, par sa structure horizontale et verticale, la croix est la forme symbolique du lien et elle participe de ce désir de recentrement si fortement exprimé dans l’œuvre. La croix n’est pas désignée mais sa valeur symbolique est essentielle car sa présence se lit avec insistance dans la production écrite et picturale de l’auteur où il est toujours question de croisements, de jonctions et de disjonctions, d’errance et d’écart.

Marie Salomé marque ces scènes de sa présence (dans la chapelle, elle se tient aux côtés du Christ : « Between figures from the Calvary/And a fragment of the resurrection » 214 . Elle est également citée parmi les femmes qui se rendirent au tombeau à la fin du sabbat pour embaumer le corps du. Crucifié. Dans ce deuxième tableau, elle apparaît sur le chemin du Golgotha portant un vase d’onguent destiné à panser le corps meurtri de Jésus (« You carry your cup of ointment carefully, nested in folds »). L’adverbe « carefully » témoigne de l’attention portée au Christ et la référence à l’onguent suggère des sensations tactiles. Le texte sous-tend un rapport de proximité, contrebalancé dans la strophe finale par la notion d’interdit liée au corps et rappelle les scènes où figure Marie de Magdala. La rupture dans la chaîne signifiante après « folds » et l’enjambement suivi de deux vers courts signalent un glissement et une réticence. Malgré la proximité et l’écho sonore entre « folds » et « close », le vers souligne un écart et axe le poème vers le non-dit.

Poésie de la retenue : le texte d’Anne Ryan révèle, par des ruptures et des silences, un corps en souffrance. La troisième strophe emblématise l’opposition entre montrer et dissimuler, entre la femme charnelle et la sainte. Elle présente une icône, l’image sacrée de Marie Salomé, immortalisée dans une chapelle (« Always », « forever »).

Le dissylabe qui ouvre la scène marque une rupture temporelle et spatiale, soulignée également par la ponctuation : « Later :/In the chapel of Dona Maria Forteza ». La sainte apparaît comme un élément de l’espace architectural : elle est enfermée dans une niche et elle est à l’abri, protégée par un dais. L’idée de protection est renforcée par un rétrécissement progressif du champ spatial. L’espace se réduit, de la chapelle à la niche où est enchâssée l’icône. La strophe s’articule autour de deux mouvements contradictoires, le rapprochement et l’éloignement. La sainte est proche de Dieu mais aussi des hommes par le pouvoir qu’elle exerce sur eux : elle les fixe et les tient sous son regard. Néanmoins, elle est en retrait, distante et intouchable (étymologiquement, le saint est celui qui fait l’objet d’une sanction, celui qu’il est interdit de toucher). Elle n’a pas de corps, elle s’inscrit dans une structure spatiale qui lui en tient lieu. Quelques détails décrivent le lieu qui l’entoure (« a niche of silver/With a canopy strange and churrigueresque »). L’adjectif « churrigueresque » évoque les formes baroques de l’architecture espagnole du 17° et du 18° siècle, un espace dynamique où jouent les volumes, les formes et la lumière. L’autre adjectif, « strange », rend compte d’un sentiment d’étrangeté et de crainte suscité par l’exubérance des formes. Le spectateur se sent comme dessaisi face à l’icône qui le regarde, le hante et lui échappe tout à la fois.

A travers Marie Salomé, figure de l’entre-deux, c’est un corps, complexe et divisé, et un nom, que le poète cherche à affirmer. « Mary Salome, Widow » a été écrit en 1932, à une époque où Anne Ryan écrivait beaucoup mais parvenait difficilement à être publiée. Ainsi cherche-t-elle ici à faire entendre sa voix, à clamer son nom, celui d’une femme qui se privera (sera veuve) de la parole. C’est à travers des figures de l’humilité, des gens ordinaires qu’elle s’identifie toujours.

Notes
211.

Anne Ryan Papers.

212.

Anne Ryan Papers

213.

« Life’s but a walking shadow (...) it is a tale/Told by an idiot, full of sound and fury,/Signifying nothing ». William Shakespeare, ed. Kenneth Muir, Macbeth (London : Methuen & Co. Ltd, 1964) 154 (V, 5, 24-28).

214.

Dans ce vers se lit un nouvel écho de l’œuvre d’Emily Dickinson