Formes chaotiques

‘So must the world have been in its beginning – A cosmic disorder, and a few creeping shapes 253

Dans « Tin Su Tan » le poète fait allusion à un bouleversement, à un état de confusion et de désordre dans l’univers qui, comme l’indique l’étymologie du mot, est avant tout « ordre ». Seuls subsistent ici les restes et les fragments d’un monde désorganisé. L’expression « cosmic disorder » peut s’appliquer à toute une série de collages à la syntaxe éclatée et désarticulée. Dans de telles compositions, les éléments semblent jetés sur le support, dans un geste spontané et dynamique. Ils forment un amas de matière et, le plus souvent, la toile est entièrement recouverte, masquant ainsi les failles et le vide. Ces œuvres, fondées sur le principe de superposition, de juxtaposition et d’enchevêtrement rappellent le tracé sinueux de certaines gravures. Ils font également songer aux improvisations de Kandinsky et à la peinture gestuelle de Jackson Pollock, Willem de Kooning ou Hans Hofmann.

Cette dynamique apparaît notamment dans No. 236 (1949) (Fig. 11 p. 226) appartenant à la série des premiers collages. Ici se devine l’influencedes peintres gestuels qui considéraient la toile comme un champ ouvert composé de formes s’interpénétrant, comme un espace en perpétuelle métamorphose. Il s’agit d’une composition sur tissu beige uni aux bords irréguliers laissant apparaître des traces de déchirure. Quelques éléments, des des papiers jaune pale et vert clair, fondent la structure de base délimitée par des lignes verticales sur les côtés, une barre horizontale en haut au milieu et une diagonale au centre. Autour et à proximité de ce canevas de formes géométriques gravitent des lambeaux de tissu noir, de papier rouge, bleu et vert disséminés sur toute la surface du tableau. Ces derniers dessinent des taches de couleurs et un ensemble de formes mobiles et organiques qui se juxtaposent. Ils sont soit isolés, comme la petite pièce bleue en haut à droite, soit réunis. Certains sont recouverts de différentes traces, de peinture argent ou de particules filandreuses. Ce sont des tissus et des papiers déchirés unis et épais, à l’exception du papier vert, plus fin et transparent qui montre des plis et des ondulations. Les contours irréguliers révèlent la texture du papier, c’est-à-dire son aspect filamenteux. Les pièces de couleur bleu ressemblent à des coulures de peinture sur papier blanc. Quant aux touches de peinture gris argent marquées de stries orange, elles tracent un motif circulaire et créent des effets de brillance dans cette composition opaque et mate. En outre, elles donnent à voir une texture lisse qui contraste avec le grain cannelé du papier crépon. Celui-ci est disposé en bandes verticales et horizontales et il dessine un tissu fibreux à la trame lâche ou serrée. Ces morceaux s’accrochent sur le support, comme pour consolider le tout et engluer les différents fragments dans la matière. Le fil blanc est ainsi partiellement ou entièrement recouvert par ces bouts de papier crépon.

Comme dans la plupart des collages, celui-ci met en scène un jeu du montrer-cacher que figure le passage du fil blanc qui tantôt glisse sous les matériaux, tantôt les chevauche 254 . Parfois, il se teinte de noir ou de rouge lorsqu’il traverse ou avoisine une zone de couleur. L’effet produit est une impression de débordement et de mouvement continu. Par ailleurs, le support montre des macules, des points et des taches de couleur jaunâtre et rouge, des filaments et des lettres à moitié effacées, comme la signature de l’artiste en dessous du fil noir ; bref, toute une série de traces qui se déploient et semblent errer sur la surface. Le fil noir signe la dernière touche du peintre. Son tracé s’éploie librement sur la composition dans un geste souple et sinueux. Il fait émerger des parallèles, des bouts de lignes droites, accidentées ou ondulées, des courbes et des méandres, des figures biomorphiques, tout un ensemble de formes fluides réminiscentes des œuvres de Miro et de Jean Arp. Le trajet de la main s’inscrit sur le support et produit un trait spontané et énergique qui semble vouloir sortir des limites du cadre, à droite notamment. La main se laisse conduire, s’arrête et se fixe. Dans ce travail d’écriture proche du corps, quelque chose se dépose : une empreinte. Celle-ci transforme le geste spontané en une matière palpable et ductile. La surface de la toile devient alors non seulement un espace d’investigation, un champ d’opération où évoluent divers éléments mais une aire imprégnée d’une texture riche et tactile.

Par la spontanéité gestuelle, cette composition rappelle l’automatisme surréaliste expérimenté aux Etats-Unis dans les années quarante par des peintres tels que William Baziotes, Adolph Gottlieb, Robert Motherwell, Hans Hofmann, Mark Rothko, Jackson Pollock ou Stanley William Hayter. Anne Ryan qui vivait parmi ces artistes s’est intéressée à ce type d’écriture qu’elle avait elle-même tenté dans les gravures. Dans son journal apparaissent des notes relatives à l’activité surréaliste :

‘Thoughts ’ ‘1) The automatic is perhaps (sic ) the real functioning of thought’ ‘2) The rights of the imagination must be first & foremost above & beyond all other rights.’ ‘3) In the automatic there is wrapt at the core the new oneness of waking and sleeping.’ ‘4) Reality is the absolute of Dream...’ ‘5) The Marvilous (sic ) 255

Elle répète en fait la définition que donne André Breton du surréalisme dans le premier Manifeste 256 . De plus, elle ajoute d’autres éléments caractéristiques de cette écriture, notamment l’importance accordée à l’imagination, au merveilleux et à la fusion du rêve et de la réalité 257 . Dans Tiger’s Eye, elle revient sur la toute-puissance de l’imagination :

‘The rights of the imagination are greater than any other rights. In the secret country where the solitary mind exists, where it is possible for only one, the self, to enter, all colors, arcs, patterns, images, have steady room for themselves to move about and resolve at last under the fingers 258 . ’

La main du peintre enregistre, se laisse conduire et façonne pour informer (« resolve » sous-tend l’idée d’une écriture qui cherche à dévoiler). Parallèlement, pour elle, dans l’acte pictural l’artiste vit une expérience qui dépasse l’aspect purement technique :

‘There is obviously something beyond technique, beyond what can be taught slowly and singly in each afternoon as the years drift up and down like a great eddying tide backward and forward replacing or steadying themselves. All at once, in an hour, perhaps, the known and the unknown, the oneness of waking and sleeping, comes into view and is there to be manufactured, made, forged, with all the five senses thrown in as five great arcs of light, rigid and taut, lacing across the mystic sky 259 . ’

La peinture est mouvement et trame (« backward and forward »), lieu de rencontre mais aussi de tension entre des forces visibles et invisibles (« the known and the unknown, the oneness of waking and sleeping, comes into view ») et espace où s’enchevêtrent différentes formes (« lacing across »). A l’élaboration, à la fabrication (pris dans son sens artisanal) de l’œuvre (« manufactured, made, forged »), un travail qui implique le corps tout entier, elle ajoute une dimension spirituelle : « lacing across the mystic sky ». Elle fait allusion à cette force interne (« something » renvoie à l’opacité du tableau) à l’œuvre qui dépasse l’aspect formel. De surcroît, elle revient sur l’expérience individuelle et solitaire du peintre dans l’acte de création (« singly » fait écho à « the solitary mind » et « the self » dans le passage précédent). La peinture, pour Anne Ryan, n’est donc pas seulement une technique mais un contenu, une idée que partageaient les peintres new­yorkais de son époque qui peu à peu rejetèrent l’écriture automatique, la jugeant trop réductrice.

Si l’on examine le collage No. 236 à la lumière des recherches picturales en cours dans les années quarante à New York, il est certain qu’Anne Ryan a été influencée par les travaux des peintres européens et américains. Elle avait assisté aux cours de gravure de Stanley William Hayter et ses amis étaient autant d’artistes désireux d’explorer de nouvelles formes picturales. Comme les œuvres des peintres gestuels, la composition témoigne d’une écriture énergique et spontanée. Elle est cependant bien différente des toiles de Jackson Pollock par exemple, car elle n’a ni la même frénésie ni la même violence dans le geste. Le support n’est pas strié d’arabesques amples et mouvementées qui saturent la toile ; au contraire, il laisse voir des espaces aérés et trace des limites. Le collage révèle avant tout une retenue dans le tracé pictural. L’écriture d’Anne Ryan, plus réservée, semblerait plus proche de certaines toiles d’André Masson, de Miro ou encore de Mark Tobey. Dans le mouvement de va-et-vient du fil, la composition rappelle les propres gravures de l’artiste. Elle évoque également l’écriture calligraphique et fait songer au travail de Cy Twombly. L’influence de Hans Hofmann se fait également sentir dans l’intensité des couleurs, en particulier dans le contraste entre les taches rouges qui semblent serties dans le fond et les parties noires qui donnent l’impression de se détacher de la toile, tels des lambeaux flottant sur du vide. Leurs approches étaient certes différentes ; la peinture de Hofmann était plus impulsive, les couleurs plus vives et plus discordantes. Cependant, comme Anne Ryan, l’artiste allemand était sensible aux effets de surface et il considérait le tableau comme un espace tactile. Pour lui, peindre était une question de tâter, de toucher et de marquer plutôt que de simplement inscrire ou couvrir 260 . En outre, et contrairement à Jackson Pollock, Hofmann n’a jamais rejeté l’héritage cubiste à la base du travail d’Anne Ryan. Ici, comme dans les peintures cubistes, le collage possède un soubassement, une armature qui tient les différents éléments ensemble. Telle est l’architecture de la plupart des œuvres car il y a toujours, chez cette artiste, une volonté de composer et de structurer, d’où la valeur emblématique du fil, comme métaphore du geste d’écriture mais aussi comme limite, lien et reliure.

Dans No. 319 (1949) (Fig. 12 p. 233) ce sont des bouts de filet qui figurent le lien et la jointure. Le collage procède par superposition de couches de papier et de tissu sur un fond blanc cerné d’un large bord noir. La tonalité de la composition est sombre : l’œuvre montre des taches de couleur foncée sur un fond blanc, des barres verticales noires qui surgissent au milieu de l’amas de matière et des bouts de filet noir. Les morceaux de papier moucheté dans le fond sont répartis sur toute la surface et se détachent du papier blanc. Ils dessinent des formes irrégulières et mouvantes. Par endroits, ils sont recouverts de fragments de papiers fins aux couleurs chaudes (orange, rose) donnant à voir des plis et des nervures. Des pièces de filet brun ou noir les chevauchent ou les recouvrent. Ils prennent alors des tonalités et des textures différentes. Les mailles des filets inscrivent une multiplicité de motifs circulaires, un ensemble de réseaux reliant les différents morceaux entre eux. Les filets bruns atténuent l’intensité du fond blanc tandis que les mailles noires l’accentuent. D’autres petites pièces de tissu à la trame usée, des papiers dorés et bleus, des fils et des effilochures apparaissent ici et là. Dans l’espace ajouré, ils délimitent des points points d’opacité ou font voir quelques touches scintillantes. Enfin, des lamelles de papier bleu sont disséminées de part et d’autre de la composition. La plupart d’entre elles sont collées sur les matériaux ; certaines, cependant, sont recouvertes partiellement et suggèrent des effets de relief. Elles tracent des lignes verticales ou sinueuses, des courbes souples et harmonieuses et évoluent dans un mouvement centripète. Dispersés, les différents fragments s’inscrivent dans un certain ordre et une continuité. A droite de la composition, en haut et en bas, se donnent à lire des lettres noires imprimées sur papier rose. Le verbal fait irruption dans l’iconique à travers des mots dont le début ou la fin sont dissimulés sous la matière. Ils sont arrachés à leur contexte d’origine, tout comme les morceaux de papier et de tissu qui les entourent. Le collage tente de tisser des réseaux entre ces deux modes d’expression. Les lettres noires apparaissent avec netteté, de même que les textures des différents matériaux dans lesquels ils sont enchâssés. Cependant, la coupure dans le signifiant opacifie le sens tout en ouvrant l’espace pictural à une pluralité de signes : la terminaison « HKA » fait entendre des sonorités slaves ; quant à « VAG » et « UDE », les restes de deux mots amputés, ils donnent accès à une multiplicité de champs sémantiques différents. Faut-il lire « vague » ou « invaginate » (le premier semble mutilé de part et d’autre) ? Le deuxième ouvre à un champ d’exploration lexicale plus large et peut faire songer à des mots aussi différents que « nude », « elude » ou « prelude » ? Le spectateur devient rhapsode : il coud les parties démembrées que lui laisse l’artiste. Il tente d’établir des liaisons mais le sens lui échappe. L’œuvre révèle, dans les plis du tissu, son propre secret. A l’inverse, la signature du peintre, notée à droite sur le fond blanc et à gauche enfouie sous un papier, est à peine lisible. Cette double inscription à moitié dissimulée émanant d’un sujet unique, à l’origine de l’œuvre, est l’indice d’une préoccupation toujours sous-jacente de montrer un nom et une identité.

Dans le jeu du verbal et de l’iconique se posent donc la question du signe et des limites entre le dicible et l’innommable. Le linguistique semble révéler des réticences, des manques ; la peinture, au contraire, serait plus éloquente. En jouant sur les effets de matière, l’artiste crée des passages et des liaisons tant le désir de dévoiler un être, une intimité, est prégnant dans ses compositions. Ici, les filets aux mailles effrangées figurent le souci de divulguer le secret d’un corps. Par ailleurs, des bribes d’éléments autobiographiques sont perceptibles : les filets sont des réminiscences de l’auteur et de son séjour sur l’île de Majorque. Ils évoquent les paysages de bords de mer où sont étalés les filets pour être séchés ou rabibochés que l’auteur décrit dans « Mediterranean Fishing Boats » ( « The road along the water is continually covered with nets drying, nets being mended, or spread out » 261 ). Ils rappellent aussi les châles, les coiffes ou les résilles qui enserrent les cheveux des majorquines d’autant plus souvent mentionnés que l’auteur les associe à la protection et à la sécurité 262 .

Comme les papiers et les tissus, ces fragments ont été choisis pour leurs qualités plastiques et ils appartiennent tous à l’environnement personnel et intime du peintre. C’est dans ce sens qu’Anne Ryan se distingue également des peintres de son époque car son approche était avant Même si à partir de 1951 elle adopte un mode d’écriture plus austère, plus rigoriste, elle continue néanmoins de s’inspirer des expressionnistes abstraits et de réaliser des collages aux formes désordonnées évoluant dans un espace dynamique. No. 582 (1951) (Fig. 13 p. 237) présente un amalgame de tissus et de papiers collés sur un support en carton. Les fragments se juxtaposent, se chevauchent, s’interpénètrent pour tramer une surface comprimée et opaque aux couleurs variées et vives. Dans la partie centrale, deux pièces de tissu à petits carreaux donnent l’illusion d’une certaine profondeur. Les formes ne se distinguent guère du fond tant elles sont enfouies dans la matière. Elles y constituent une couche ou une masse où se déploient des touches de couleurs et de matières mobiles qui rappellent les peintures all-over des peintres gestuels. Il en résulte une impression de mouvement et d’espace en métamorphose. Ceci est corroboré par les morceaux de papier moucheté rose et blanc, les petits bouts de papier doré, les franges et les effilures des tissus, la trame ajourée de certaines étoffes. Par ailleurs, des pièces de papier bleu clair sont collées sur toute la surface de la composition créant un rythme tournoyant.

Cette composition impulsive et dense évoque les peintures fluides et mouvantes de Jackson Pollock. Comme le souligne le critique d’art Holland Cotter, les fils entrelacés et le traitement de la matière dans les collages d’Anne Ryan rappellent les giclures dans les toiles de Masson, Hofmann et Pollock :

‘In others [other collages], torn paper and cloth fragments set in jagged circular motion offer a version of abstract expressionist painting, replete replete with textural “impasto” and thread “dripped” across the surface in the kind of improvisatory calligraphic play we find in the painting of Masson, Hofmann, and, of course, Pollock 263

Cependant, contrairement à ces peintres, chez Anne Ryan, il y a souvent un point focal susceptible d’arrêter l’œil du spectateur, comme ici où l’œil se déplace et peut être guidé. En outre, comme elle travaillait essentiellement sur des petits formats, cela lui permettait de mieux recentrer l’œuvre. A l’inverse, dans les toiles de Pollock par exemple, l’œil est forcé de bouger constamment dans les entrelacs et les dédales superposés jusqu’à s’y perdre. Les formes chaotiques ou géométriques des collages d’Anne Ryan peuvent également paraître labyrinthiques mais elles semblent toujours signaler des repères et des points d’équilibre.

Notes
253.

C’est moi qui souligne. Op. cit., p. 31-32

254.

Jeu de l’apparition et de la disparition. Vibration aphanisique-épiphanique : l’image oscille d’un mouvement de visibilité/invisibilité. La question est de savoir comment dire la profondeur sur une surface plane. Les sémiologues parlent de vibrations et de vacillations de la « surface polyplane ». Cette question concerne également les mots.

255.

Op. cit., le 4 décembre 1941, p. 15. Elle écrit aussi le 13 octobre 1941, p. 8 : « I was at a surrealist meeting in a huge studio (I knew nothing about it) »

256.

Breton écrit : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit

verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée.

Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute

préoccupation esthétique ou morale ». Manifestes du surréalisme (Paris : Gallimard, coll.

Idées, 1983) 37

257.

C’est ce qu’ André Breton appelle une sorte de surréalité : « Je crois à la résolution future de

ces deux états, en apparence contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de

réalité absolue, de surréalité, si l’on peut dire ». Ibid., p. 23-24

258.

Op. cit., p. 46.

259.

The Tiger’s Eye, p. 46

260.

Sur le mouvement expressionniste abstrait et sur Hans Hofmann en particulier, voir l’ouvrage de Irving Sandler, The Triumph of American Painting. A History of Abstract Expressionism (New York : Icon Editions, Harper & Row, 1970) 138.

261.

Op. cit., p. 1.

262.

De retour de Majorque, Anne Ryan s’était entourée d’objets familiers appartenant àl’environnement quotidien des femmes sur l’île : de la dentelle, des peignes en écailles etc.tout intimiste.

263.

Catalogue de l’exposition à la Washburn Gallery à New York (5-30 novembre 1991) 3