L’ovale

‘« Obliquely, cut into cubes, and cornered...’ ‘I see the world through an oval of translucent jade » 240

Ces vers extraits de la dernière partie de « Tin Su Tan » intitulée « Jade » traduisent la vision d’un espace tissé de formes à la fois anguleuses et douces, vision d’un monde fragmenté et total proche de la perception des peintres cubistes. Les différentes composantes de l’œuvre picturale de l’artiste sont annoncées et réunies ici : l’espace, la forme, la couleur, la lumière et la matière. A une perception visuelle le poète ajoute une perception tactile suggérée par les nervures du jade 241 .

L’ovale, comme le sonnet, est la représentation d’un espace fermé dans lequel évoluent une multiplicité de signes. Dans le choix de la forme, se lit le désir de cerner les choses au plus près ; en même temps se devine la volonté d’appropriation à la fois visuelle et tactile d’une réalité qui échappe sans cesse. Tous les éléments réunis concourent à la construction d’une totalité et à la création d’un espace unitaire. Au début du siècle, les cubistes avaient exprimé la nécessité de composer une image totale. En restructurant une réalité fragmentée, ils lui redonnaient un poids, une ordonnance et une densité. Peintres et poètes partageaient ce langage. Les poètes Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendras et Pierre Reverdy avaient senti le lien entre l’image plastique issue du rythme et de la couleur et l’image poétique bâtie sur des mots. Les poèmes, comme les tableaux, étaient perçus comme des objets en soi, des présences rigoureuses, solidement architecturées et tissées d’éléments quotidiens, de la réalité simple et familière. L’œuvre devait se suffire à elle-même, seule importait son unité. Pour Apollinaire également, le poème fait d’éléments disjoints, devait être une totalité.

Anne Ryan se rapproche des peintres cubistes par le souci de créer un espace total et par l’architecture de la plupart de ses compositions. La forme ovale permet d’enfermer et de contenir toutes sortes de matériaux hétérogènes. Picasso avait choisi cette forme pour son premier collage, Nature morte à la chaise cannée , qu’il avait encerclé de corde, marquant ainsi un contour net et visible. L’espace nouveau était ficelé, comme si sans la corde, il était menacé de se dissoudre et de disparaître. D’autres artistes ont exploité cette forme, depuis les peintres de la Renaissance jusqu’à nos jours. Braque l’a expérimentée, tout comme Kandinsky, Jean Arp et Paul Klee, ou encore Robert Motherwell. Kurt Schwitters a également utilisé l’ovale, par exemple, dans Miroir-collage réalisé en 1920 où se mêlent du plâtre, de la peinture et des objets collés sur un petit miroir à main. Kandinsky l’a choisie pour des œuvres à caractère essentiellement privé, comme Message intime ou Chuchoté. Une de ses œuvres intitulée Ovale animé (1935) donne à voir un ovale rebordé cinq fois. Le tableau opère un mouvement vers l’intérieur et évoque l’icône protégée par une large bordure d’or. La technique est celle de l’enchâssement et de la mise-en-abyme qui semble avoir séduit Anne Ryan.

L’artiste a exploré la forme ovale dans les gravures comme dans les collages. La gravure intitulée Head of a Girl (1945) (Fig. 3 p. 204) montre la tête d’une jeune fille vue de face, au visage allongé, inséré dans un ovale. Elle a les paupières baissées et sa bouche est légèrement ouverte. Son front est dégagé, ses cheveux sont dissimulés sous une coiffe ample dont les bords ramenés au sommet de la tête sont attachés par un médaillon. Il en résulte une impression de volume, de souplesse et de mouvement. La tête forme une masse de couleur monochrome, un fondu de blanc, beige et jaune strié par endroits de touches noires qui font ressortir le support. L’artiste utilisait toujours un support de papier noir ou foncé qu’elle pressait de ses mains ou à l’aide d’un petit rouleau de laine afin d’obtenir des variations de couleurs et pour masquer ou laisser apparaître la texture du matériau. Elle explique :

‘The print is pulled on black or dark paper rubbed in varying pressure with the hand or a wool roll. The textures of the wood are plainly visible or can be blocked out with plastic wood 242 . ’

Ici l’impression produit des contrastes de couleurs, des percées de lumière et des zones plus foncées dans la couleur rouge. La tête repose sur un fond ovale qui la cerne, rehaussé par un bord sur les côtés droit et gauche. Ce fond ressemble à une châsse car la tête semble sertie dans le matériau, comme le suggère l’effet de profondeur créé par les touches de couleur bleu pale dessinant un mouvement vertical. Plusieurs éléments rappellent les visages de saints nimbés d’or sur certaines icônes : la frontalité, le visage hiératique, lisse, apaisé, recueilli et serein de la jeune fille. Une sorte de mystère et de beauté s’en dégagent, telle la beauté de la Vierge et des . espagnoles au visage ovale que l’auteur célèbre dans « The Childhood of Junipero Serra »

‘The women kneeling before this Madonna were strangely like her. They reflected each other until no one could tell who had been the model ; the soft beauty of the Virgin’s face was the same dark, oval Spanish beauty raised and spiritualized 243 .’

La gravure fait apparaître ce visage qui, cerné par la coiffe et par le cadre, donne l’impression d’être entouré d’un halo. Par ailleurs, il est placé au milieu du support, point de convergence à partir duquel s’organise la distribution des couleurs, c’est-à-dire des tons clairs au rouge foncé. Cependant, le regard de la jeune fille ne fixe pas le spectateur ; il se dérobe, comme l’icône, tout en s’imposant grâce à l’ovale qui lui tient lieu de cadre. Celui-ci fait surgir une présence de ce visage absent, en proie à une sorte de ravissement. Comme l’écrit Daniel Arasse à propos d’un tableau de Vermeer, le cadre « est la circonstance de l’apparition, ce qui, autour du visage le fait tenir et l’offre au regard », il « en-visage l’absence » 244 . Ici, le visage est doublement encadré, par la coiffe et par l’ovale marqué d’un cerne noir.

Ce procédé d’encadrement et d’enchâssement est mis en œuvre dans une autre gravure intitulée Head (1945), (Fig. 4 p. 206) une composition où se lit l’influence de l’art cubiste et des masques africains. Une tête de femme vue de profil se détache d’un fond bleu pale et blanc de forme allongée qui l’entoure, lui-même encadré par une bande de couleur rose. Le visage est noir les traits sont anguleux. La figure a la bouche ouverte, comme si elle était saisie dans l’acte de parole. La tête est reliée au fond par un filet qui court sur le front de la femme et entrelace ses cheveux. Des stries de couleur rose apparaissent sur la partie supérieure et à droite. La composition en entier procède par emboîtement et cadrage, un effet créé par un jeu de correspondance entre les deux couleurs. Par sa facture stylisée, le visage ressemble à un masque africain et rappelle la fascination de certains artistes dans les années trente pour l’art primitif. Barnett Newman, Mark Rothko et Adolph Gottlieb, par exemple, avaient été attirés par l’art africain mais aussi par l’art et la calligraphie des Indiens d’Amérique. Le Musée d’Art Moderne de New York avait organisé plusieurs expositions à ce sujet entre 1930 et 1940. Ces artistes puisaient là des mythes et des symboles capables d’exprimer des sentiments et de dire la complexité de la vie intérieure de l’homme. A l’art primitif, Anne Ryan a emprunté essentiellement la forme simplifiée et les contrastes de couleurs. Quelques traits suffisent pour donner l’impression que le sujet de la gravure et la matière ne font qu’un.

Le désir d’englober et d’enchâsser est formulé dans le titre même de certaines gravures, comme Embrace (1945) (Fig. 5 p. 208) qui figure l’étreinte et la fusion. Celle-ci présente un format étroit au fond noir à l’intérieur duquel se donne à voir une composition allongée à la partie supérieure arrondie, évocatrice d’un vitrail, comme le suggère également le choix de la couleur, le bleu-gris translucide des grisailles. Dans cet espace serré et confiné se tient un couple enlacé. L’homme est présenté de face, la tête penchée vers la femme qui se devine de profil. Celle-ci a le visage enfoui dans dans l’épaule de l’homme et seule la partie supérieure de son corps est visible. A droite, une coulée de bleu glisse sur le support et accentue la verticalité de la composition et l’effet de cadrage. Puis progressivement les couleurs s’estompent et se mêlent à toute une constellation de signes. Ainsi le corps de la femme se fond-il dans l’amas de lignes et de stries noires qui sillonnent et s’enchevêtrent sur la surface du tableau. Ces traits créent une impression de mouvement qui contraste avec la position statique et figée du couple. Ils tracent un réseau de formes géométriques au-dessus des deux figures et forment une sorte de fil continu et sinueux qui part du corps de la femme et remonte en une ligne droite, au milieu, là où se rencontrent les deux visages. Ce point figure l’axe nodal de la gravure, c’est-à-dire l’endroit où le visage de la femme est dissimulé. Il fait signe vers une absence de visibilité, vers le lieu où le sens est à décrypter. En effet, la position de la femme trahit la fragilité et le désir de protection. Là, les visages et les corps fusionnent et font un avec la matière picturale, forment un seul corps qui se découpe et s’intègre dans l’espace réduit cerné d’un large bord qui les enveloppe. Le tout s’organise autour d’un entrelacs de lignes, de formes et de couleurs qui contribuent à produire une impression d’unité. Le traitement de l’espace et le choix de la forme ovoïde s’intègrent à la problématique de l’un dans l’autre qui sous-tend le travail d’Anne Ryan.

Cette gravure fait songer aux œuvres d’autres artistes qui, comme elle, avaient un souci de la forme et du cadre, par exemple aux sculptures de Brancusi, tel Le Baiser ou à des peintures, comme L’Etreinte de la période bleue de Picasso ou Le Baiser de Gustave Klimt, des œuvres que l’artiste a vraisemblablement pu observer dans les musées et galeries de New York.

Une autre gravure, Annunciation , (1945) (Fig. 6 p. 211) fonctionne sur le mode de l’emboîtement et de la superposition mettant en lumière le lien entre forme et contenu. Sur un fond ovale noir, elle superpose une forme rectangulaire faite d’une juxtaposition de couleurs. Trois éléments la composent : la croix au centre à l’arrière-plan, la Vierge à droite et l’ange Gabriel à gauche. Seul le haut de la croix est visible, dans un poudroiement de lumière satinée blanche et jaune laissant apparaître par endroits les veinures du bois. Là s’inscrivent le visage de l’ange et celui de Marie. Celle-ci se tient en contrebas et se détache du fond. Elle est vêtue d’une robe rose et d’un long manteau bleu qui tombe jusqu’au sol. Les plis de ses vêtements sont accentués, ce qui produit un effet de pesanteur et ancre la figure dans le monde matériel des humains. A l’inverse, l’ange au visage à peine perceptible dessine une silhouette aérienne sur la grisaille. Messagère de l’invisible, elle se tient en suspens. C’est une figure d’apparition, d’irruption, de rencontre : son regard est tourné vers la Vierge et elle dirige son bras droit vers elle. Son bras gauche pointe vers les hauteurs et forme avec l’aile un triangle qui délimite son visage. A l’arrière, deux bandes noires en diagonales reliées à son corps se croisent, comme si la volonté du peintre était de lui donner plus de poids et une certaine présence physique. Dans la partie inférieure, au milieu de la gravure, entre les deux figures, est posé un vase de fleurs d’où part un faisceau de traits ténus, sortes de griffures sur le support.

La superposition des zones de couleurs produit un effet de va-et-vient entre les deux plans du tableau. En jouant sur les contrastes entre opacité et transparence et en laissant apparaître des traces ou restes de couleurs couleurs qui débordent du fond, la gravure montre des couches de peinture éclatantes, tel un glacis qui évoquerait les strates du temps. Cette impression est renforcée par l’aspect satiné et fluide de la couleur jaune qui diffuse une lumière vibrante et perlée 245 . Il en résulte une œuvre à la texture lumineuse, riche et dense à certains endroits, délavée et transparente à d’autres, un effet produit par les applications d’huile sur le support. En effet, Anne Ryan utilisait des encres à base d’huile afin de créer des contrastes de matière. Dans The Tiger’s Eye , elle explique :

‘Color Woodblock is attractive to me because the simple method I use is almost as effective as painting. (...) The oil base ink can be applied as heavy as paint or as thin as needed 246 . ’

Pour certains critiques comme Barbara Cavaliere, cette composition rappelle non seulement l’influence de Hans Hofmann, notamment dans le traitement de la couleur mais surtout de celle de Morris Graves, en particulier dans le choix du sujet et la fragilité du trait pictural :

‘Although Ryan was influenced by Hans Hofmann, these prints, made during the late 1940s, seem closer to the semi-surreal work of Morris Graves. Both artists draw their imagery from a personalized mythology although Ryan’s, in such pieces as Green Man or Annunciation, is more familiar than Graves’ totemic bird. She also shares Graves’ fragile quality (...) 247

Enfin, par le procédé qui consiste à rajouter et à superposer de la matière, la gravure évoque un palimpseste d’où se donne à lire une double lecture. D’une part, l’œuvre représente une scène religieuse, la scène de l’Annonciation, c’est-à-dire elle signale le message par l’ange de la conception miraculeuse de Marie et, d’autre part, elle figure la mort future du Christ symbolisée par la croix à l’arrière-plan. La naissance et la mort sont donc intimement liées et contenues ici. Ainsi, c’est dans l’espace englobant que trace l’ovale et dans la mise-en-abyme de la croix qui fait face au regard du spectateur, que tout le drame de la condition humaine se trouve condensé, inscrit et mis en exergue.

L’ovale est bien la forme privilégiée capable de signifier la totalité et la dualité puisqu’elle est une sphère à double foyer ; en d’autres termes, c’est une anamorphose du cercle, figure plastique qui contient le plus grand nombre de signes possibles dans la plus petite surface possible. Après la gravure, l’artiste a poursuivi son travail d’exploration de la forme ovale dans les collages.

Les collages ovales chez Anne Ryan ne sont pas cernés par de larges bords noirs à la façon des peintures cubistes mais par une sorte de ligne invisible qui en découpe la forme. Le plus souvent, l’artiste utilise l’assise géométrique cubiste insérée dans un ovale, à la manière de Braque et de Picasso, et mêle des formes anguleuses et des motifs décoratifs. Parfois, elle comprime et sature l’espace d’une multiplicité d’éléments rassemblés sur un support de papier rectangulaire qui donnent l’impression d’être scellés dans la matière. La forme ovale dessine des lignes arrondies, des courbes lisses et délicates au toucher, telles les sculptures ovoïdes de Brancusi. Les compositions sont des sortes d’enveloppes protectrices, le lieu de la fusion totale (« I see the world through an oval of translucent jade » écrit le poète dans « Tin Su Tan » et elle ajoute : « So must the world have been in its beginning »). L’ovale est donc la matrice originelle, la forme parfaite de l’œuf, comme le rappelle son étymologie.

Le collage sur papier crème granuleux et moucheté Untitled (non daté) (Fig. 7 p. 215) est la représentation même du corps maternel, d’un espace feutré ou ouaté. Divers fragments s’entremêlent et se chevauchent à l’intérieur d’un espace ramassé où les couleurs pastels jouant sur les tons de bleu et de jaune donnent une apparence duveteuse et des effets de transparence. Une chaleur mœlleuse, une force protectrice et une énergie s’y dégagent. Des taches bleues de tonalités différentes tapissent les bords de la partie supérieure à droite et ressemblent à une membrane fœtale. D’autres gravitent à l’intérieur de la composition, mêlées à des morceaux de papier de couleurs beige, ocre, jaune ou bleu. L’ensemble présente un camaïeu jaune et bleu rehaussé par quelques touches de couleur rouge, un métissage de formes triangulaires, carrées, allongées ou ovales, comme la forme incomplète qui se devine dans la partie centrale. Là se lit l’esquisse d’une autre forme ovale faite de l’amalgame des couleurs agencées dans la composition. C’est l’image de la partie dans le tout, de l’un dans l’autre que donne à voir le collage tout entier. Celui-ci est le reflet de la fusion parfaite. En même temps, il figure un corps enveloppé ou emmailloté, complètement recouvert. Le collage opacifié et cerné de toutes parts, trahit un vide. Il masque et, tout en dissimulant, dévoile les bribes d’une identité. Le nom de l’artiste, « A. Ryan », apparaît en bas dans la partie la plus arrondie, fixé à jamais dans l’espace englobant. Le mot épouse la forme et le matériau brut, le papier et le tissu, matière enveloppante d’un corps à révéler révéler.

Le collage est matière vivante et organique, tout à la fois le lieu du plein et du vide. L’ovale montre un espace évidé et il est la matérialisation de ce bord contre lequel l’homme bute. Il figure donc l’impossible et l’inconnu, un lieu vacant ou une béance que l’artiste se charge de circonscrire et de combler, d’où cette volonté de toujours surcharger, d’opacifier le support. Pour dire son rapport au réel, Anne Ryan emprunte l’écriture abstraite qu’elle définit ainsi :

‘Abstract is :’ ‘Space outside of time’ ‘The unknown enclosed 248

Elle donne à lire ici sa conception de l’art fondé sur la dialectique du plein et du vide. Enlever (le signifiant « abstract » dit le retrait et la coupure) et rajouter, couper et coller sont en effet les deux pôles de son travail pictural. La peinture, art de l’espace, permettrait de contenir l’inconnu (« The unknown enclosed ») et d’endiguer le flux du temps.

L’ovale est aussi la forme évocatrice du miroir qui met le sujet face à lui-même et le renvoie au regard de l’autre ; il rappelle le médaillon à l’intérieur duquel s’inscrit la trace de l’être disparu et ainsi il a partie liée avec le temps et la mémoire. Le médaillon exhibe l’absence, montre et figure l’inscription d’un corps, d’une identité et d’une mémoire. Il est l’empreinte d’un vécu, le signe de l’appartenance à une communauté définie, à une famille nommée. Enchâssée dans un cadre, la figure est présence par le regard qu’elle offre à celui des autres. Accroché au mur, le portrait dans le médaillon est là pour marquer une continuité, faire revivre la mémoire d’un homme, rappeler un nom. Anne Ryan a cru au pouvoir de l’image : soumettre un tableau au regard de l’autre afin d’être regardé, y apposer un nom afin d’être re-nommé. « With a painting all you have to do is hang it on the wall and all the world can see it » a-t-elle déclaré avec amertume et ironie le jour où elle a dû se résigner à changer de mode d’écriture, faute de pouvoir être lue 249 . Cette phrase est lourde de sens car elle signale en creux que l’écriture « verbale » suppose un mode de transcription qui est différent de l’inscription iconique. En outre, l’énoncé « all you have to do » trahit la difficulté pour l’auteur de se séparer des mots. Le passage d’un mode d’écriture à un autre relève donc d’une privation et serait de l’ordre d’une souffrance. Ainsi, même si la peinture permet une re-naissance, elle ne serait qu’un pis-aller, une sorte de rempart protecteur contre l’angoisse du manque et du vide.

Quelques collages inscrivent une coupure à l’intérieur de l’ovale, comme la composition No. 540 (1954), (Fig. 8 p. 218) ovale au fond blanc uni sur papier jaune clair également uni. Celle-ci est différente du collage précédent car elle se caractérise par un style plus dépouillé. Elle appartient à la série des derniers collages réalisés par l’artiste qui, à cette époque, tendait vers un écriture plus elliptique. Seuls quelques éléments la composent : sur un morceau de papier déchiré épais et moucheté de couleur foncée sont collés sur la gauche, une pièce de tissu effrangé rose foncé et, sur la droite, une bande de papier feutré au grain irrégulier tachetée de noir au milieu et sur les côtés. Ces deux pièces forment des lignes convergentes. Sur le bord droit droit du tissu effiloché se chevauchent et alternent des petits morceaux de papier et de tissu (tissu noir sur papier jaune au milieu, papier bleu sur tissu satiné blanc collés sur un carré de papier brun dans la partie inférieure). L’ensemble est scellé par une fine lamelle de papier blanc qui dessine une courbe au milieu de la composition et relie les deux bandes latérales. Cela ressemble à une sorte de balafre ; cependant, elle ne donne pas l’illusion de la profondeur et semble plutôt avoir été ajoutée pour ses qualités plastiques. En effet, elle brise la symétrie du tableau, opère des oppositions de couleurs et de matière et apporte mouvement et souplesse. Elle accentue les contrastes, fait ressortir les effilures, les plis dans le papier, les bords irréguliers ou encore les ondulations dans le fond dues au travail de la colle. Elle ne suggère donc pas la fracture ou la déchirure, à la manière des toiles trouées ou lacérées de Lucio Fontana et d’Alberto Burri. Par ailleurs, une certaine harmonie se dégage des couleurs à la tonalité chaude et douce. Enfin, la pièce ajoutée trace à la fois une courbure et une sorte de ligne horizontale entre les deux barres esquissant ainsi la lettre « A », celle du prénom de l’auteur dont la signature se détache du fond blanc en bas dans l’ovale. Ce procédé qui consiste à ébaucher le prénom ou le nom du peintre se retrouve dans d’autres compositions. Il témoigne du souci de l’artiste de rappeler, par quelques traits seulement, une identité.

C’est, au moyen de différents signes et d’indices formels et, par le collage notamment, art de la fragmentation et du discontinu, qu’Anne Ryan tente ainsi de recoller les débris d’une unité brisée et de recomposer une totalité. Elle mènera sans relâche ce travail de contruction et d’assemblage jusqu’à la fin de sa vie en expérimentant toujours de nouvelles approches et de nouvelles techniques picturales.

Notes
240.

“Tin Su Tan”, voir Annexes p. 10

241.

cf. p. 31. Outre la référence à la beauté et la connotation érotique et sexuelle associée à « jade », il est important de rappeler la place stratégique du pronom personnel « I » et considérer l’autre sens de « jaded », à savoir la notion d’épuisement, de mise à l’écart faisant écho à « cornered » (la vieille fille qui ne sert plus, qui est mise dans un coin). Cette réminiscence est une évocation de la continuité fantasmatique entre le linguistique et l’iconique, une question étroitement liée à la problématique du tissage et du détissage.

242.

The Tiger’s Eye, vol. 8 (June 1949) 46

243.

Anne Ryan Papers, p. 67

244.

Daniel Arasse, « En-visager l’absence : un cadre dans un tableau de Vermeer », Cadres &Marges, Actes du Quatrième Colloque de Cicada 2-4 déc. 1993, textes réunis par Bertrand Rougé (Pau : Publications de l’Université de Pau, 1995) 38

245.

Anne Ryan était fascinée par la qualité de la lumière dans les églises. Elle écrit à propos des vitraux de l’église de South Orange : « In this church the finest glass is to be seen ; prismatic ; light is shattered, glistens and quivers ». « Two Churches with Carvings », op. cit., p. 17

246.

Op. cit., p. 46.

247.

Cavaliere Barbara, « Review », Art News, vol. 77 (Feb. 1978) 139

248.

Anne Ryan Papers

249.

Cité par Donald Windham, « Balance, elegance, control. Anne Ryan and her collages », Art News (May 1974) 78.