L’expérience mystique

L’expérience mystique est cette épreuve solitaire qui vise à atteindre un dépassement et à rechercher l’union avec l’absolu par un dépouillement intérieur. Elle implique un travail sur soi et le désir de transcender le monde physique limité. Les premiers vers de « The Symbol » évoquent une atmosphère propice à la solitude et au recueillement :

‘On a high inaccessible peak stood an old castle’ ‘inhabited by monks.’ ‘Valleys lengthened away from it on every turn (...) 225 ’ ‘’

Pour Anne Ryan, parvenir à un dépassement de soi grâce au travail et à la volonté, semble avoir été une voie recherchée. Le mot « will » revient sous sa plume, sous la forme du substantif ou de l’auxiliaire. La volonté, tout comme la foi, était pour elle un rempart contre le désespoir et contre la mort. Dans plusieurs écrits, elle exprime sa fascination pour des hommes et des femmes dont le quotidien est entièrement tourné vers une recherche spirituelle, comme le montrent les textes sur Junipero Serra. Par ailleurs, de nombreux récits ont pour cadre un monastère et portent sur la vie solitaire et ascétique de religieux, notamment des franciscains et des carmélites. Comme le rappelle John Bernard Myers, elle aimait lire des ouvrages retracant la vie de saints et de mystiques. Il note que ses auteurs favoris étaient Evelyn Underhill et les poètes saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila 226 .

Son œuvre littéraire et plastique porte les empreintes de cette quête mystique. Dans ses écrits, les images centrées autour du vide et de la pétrification (comme le nom récurrent « Petra ») et autour de la liquidité prolifèrent. Le désert, lieu infertile, de souffrance et de combat, est une image qu’elle répète également pour traduire la mise à l’épreuve, la nudité, le dépouillement et la privation. Par exemple, dans « Lines to a Young Painter », elle décrit le geste du peintre et apparente son acte créatif à la quête du mystique : And that stretch of poverty which you shall perform, Singly, like another St. Francis (...) 227 .

Plusieurs éléments sont rassemblés pour souligner le parcours individuel et intérieur, la longue période de gestation que connaît le religieux avant de parvenir à un renoncement de soi total. Trois mots reliés entre eux par la sifflante (« stretch », « Singly » et « St. Francis ») renvoient à l’expérience solitaire de saint François d’Assise, à sa vie marquée de privation et d’humilité. Comme le mystique, le peintre ou le poète traversent des épreuves : l’acte de création est lutte contre la mort, contre le réel. Tous deux font l’expérience du vide : le signifiant « stretch », associé à « poverty », rend compte à la fois de la notion d’espace (le cheminement spirituel du religieux) et de l’idée de dépouillement. Il est l’écho de « waste », autre mot que le poète utilise pour évoquer le travail de création (« the far whirligig of cities or waste/Which you shall meet »). Le désert est le lieu du dehors et du dénuement où les repères sont abolis, où les images chaotiques se bousculent. Il métaphorise le vide intérieur, un vide dynamisant, comme en témoigne une autre image récurrente dans l’œuvre, celle de la navette que le tisserand lance dans un mouvement alternatif. Le peintre fait la même opération de tissage lorsqu’il étire la toile ou encore la couleur afin de dissimuler les trous ou les fissures. Le substantif « waste » renferme également l’idée de fragments, de restes et s’associe à la notion de perte. Enfin, le désert figure la voie du renoncement et de l’abnégation de soi qui seuls permettent de parvenir à l’union divine 228 . Dans la Bible et dans les Evangiles, il est la forme symbolique de la mise à l’épreuve. A la fin de la première partie de « Parable in Stone », l’auteur définit ce qu’elle entend par « union mystique » :

‘For mystical union is something far beyond ordinary thought ; the curious or even the courageous know nothing about it ; there are no words for the hidden, no words for the ineffable change which takes place 229 .’

Elle parle d’une expérience hors du commun (« far beyond ordinary thought ») et d’une union transformante, évoque une plénitude hors langage car l’union est éprouvée au terme d’un dépouillement. Pour dire l’ineffable de l’union, elle a recours à des négations et à des métaphores de l’obscurité qu’elle met en parallèle : « no words for the hidden, no words for the ineffable change ». Elle semble faire allusion ici à la nuit obscure (« the hidden ») dont parle saint Jean de la Croix et que doit pénétrer le mystique.

Les deux novices (le noviciat est aussi une mise à l’épreuve) décrites au début de « Parable in Stone » sont les figures emblématiques de l’union avec Dieu. L’habit qu’elles sont en train de coudre pour la cérémonie de vêture est la métaphore du lien qui les scelle à Dieu. Par ailleurs, la robe dont elles vont se couvrir signe le retrait en soi et en Dieu, la séparation du monde et de ses tentations, le renoncement au monde matériel :

The white satin, the lace, the tulle which now moved through their fingers would feel in that moment of renunciation, the weight of the pall, a weight which covering, defining the young body, making a first shroud of impenetrable black, was at once the symbol of death and of their dying 230 .

L’idée dominante dans ce passage est la mort (« pall », « shroud », « death », « dying »). Le tissu léger et soyeux qui glisse entre les doigts des novices se transforme en une étoffe pesante : « weight » fait écho à « first shroud ». L’adjectif « impenetrable » dit le vide, l’enfermement et la privation du corps, corps empesé (« Their starched coifs restricted their motions ») à la fois dissimulé et dévoilé (« covering » s’oppose à « defining the young body »). Cette opposition entre le dehors et le dedans est signifiée par le jeu sur les couleurs, notamment le noir et le blanc. Enfin, la dernière phrase du paragraphe introductif sous-tend l’imminence de la mort :

‘Now their stitches were mingled with a feeling of awe as though they ’ ‘had already reached the last steps of the altar, were prostrate, were taken. ’

Prendre la vêture signifie ainsi renoncer à son corps, faire don de soi, s’immoler. La référence à l’autel rend compte de l’idée de sacrifice et de soumission : les novices s’abandonnent à Dieu : « were prostrate, were taken ». Tout le texte est marqué du signe de l’ambivalence contenue dans le signifiant « awe » qui traduit l’attrait et en même temps l’effroi, la crainte devant la puissance divine (« their stitches were mingled with a feeling of awe »). Il articule une tension toujours perceptible entre renoncement et désir, comme le laisse également entendre l’écho paronomastique entre « morning » et « mourning » dans un énoncé à sens passif à la fin de la nouvelle : « that dress which the old nun had worn just before she received her habit was still as fresh as if it had been taken off that morning ». En outre, le titre est significatif. La para-bole indique ce qui est « à côté de » et, étymologiquement, le mot veut dire lancer, comme Jésus qui « lance » son enseignement à ses apôtres et à la foule. La deuxième partie du titre « in Stone » renvoie à la problématique de la dissimulation et au corps. Ici, ce sont les tourments d’un corps que l’auteur laisse deviner, ceux d’un sujet aliéné, dépossédé de soi car entièrement tourné vers un seul objet de désir, Dieu. Tel est aussi le sentiment que connaît celui qui vit une expérience extatique.

Notes
225.

Voir Annexes p. 23.

226.

Il écrit : « her Catholicism was unconventional ; after a certain point in her life she no longer went to Mass. Her religion became personal, increasingly inward ; she delighted in reading the lives of saints and mystics. One of her favorite books was Evelyn Underhill’s Mysticism ; two favorite poets were St. John of the Cross and St. Theresa of Avila ». « Anne Ryan’s Interior Castle », op. cit., p. 10.

227.

Voir Annexes p. 18

228.

Saint Jean de la Croix décrit l’itinéraire rude menant à Dieu. Pour s’élever à Dieu, écrit-il, il faut « désirer entrer pour l’amour du Christ dans un dénûment total, un parfait détachement et une pauvreté absolue par rapport à tout ce qu”il y a en ce monde ». Saint Jean de la Croix, La Montée du Carmel (Paris : Editions du Seuil, 1947, 1972) 84. Cioran, quant à lui, définit ainsi la mystique : elle « oscille entre la passion de l’extase et l’horreur du vide. On ne peut connaître l’une sans avoir connu l’autre ». Des Larmes et des saints (Paris : Editions de l’Herne, 1986)

229.

Voir Annexes p. 26.

230.

Ibid., p. 25