Formes géométriques

Même si les formes légères, fluides et mobiles de la peinture gestuelle ont toujours fasciné Anne Ryan, il semble, néanmoins que ce soit dans l’abstraction géométrique qu’elle ait trouvé sa voie et sa véritable écriture. Ces compositions révèlent l’influence de la peinture cubiste, notamment dans la compacité de la structure de base et l’organisation des éléments mais elles évoquent également certaines toiles des expressionnistes abstraits. Elles sont rigoureusement architecturées et la plupart mettent en scène un procédé qui consiste à juxtaposer différents plans.

Les collages No. 67 (1948) (Fig. 14 p. 240) et No. 30 (1953) néanmoins ne fonctionnent pas selon le principe habituel de la juxtaposition. Le premier est très différent des autres par son architecture éclatée. En effet, ce qui frappe d’emblée, c’est le sentiment de l’absence et du vide qui s’en dégage. Sur le support évoluent un ensemble de formes anguleuses et irrégulières. Celles-ci forment des lignes verticales, horizontales et obliques, un jeu de parallèles et de perpendiculaires. Trois morceaux de papier blanc à la texture épaisse sont mêlés à la construction géométrique et, dans le canevas tressé par les formes, elles dessinent une sorte de triangle. Toute la composition donne à voir un jeu ininterrompu de formes qui se font et se défont, tel un puzzle à construire et à reconstruire. Elle montre les bribes d’un texte déconstruit, les fragments d’une phrase à la syntaxe éclatée ou d’un mot amputé. Les liens sont rompus : le texte/tissu ne « tient » plus, la trame est trouée. Seuls restent quelques signes qui flottent dans du vide. Le spectateurs est face à un espace fluctuant qu’il tente de gérer par le mouvement de ses yeux. Il décrypte un signe à gauche qui semble être l’ébauche de la lettre « A », rappel de l’initiale du prénom de l’artiste. La surface est un lieu de l’entre-deux et un espace de tension : elle articule un mouvement qui avance et recule par le choix des deux couleurs, le blanc et le brun sur fond clair. Un langage plastique est mis en place à partir de ces quelques éléments formels mêlés à la couleur. Il en ressort une écriture dépouillée empruntée au néo-plasticisme de Mondrian, au suprématisme de Malevitch, au Bauhaus et au contructivisme russe. Anne Ryan s’est inspirée de ces peintres dans les premières années où elle expérimentait différentes techniques picturales.

Même si le collage No. 30 (Fig. 15 p. 242) a été réalisé cinq ans plus tard en 1953, il se rapproche de No. 67 par sa facture. Il déploie un agencement de formes isolées, une série d’îlots disposés dans un canevas de lignes horizontales et verticales. Ce sont des carrés ou des rectangles, un échantillon de pièces de papier et de tissu réparties sur un espace monochromatique. Collés sur un fond clair, ces morceaux forment un motif par les couleurs qui se fondent dans le matériau ou s’en détachent par endroits, comme les fragments rouge foncé et bleu. Toutes les pièces dévoilent leur texture mise à plat sur le support : leur épaisseur, leur grain et leurs bords effrangés et irréguliers, leurs points de couture, leurs plis, leur aspérité ou leur velouté, ainsi que leurs motifs chatoyants. Un réseau de fils blancs semblable à de la charpie parcourt un bout de tissu satiné ; d’autres débordent sur des pièces avoisinantes ou hors du cadre, comme les morceaux de tissu orange, fins et vaporeux, aux bords flous. Avec les couleurs, cette masse filandreuse et fluide produit une dynamique dans le tableau tout en suggérant la volonté de sortir des limites du cadre. De même, les deux morceaux de tissu de couleur ocre aux stries fines placés dans un sens vertical et horizontal créent une multitude de lignes sinueuses et renforcent l’impression de mouvement. D’autres, à la trame lâche, montrent des trous ou des déchirures et laissent apparaître le fond, telle la pièce de tissu gris à l’aspect rugueux sur un fond rouge. Ce procédé de superposition ou de rapiècement évoque un travail de suture. Par ailleurs, la signature du peintre est placée en bas à droite à la jointure entre deux morceaux de tissu, indice d’une séparation, d’une disjonction et d’une coupure (« signer » signifie se trancher soi-même, trancher l’autre-en-soi).

Ce sont ces signes souvent à peine perceptibles qu’Anne Ryan invite le spectateur à examiner en scrutant la matière dans ses moindres replis et en la touchant pour découvrir ce que celle-ci recèle. C’est ainsi qu’elle le fait entrer dans l’espace intime du tableau et qu’elle l’amène à s’interroger sur la substance même du matériau. Le collage montre la palette de l’artiste riche en couleurs et en texture 264 . Par la matière, il révèle un lieu intérieur et l’intimité d’un corps : ici, par exemple, les carrés de couleur rouge à l’aspect vaporeux et charnu évoquent la texture d’une membrane. En outre, avec les effilochures, ils font songer à un corps en déliquescence. Construit à partir de vêtements que l’artiste portait et d’objets liés à son quotidien, le collage est imprégné de ses odeurs, de son corps. Il véhicule un passé et les traces du temps. Le peintre a touché et manipulé le papier, coupé dans les étoffes, déchiré et collé. Elle s’est servie d’un matériau proche du corps et en dévoile ici le secret. En un mot, c’est un corps magnifié qu’elle cherche à montrer dans cette composition.

Réalisé en 1953, ce collage rappelle certains tableaux des expressionnistes abstraits et en particulier les peintures de Mark Rothko aux formes rectangulaires et aux grandes plages de couleurs qui se fondent les unes dans les autres. L’espace est divisé en quatre bandes de quatre modules à l’intérieur desquels s’emboîtent parfois un rectangle ou un carré, comme dans Homage to the Square (1958) de Josef Albers. Le tout ressemble à une série de collages dans un même collage. Contrairement à la plupart des compositions, celle-ci montre plutôt un échantillon de bribes. En effet, chaque unité constitue un champ aux formes le plus souvent instables et indéfinies, cernées de toutes parts par du vide. Certaines pièces, comme le carré rouge vaporeux en haut du tableau, rappellent les dernières toiles de Nicolas de Staël. D’autres font penser aux abstractions fluides de Mark Rothko, comme les fragments de couleur rouge à la texture intense et chaude ou encore le carré de tissu bleu clair à l’intérieur duquel deux fils sont visibles. D’autres encore, telle la pièce de toile de jute grossière, peuvent évoquer les empâtements tactiles des tableaux de Clyfford Still. Cependant, ce sont avant tout les couleurs douces qui frappent ici et qui confèrent à l’œuvre un équilibre et une atmosphère de sérénité.

De surcroît, par les couleurs et les tons diaprés de certains tissus et par la structure de base répétitive, le collage se donne également à lire comme une composition musicale aux nombreuses variations. La matière et les couleurs (l’opposition entre les tons chauds et les tons froids), telles des sonorités, se répondent et créent des effets de contrepoint. L’on peut aussi opérer des rapprochements avec la peinture aux lignes musicales de Kandinsky dans ses Compositions ou Sonorités et celle de Paul Klee, en particulier dans ses peintures polyphoniques et ses images quadrillées. Pour lui, d’ailleurs, le tableau était une construction devant mener à un équilibre. Cette définition peut s’appliquer au travail d’Anne Ryan basé sur la recherche d’harmonie. D’où la mise en œuvre, à l’intérieur d’une structure discontinue, d’une écriture de la répétition.

No. 405 (1951) (Fig. 16 p. 246) est une composition en contrepoint fondée sur des oppositions de formes et des variations de couleurs. Il déploie un mouvement créé par les différents tons de bleu. De cette tonalité picturale procède un effet musical. La répétition de la couleur primaire, dans la gamme chromatique des bleu (du bleu foncé au bleu pale) et l’ajout des complémentaires, comme le vert, évoquent une œuvre musicale. Le rythme résulte non seulement de la répétition de la couleur mais aussi du jeu avec les formes, les horizontales, les verticales et les obliques. Ainsi la petite pièce de tissu bleu foncé au centre se répète-t-elle en haut à droite et en bas à gauche traçant une diagonale. D’autres, comme les fragments de couleur blanc et bleu pale, dessinent une forme triangulaire. Quant à la structure globale de l’œuvre, elle s’articule autour d’une grille horizontale et verticale qui confère un mouvement régulier et stable.

Avec les couleurs et les formes, la composition montre une œuvre où tous les éléments sont mis en accord afin d’exprimer une résonance intérieure, un rapport synesthésique auquel fait allusion Anne Ryan dans « Blue Collage » :

‘Blue not captured by the eyes’ ‘But felt,’ ‘Blue from a hidden cave’ ‘Locked within and kept’ ‘To this day spill upon the canvas 265

Un lien entre extériorité et intériorité s’opère par la couleur, le bleu, la couleur de l’auteur, complexe et multiple, la plus profonde et la plus immatérielle, la plus froide et la plus pure, qui éloigne et attire tout à la fois. Cette couleur choisie par le poète est celle qui permet le mieux de traduire une une énergie intérieure et le mystère d’un sujet. L’œuvre devient le moyen de canaliser le flux contenu au plus profond de soi qui cherche à se déverser. Elle devient une création intérieure, l’expression d’un contenu invisible. Telle était aussi la définition de la création abstraite pour Kandinsky, une idée développée dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier que les artistes américains connaissaient tous à cette époque.

L’analogie entre peinture et musique trouve un écho dans de nombreux collages et notamment dans les compositions au format réduit où l’artiste semble avoir atteint l’unité recherchée. No. 596 (non daté) (Fig. 17 p. 248) est une œuvre minuscule (27,5 x 20 cm) faite d’un camaïeu de blanc, beige et doré rehaussé de deux touches de brun foncé. Dans ce collage s’affrontent et se rencontrent des morceaux de papier blanc moucheté (Howell) et des pièces de tissu à la texture lâche ou serrée et à l’aspect mat ou satiné doré maculées par endroits. De la confrontation entre brillance et matité, entre opacité et transparence naît une œuvre mélodieuse empreinte d’ordre et de rigueur. A la manière d’un haïku, le matériau se limite à quelques éléments insérés dans une structure répétitive et se donne à voir sur une surface réduite chargée d’une profonde intensité. Tel un poème, le collage révèle un monde qui lui est propre, secret et intime, comme le font les boîtes de Joseph Cornell. Cependant, même s’il donne une impression de légèreté et de fragilité, par le format minuscule, il dit le repli et évoque un mouvement de contraction. Comme un corps étriqué, l’œuvre se trouve confinée dans un espace qui l’oppresse. C’est donc à l’intérieur d’une structure compacte que se love et se dévoile l’intime.

Des réseaux se tissent entre l’écriture plastique et la production littéraire : la forme comprimée et le minuscule du format évoquent les mots « folded », « cornered » et tous les dérivés de « little » que l’auteur multiplie. Un lien s’opère avec cette œuvre saturée de matière où les couleurs semblent reculer, s’enfoncer, produisant ainsi une impression d’engloutissement. L’espace se réduit progressivement jusqu’à donner l’illusion de disparaître. 266

Pour la plupart des critiques, de telles œuvres au format minuscule définissent la touche personnelle d’Anne Ryan. Pour le critique Gage Otis, par exemple, une grande sensibilité musicale les anime (« suggest Mozart in a music box » 267 ) et pour Hilton Kramer, elles sont délicates et font penser à des miniatures :

‘For Miss Ryan was a miniaturist. She normally worked in a format hardly exceeding the size of a sheet of note paper. The collages she composed, using bits of paper, fabric, thread and paint, have the air of a private conversation, of something confided with affection and delicacy. 268

Hilton Kramer revient dans un autre article sur le caractère intime de ces collages et sur le rapport privilégié qu’ils mettent en œuvre entre l’artiste et le spectateur, grâce notamment au choix du format réduit :

‘In a period when outsize art-paintings that occupy entire walls, sculptures big enough to walk around in – has established itself as an esthetic norm, the small scale art object acquires a special status. It seems to offer itself as a private communication – a kind of secret, or confidence, between the artist and the spectator35. A chaque fois, lorsque le travail d’Anne Ryan est évoqué et en particulier ses œuvres au petit format, ce sont effectivement les mots « intimacy », « private », « delicate » ou « subtle » qui reviennent sous la plume des critiques 269 . ’

No. 547 (Fig. 18 p. 251) à l’inverse, fait partie des derniers collages, aux formats généralement plus grands. Les formes, les couleurs et la matière constituent également la base rythmique de cette composition aux tons pastels. Le fond est tapissé de pièces de papier et de tissu blanc, beige et bleu-gris, un matériau très fin parfois granuleux, comme les carrés de papier gaufré. Ici, les éléments ne sont pas répartis selon la grille verticale et horizontale habituellement utilisée mais ils sont orientés en diagonale. L’œil du spectateur est ainsi amené à suivre un parcours ; il est guidé par un ensemble de traces (des carrés bleu, blanc et rouge foncé) qui tournoient, notamment dans la partie centrale. A ce mouvement de rotation s’ajoute un jeu interactif entre les formes (carrées et triangulaires) et entre les grandes et les petites pièces. Sur ces matériaux reposent sept fines barres verticales qui tissent un axe horizontal et créent des pauses dans l’espace en mouvement. Par le dialogue entre les formes et les couleurs, le collage évoque une partition. Par ailleurs, les éléments s’inscrivent dans une structure où les matériaux esquissent des formes douces et harmonieuses. .

Avec les couleurs ténues, voire délavées, la composition parvient à suggérer une atmosphère tout à la fois lumineuse et sereine. L’important, pour Anne Ryan, était effectivement de traduire une atmosphère, comme elle l’expliquait en 1941 : « Abstracts which have within them an atmosphere yet have no light nor shade within them. atmosphere - the goal (sic ) » 270 . En outre, dans « Blue Collage », elle écrit : « Blue not captured by the eyes/But felt ».

Contrairement à la plupart des collages, celui-ci ne présente pas de fils, de déchirures ou d’effilochures et il ne fait pas l’objet d’une construction compacte. Il donne à voir des fondus et des transparences, et un champ aéré. Une volonté d’épurer les formes semble se deviner ici. En effet, les derniers collages sont dans l’ensemble plus dépouillés, l’écriture plus minimaliste ; l’espace n’est plus rétréci, les couleurs sont atténuées, comme si le souci du peintre était de parvenir à l’essentiel, de tendre, par une réduction des moyens plastiques, vers l’invisibilité, vers le silence, vers une certaine forme d’ascétisme. C’est, semble-t-il, ce qu’elle laissait entendre lorsqu’elle écrivait en 1949 que son but était d’atteindre la clarté : « clarity is the great aim » 271 . De surcroît, les couleurs délavées font signe vers une volonté d’effacement.

Dans cette œuvre, l’artiste est proche de Mark Rothko, de Barnett Newman ou encore de Ad Reinhardt, un peintre que Holland Cotter compare à Anne Ryan :

‘(...) as different as their personalities undoubtedly were, both artists spoke of “clarity” as an esthetic goal, both returned to the classicism of geometric abstraction after experimenting with more Dionysian styles, both viewed art as an instrument of interiority rather than selfexpression 272 . ’

Tous deux avaient en effet le même but esthétique et leur art est un art de l’intériorité. Néanmoins, le dessein d’Anne Ryan n’était pas de créer un art absolu, hors du temps et immatériel. Ses œuvres, en particulier les monochromes et les collages cruciformes, peuvent suggérer un lien avec un état transcendantal et le religieux. Par ailleurs, la facture minimaliste des dernières compositions les leste d’une force mystique 273 . Cependant, elles puisent leur inspiration dans le vécu et le tangible et elles se caractérisent essentiellement par leur matérialité et l’ancrage au corps. Les matériaux de base qu’affectionnait l’artiste sont le bois, le papier et le tissu, des matériaux humbles liés au quotidien. Ils sont pauvres, usés par le temps, chargés d’histoire et de mémoire.

L’œuvre d’Anne Ryan relève d’un art tactile qui file une substance où se croisent le visible et l’invisible, où se mêlent le palpable, le charnel et le sensuel. Inscrits à l’intérieur d’un espace morcelé et discontinu, les fragments prélevés dans l’entourage du peintre recueillent le flux chaotique de la vie, signes d’expériences diverses qui montrent avant tout des traces et les empreintes d’un corps.

Notes
264.

Donald Windham affirme à juste titre qu’Anne Ryan « peignait » avec le tissu et le papier et c’est là que réside, selon lui, sa touche personnelle. Il écrit : « she painted with cloth and paper - using them as pure color and texture, not as shapes or subject matter - as one had done before her ». « Anne Ryan and her collages », Art News, op. cit., p. 78.

265.

Poème étudié p. 30-35

266.

C’est aussi l’angoisse liée à la réduction de l’espace autour du corps. On songe à Alice redevenue petite tombée par mégarde dans la mare de ses propres larmes et à sa peur de se noyer. Peur de disparaître ou de s’enfermer dans un « cercle dont la répétition indéfinie fait naître un espace vertigineusement concentrique », pour reprendre les termes de Sami-Ali dans son étude sur le rapport entre le corps et l’espace dans l’œuvre de Lewis Carroll. Voir L’Espace imaginaire (Paris : Gallimard, 1974) 221

267.

Gage Otis, « Art », Arts and Architecture, vol. 72 ( May 1955)

268.

Hilton Kramer, « Anne Ryan : Bigness on a Small Scale », The New York Times (3 Feb.

1968) 25.

269.

35 Hilton Kramer, « Art : Less is More, Two Cases in Point », The New York Times (Jan. 26, 1979) 25. 36 Certains critiques rapprochent les collages d’Anne Ryan de l’œuvre de Lenore Tawney, notamment par le travail sur petit format et par l’utilisation d’un matériau fibreux. Toutes les deux étaient sensibles à la matière ; néanmoins les compositions de Lenore Tawney puisent essentiellement dans la figuration. Voir l’article de Robert Kushner « Lenore Tawney at Tenri », Art in America (Dec. 1994) 103-104

270.

Journal of Anne Ryan 1938 -1942, op. cit., p. 21

271.

The Tiger’s Eye, op. cit., p. 46

272.

« Material Witness », op. cit., p. 182

273.

On peut voir également des affinités avec l’œuvre minimaliste d’Agnes Martin très

intéressée elle aussi par les poètes saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila. En outre,

comme Anne Ryan, Agnes Martin a travaillé l’écriture verbale