L’extase

L’extase s’apparente à un état de ravissement ou d’étourdissement du sujet qui se perd et ne conserve plus le sens de son individualité. Le nom ek-statis indique l’action de « déplacer », de « porter dehors » mais aussi d’« abandonner », de « renoncer ». Cette définition correspond à la description détaillée que fait l’auteur de la Vierge en extase sur le portail nord de la cathédrale de Palma :

‘(...) there is simply a shallow arch of grey stone, worn, fluted, and a square elevation above of Gothic tracery. But in that delicate arch there is one figure – nothing to distract, not an angel in sight, not another face, nor any symbol. She stands alone, without a veil, without a crown, rather plump, mediaeval, a Virgin in ecstacy, with her face raised, her hands clasped lightly – quite ready to be borne away – but small and not magnificent at all 231 . ’

Etre en extase veut dire être déplacé : l’image ascentionnelle (« with her face raised ») et le participe « borne » suivi de la préposition « away » traduisent le transport. C’est aussi être arraché à un lieu pour renaître ailleurs (« be borne » fait songer à « born »). L’arrachement s’apparente à ce sentiment qui habite les mystiques, à savoir une jouissance qui est « au-delà » 232 . L’expérience extatique est un élan et la manifestation d’un abandon total de soi (« quite ready to be borne away »). Les adjectifs « delicate » et « small » soulignant la fragilité de la Vierge renforcent cette impression. De même, l’accumulation des termes négatifs (« nothing », « not », « nor », « without ») prouve que l’expérience mystique s’accompagne d’un dépouillement du langage.

Dans « The Symbol », le regard des moines est rivé sur l’objet de leur attente, le signe divin : « They watched the windows eagerly, raptously (sic ) »). La substitution de l’adverbe « eagerly » par « raptously » dans une orthographe proche de l’origine latine «raptus » atteste la violence qui accompagne l’expérience extatique, une idée reprise à travers l’image de l’aigle, l’oiseau de proie :

‘All the old monks, their chins on their scapulars,’ ‘appeared to take the same attitude, doubt’ ‘less from ennui of repeating worn customs’ ‘Endlessly while their thoughts were as eagles for’ ‘God. ’ ‘’

Les pensées des moines sont assimilées à des rapaces (les mots « rapace » et « ravissement » partagent la même origine). Le texte traduit la fascination mêlée à un sentiment de jouissance qu’est l’extase, dans le sens où il n’y a pas de désir au-delà de Dieu. L’expérience extatique suppose le renoncement de soi et la fusion, donc la perte d’altérité. Cette idée est suggérée dans « Mass at Palma » où le maître de chapelle a l’apparence physique d’un faucon prêt à se jeter sur une proie (« he is like a sentinel-bird », « standing there at the first steps of the altar, alert, a falcon of God » 233 ). La contiguïté entre « altar » (orthographié « alter » dans le manuscrit) et « alert » rend compte d’une part, du rapport entre sacrifice et désir et, d’autre part, de la question fondamentale de l’altérité. Le texte oscille entre dissimulation et révélation, comme le signale également la conjonction « while » dans « The Symbol » qui scinde la phrase en deux parties.

Comme les moines qui répètent inlassablement les mêmes gestes et les mêmes prières (« repeating worn customs/Endlessly »), les religieuses dans « Parable in Stone » ressemblent à une masse uniforme (« the same attitude ») ; elles sont des sortes de figurants ou d’objets mécaniques. L’auteur résume le quotidien des carmélites murées dans leur silence :

‘Their days combined the virtues ; compassion and rapture, purity and obedience ; with them there were no riches, all were rich ; the humblest tasks became sublime ; the words of their mouth, holy, mingled with prayers worn thin as beaten gold 234 . ’

A la solitude et au sentiment extatique s’ajoute une réduction du langage : « words (...) mingled with prayers worn thin as beaten gold ». Privé du langage, le sujet s’anéantit ; il est battu, affiné, comme le suggère l’image de l’or que l’on bat jusqu’à obtenir de fines feuilles, de même que la métaphore de l’habit élimé (« worn thin »). A travers les différents portraits de femmes que présente l’auteur – la femme traditionnelle, la mère, la vieille fille, la séductrice ou la prostituée, la religieuse ou la sainte, la veuve ou la femme abandonnée – se devinent la recherche d’une identité et le désir de révéler la beauté et la sensualité mais aussi les réticences, la fragilité et la souffrance d’une femme. Figures en retrait, en marge de la société : Anne Ryan les cherche et les découvre dans des lieux retirés (dans un couvent, à l’intérieur d’une maison, dans un patio ou sur le seuil d’une porte).

Elles incarnent l’humilité, la force et l’énergie, symbolisent la continuité. Elles sont dans le rythme et l’oralité et ce sont elles qui tissent les liens entre les hommes (« the continuous song of women is like a shuttle from lips to lips » écrit l’auteur dans « Junipero Serra »). Ainsi sont-elles intimement associées au sacré. Enfin, à travers elles, l’auteur se livre à un questionnement sur sa propre identité, sur son statut de femme et d’écrivain. Dans ces textes écrits au début des années trente, elle pose la question du regard de l’autre. Femme écrivain laissée dans l’ombre, elle dit la souffrance liée au manque de reconnaissance. Anne Ryan n’a jamais sombré dans le désespoir. Cependant, en 1936, elle exprime un profond sentiment de découragement. Ne parvenant à être publiée, elle tente alors de traduire son rapport au monde par un autre mode d’expression, l’écriture plastique.

Notes
231.

Op. cit., p.521

232.

C’est ainsi que Lacan définit l’amour extatique. Les mystiques, écrit-il, éprouvent la jouissance mais « ils n’en savent rien ». Jacques Lacan, Le Séminaire Livre XX Encore (Paris : Editions du Seuil, 1975) 71.

233.

Op. cit., p. 522

234.

Voir Annexes p. 26