Le héros de sainteté

La fascination de l’auteur partie sur les traces de Junipero Serra, autre figure de l’oubli, participe tout à la fois de sa quête d’identité et de son désir de renouer avec les origines. Dans la nouvelle intitulée « Junipero Serra », elle pose la question de l’identité, centrale dans son œuvre. Le texte est ponctué de références au nom. Anne Ryan a voulu connaître le passé de ce héros. Dans une lettre adressée au père franciscain de Petra de Majorque, elle parle de son intention d’écrire sur l’enfance et la jeunesse de Serra, occultées selon elle par le chroniqueur du missionnaire :

‘(...) except for the first chapters of Palou’s book I can discover nothing about Serra’s family , or the incidents of his life between the year of his birth and the time when he left Mallorca for America. Father Palou passed over the early period of Serra’s life with only slight mention of it. It would be very desirable to treat this early period more fully 215 . ’

Ecrire sur les premières année de la vie de Serra était pour elle combler un manque, obturer les trous laissés vacants par l’histoire, reconstruire la trame. Son travail poétique et pictural dit la hantise du vide et du déracinement (les mots « roots », « uprooted », « rootedness » reviennent sous sa plume). Son intention est donc de faire un parcours à rebours. Elle s’en explique longuement dans la première partie de « The Boyhood of Junipero Serra », un texte qu’elle n’a jamais pu faire publier :

‘(...) he [Father Francisco Palou] passed over in three pages all the early roots – the daily life of Serra’s village, the particular feasts, the condition of his family, the furniture and ustensils of his house - yet in these were the foundations, forgotten and obscure, of Serra’s later zeal 216

Elle exprime dans un vocabulaire simple emprunté au quotidien ce qu’elle considère être à la base de toute existence humaine et insiste sur l’enfance dont elle évoque les différentes étapes. A la question de l’identité, elle rapproche les notions de stabilité et de sécurité. Sa fascination pour celui qui est devenu une figure mythique (elle parle de « legends which surround the name of Serra » 217 ) est fortement exprimée dans la nouvelle intitulée « Junipero Serra » 218 . En deux pages elle trace la vie du franciscain, depuis ses origines, sa naissance à Petra, jusqu’à sa mort en Californie. Aux notes d’archives qu’elle disperse dans le texte, elle mêle des sentiments personnels, une profonde admiration pour les qualités physiques et morales du héros guerrier (l’adjectif « great » est répété comme dans « the great work of his life », « this great soldier-priest »). A « great » répondent d’autres adjectifs et substantifs : « brave », « his perseverance, his eloquence, his wisdom », « full vigor », « good », « value ». Au fil du texte, elle multiplie les répétitions, comme le verbe « devote » et emploie un vocabulaire hyperbolique. L’adjectif « great » double d’intensité pour devenir « gigantic » (« the gigantic figure »). Puis la syntaxe des phrases se fait plus opulente, déploie un rythme ternaire balancé par des échos allitératifs : « and the Indians (...) at once knew his humility, his healing hands, and his eyes blazing with holiness » 219 . La figure du héros se dessine : un personnage hors du commun, à la fois proche des hommes et lointain, héros guerrier (« Like the good general he was », « this great soldier-priest of the West ») mais aussi héros de sainteté. Dans la lettre au père Francis Thorens l’auteur ajoute que son but est de faire ressortir l’héroïsme spirituel de Serra (« to bring out the spiritual heroism of Serra’s character »).

Le héros est un homme qui fait don de sa vie pour une cause et pour les autres et la notion d’engagement implique le renoncement à soi. Anne Ryan parle du désir brûlant qui animait le franciscain en accumulant une série de substantifs et d’adjectifs tels que « desire », « zeal », « fervor », « excess of zeal », « blazing ». Au désir sont associés le plaisir et la douleur, douleur d’un corps tiraillé par les sacrifices auxquels il est soumis. Dans « The Boyhood of Junipero Serra » l’auteur s’étend sur le noviciat du jeune moine. Elle exprime la ferveur de Serra mais aussi son déchirement intérieur et évoque les affres de l’abnégation par une image liée au corps qui rappelle la souffrance du Christ sur la croix : « the thorny and ever-pricking zeal of a new apostle ». L’image de la figure sacrificielle est reprise et développée lorsqu’elle rappelle la fascination de Serra pour un franciscain, San Francisco Solano, loué pour ses exploits héroïques. Celui-ci, pour inciter les Indiens à se repentir, s’infligait les supplices de la flagellation :

‘What stirred him most were the penances of this saint who, to induce the Indians to repentance, scourged himself in the pulpit with a heavy chain, beat his breast with a stone and burnt his flesh with a lighted candle before the eyes of the neophytes 220 . ’

Désir et violence sont donc étroitement liés dans l’expérience intense que vit le héros de sainteté. Les nombreuses références à la lumière et au regard (« burned in him the desire to devote his life to pagan conversion », « the one light visible », « blaze, rise, beacon ») traduisent l’ardeur du désir qui l’anime. Guide spirituel, le héros est le lieu de convergence de tous les regards (« every » et « all » sont récurrents comme dans « in all the alleys », « in every remote teepee », « The name of this great soldier-priest of the West is written on every page of its history : he was its history, he was the West »). Il est une figure omniprésente pleine de lumière, d’une lumière invisible qui se transmet aux hommes sans la médiation du langage : « the Indians (...) at once knew » 221 . Le héros est bien une figure centrale : le verbe « be » répété et mis en italiques atteste sa fonction emblématique car il est aussi le lieu de projection des fantasmes, de puissance, de dépassement et de fusion.

« Junipero Serra » met en place un discours laudatif édifié d’une part, autour du nom, celui d’un homme que l’histoire a laissé dans l’ombre et, d’autre part, autour d’une figure idéale, celle de l’élu, homme choisi par Dieu. Plusieurs éléments sont réunis qui témoignent d’une volonté d’identification et le désir de trouver une figure forte et stable, l’image du père. Le texte est porté par un sentiment d’étrangeté : quelque chose d’indéfinissable, à la fois énigmatique et familier, se glisse entre les mots (« a half-familiar name »), comme le suggère le début de la nouvelle :

‘There is something inner, dim and tunneling about browsing in a bookshop – the unexpected is at hand, a new country like a half-familiar name is found, or a newly linked memory ; moods like a smoldering fire burn, and a name in the pages may blaze, rise, beacon, to be seen a long way off. ’

Cette phrase à la syntaxe expansive et au rythme ternaire oppose une série d’images associées aux notions de surface et de profondeur, de lumière et d’intériorité (« inner, dim and tunneling », « browsing », « smoldering », « blaze, rise, beacon »). Ce sont des indices qui prouvent que, derrière la figure de Serra, se lit une autre strate de signification de l’ordre du symbolique. Anne Ryan était hantée par la question du nom et de la filiation. Elle insiste sur la notion d’antécédent et décrit la maison paternelle, le lieu de l’origine et de l’enracinement, comme un pivot : « The child seeks the world from the hub of his father’s doorstep » 222 . Ainsi, la maison du père figure-t-elle un point nodal. Privé de cette assise, le sujet ne peut constituer son identité.

Comme le père, le saint ou le héros sont des figures d’idéalisation capables de combler un vide ou une souffrance 223 . Dieu en est l’image suprême. Dans le texte sur l’enfance du franciscain, l’auteur parle du parcours prédestiné de l’homme : « Thus is the mosaic of a man’s life fitted piece by piece into the circle marked » 224 . Entrer dans ce cercle qu’est le royaume de Dieu signifie échapper au sort des mortels, c’est-à-dire au chaos du monde et à l’inconnu. La fascination de l’auteur pour d’autres figures de sainteté comme sainte Thérèse d’Avila ou saint Jean de la Croix témoigne de son admiration pour des êtres qui, par la recherche de la perfection et de la contemplation, ont su transcender la réalité quotidienne.

Notes
215.

Lettre du 29 août 1929, Anne Ryan Papers

216.

« The Boyhood of Junipero Serra », Anne Ryan Papers, p. 9.

217.

Ibid. Lettre du 29 août 1929

218.

The Commonweal, June 20, 1932, p. 309 - 310. Voir Annexes, p. 53-56

219.

C’est moi qui souligne

220.

Anne Ryan Papers, p. 102

221.

Joseph Campbell rappelle l’itinéraire du héros dans sa quête quotidienne : « L’aventure du héros représente le moment de sa vie où il a atteint l’illumination, le moment nucléaire où, de son vivant, il a trouvé et ouvert la voie vers la lumière qui brille au-delà des murs de ténèbres de notre mort vivante ». Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages (Paris : Editions Robert Laffont, 1978) 206

222.

« The Boyhood of Junipero Serra », p.9

223.

Guy Rosolato explique que le « passage du fantasme, de l’idéalisation, à l’idéal se fait par

la délimitation d’une source de perfection, d’une puissance maximale, interne ou externe,

capable de corriger un manque, une souffrance ». La Relation d’inconnu. Op. cit., p. 179

224.

« The Boyhood of Junipero Serra », p. 65.