Le cercle

Le cercle est cette autre figure de la totalité et de l’unité parfaite, une forme que l’artiste a explorée dans les gravures. Sleep (1946) (Fig. 9 p. 221) s’organise autour de trois figures disposées sur un support rond de couleur noir recouvert d’une mince couche bleue. Comme dans la plupart des gravures, seules quelques lignes noires tracent le contour des figures toujours reliées entre elles. La partie centrale révèle un corps de femme appuyée sur ses genoux et dont les bras relevés derrière la tête suggèrent un état d’étirement. Les trois figures dessinent des courbes et des lignes sinueuses, des formes souples et harmonieuses qui évoquent le moment de détente précédant le sommeil. Elles se lovent à l’intérieur de l’espace arrondi qu’elles habitent, chacune évoluant isolément. Celle de droite, la plus petite, à moitié repliée sur elle-même, semble prise dans une position fœtale et toutes ne forment qu’un avec la matière dans laquelle elles se fondent 250 .

Dans cette composition, la texture du bois (l’ensemble des nervures et le maillage plus serré sur les parois latérales) apparaît avec netteté. Anne Ryan avait choisi la technique de la gravure sur bois de fil, encore appelée xyloglyphie, une technique ancienne et simple permettant de laisser apparaître la structure naturelle du matériau. Ici, la surface de la gravure donne à voir les fibres du bois, une matière filamenteuse qui évoque une peau veinée et crée une composition à l’espace tactile, dynamique et vivant.

La même impression se dégage de XXXIX Trials (1949), (Fig. 10 p. 223) une gravure non-figurative parsemée d’une multiplicité de lignes et de traits noirs. Elle présente un ensemble de stries qui dessinent diverses formes longitudinales et des motifs circulaires esquissés par les taches de couleurs. Des gerbes de traits, rappelant des incises dans le bois, sont visibles ici et là. Parmi ces signes semble se deviner un portrait oblique d’homme. L’œuvre montre les griffures que suggère le titre. Ainsi, la gravure met-elle en scène un lieu de tension où s’affrontent et luttent un nombre infini de signes enfermés et encerclés dans un tout. Telle est bien la conception de l’art pour Anne Ryan qui écrit dans « Still May Embark... » : « Windows are for sunsets. Frames well-made/For battle colors ! » 251 . Ici, elle donne à voir les points conflictuels, en faisant ressortir le maillage du bois sur toute la surface de la composition. Des boursouflures apparaissent qui tracent une série de sillons, un ensemble de lignes horizontales et verticales évoquant une trame. Ce jeu de l’un dans l’autre contribue à la mise en place d’un espace fluctuant. L’influence de Hayter est perceptible notamment dans la fluidité du trait qui donne à la composition un aspect de mouvement intense. Le graveur, en effet, encourageait ses élèves à emprunter une écriture automatique, biomorphique, proche de celle de Joan Miro et d’André Masson. Anne Ryan a suivi ses conseils : le geste est spontané, l’écriture souple et légère. Par ailleurs, le peintre était sensible à la texture des matériaux, ainsi que le prouvent les nombreuses références picturales dans dans ses écrits, en particulier ses textes sur l’architecture des maisons et des édifices religieux. Par exemple, dans « Two Churches with Carvings », elle montre sa fascination pour les sculptures en bois dans les églises dont le maillage évoque des motifs semblables à de la dentelle ou à un branchage. Elle décrit ainsi l’intérieur de l’église moderne de South Orange où le bois est le matériau dominant :

‘At intervals wood-carving again decorates like a permanent black lace, but stylized, remote, as though the essential wish of the artist was to make a pattern, graceful, fitting and distant. (...) The carving of the altar-rail gives the impression of branches flattened, an espalier from which the white steps of the altar flow upward behind it 252 . ’

Deux styles architecturaux sont évoqués : d’une part, un art aux lignes simplifiées (« stylized ») et, d’autre part, aux motifs sinueux (« pattern », « branches »). D’autres écrits confirment la prédilection de l’auteur pour l’art pictural et sa fascination pour la texture des matériaux, leurs couleurs et leurs formes, qu’elles soient sobres et rigoureuses, comme la petite statue de la Vierge sur le portail nord de la cathédrale de Palma ou extravagantes et foisonnantes rappelant l’intérieur baroque des églises en Espagne.

Notes
250.

Selon Judy Chicago, cette forme circulaire, ovoïde, matricielle et invaginante serait au principe d’une « écriture féminine » de la peinture. Voir Through the Flower, my Struggle as a Woman Artist (New York : Doubleday, 1977)

251.

Op. cit., p. 10.

252.

Op. cit., p. 17.