Le collage : du rebut au rébus

Glaner, accumuler, collectionner

La recherche et l’accumulation d’objets de toutes sortes constituent le travail préliminaire du collagiste. Dès le début, Anne Ryan a glané son matériau de base dans son entourage, un matériau lié à son quotidien et sélectionné pour ses qualités visuelles et tactiles : des papiers d’emballage (de sucre, de fruits, de thé...), des tickets de métro, des coupures de journaux, des timbres-poste, des photographies. A ces objets usagés s’ajoutent des morceaux de toile cirée, de cuir, des tiges de bambou, différents papiers choisis pour leur texture ou leur épaisseur (du papier de verre, aluminium, doré, crépon, chiffon...), des bourres de laine et de coton, de la ficelle, de la charpie, des fils et des tissus épais et/ou fins, rugueux et/ou lisses (de la toile de jute, des serviettes de table, des nappes, des voilages, des étoffes en tweed, en lin, de la gaze, de la soie, du satin, du tulle, de la dentelle...). Ce sont des objets appartenant à des âges différents (de la fin du dix-neuvième siècle aux années cinquante), témoins d’un vécu 275 et en même temps de la société de consommation, tous arrachés à la routine du quotidien. Ainsi se situe-t-elle à la lisière entre deux époques. Ses collages témoignent d’un va-et-vient entre passé et présent, entre tradition et modernité par le matériau tout imprégné de mémoire et par leur aspect formel : l’héritage de la peinture cubiste et l’influence du mouvement expressioniste abstrait. En fait, ils se nourrissent de ce double emprunt. Certains, à la manière des collages cubistes, montrent aussi des bribes de mots, en particulier dans les premières compositions et des traces de peinture. Tous ces éléments sont utilisés comme des couleurs sur une palette. L’artiste mettait également des objets de côté afin de les voir se métamorphoser par la patine du temps et prendre une nouvelle texture, comme l’explique sa fille : « When something in the house got old, acquired by wear a “feel”, and to the usual person was ready for the trash can, then we would say, “Now it’s getting to the collage stage” » 276 .

Par son goût pour le rebut, les choses ternies, décolorées, trouées ou déchirées, elle appartient à cette génération de peintres tels que Kurt Schwitters, Antoni Tàpies, Alberto Burri ou Robert Rauschenberg. Son travail fait songer également aux artistes de l’Arte Povera dans les années soixante qui voulaient faire entrer la matière, l’objet pauvre et insignifiant dans l’œuvre. Pour John Ashbery, même si Anne Ryan n’a pas connu la notoriété de Kurt Schwitters et même si son nom est associé uniquement au milieu artistique new-yorkais, elle annonce néanmoins les artistes matiéristes du milieu des années cinquante :

‘In several exhibitions at the Betty Parsons Gallery in the early 1950s she quickly established a reputation which has remained largely confined to the New York art world, but which is extraordinarily alive there. In the absence of critical attention one can only conjecture . whether her work hasn’t had more influence than is realized. But it does seem a kind of anticipation of the interest in junk and matière of the mid-’50s. Schwitters, of course, was a better-known precursor, but there are passages in Anne Ryan, particularly in her “messier” constructs, where cheesecloth is disintegrating hopelessly and comically, and paper gets the color that can be achieved only by someone stepping on it, that are close to the early Rauschenbergs 277

Ses premiers collages, notamment ceux qui mêlent des fragments linguistiques, attestent en effet l’influence de Kurt Schwitters à ses débuts et non pas de l’époque du Merzbau, cette œuvre gigantesque aux formes exubérantes, sorte d’excroissance faite de toutes sortes de détritus et d’objets de récupération. En outre, comme dans le travail de Schwitters, de Tàpies ou de Burri, son utilisation de matériaux de rebut est empreinte du tragique d’une réalité marquée par la guerre, la récupération et la survie. Son journal est émaillé de références à la guerre et à un quotidien difficile et angoissant :

‘Dec 9 - 1941 First air raid alarm. I shall never feel so frightened again – couldn’t. I was in bed with lumbago & Thomas was home sick with a cold. We forgot sickness in a hurry. Packed the string-bag with bottle of water, bread, towel, soap, candle, matches & extra petticoats & sweaters and fully dressed stood in the downstairs hall waiting. (...) Where shall I go ? The values change. I suddenly seem to possess nothing of value 278 . ’

C’était au début de la guerre ; néanmoins l’obsession du manque ne l’a jamais quittée, d’où la tendance à l’accumulation afin de ne rien perdre. Vivant dans une situation précaire, elle achetait ses vêtements dans des friperies. Le 14 novembre 1940 elle écrit encore dans son journal :

‘Cold. Lighted the stove. Went to Brooklyn to buy some victorian (sic ) dresses to keep me warm 279 . ’

La pauvreté, le manque sont par ailleurs à l’arrière-plan de deux textes écrits dans les années quarante, comme « The Coat » ou « Ludvica » :

‘This was the winter when people walked the streets looking for work; women were desperate, shivered, had red rims around the eyes and a thin trembling on their lips. One old woman had even walked slowly into the river and had drowned deliberately 280 . ’

C’est dans un tel contexte de privation qu’elle réalise ses premiers collages à partir de tissus usagés (des vieilles nappes et autres étoffes en lin) recyclés par le graveur Douglass Howell. Celui-ci se servait d’une méthode traditionnelle apprise à Florence pour créer un papier fait main à base de lin utilisé au début par des dessinateurs et des graveurs et plus tard par des artistes tels que Lee Krasner, Jackson Pollock et Rauschenberg 281 . Au début, Anne Ryan composait ses collages sur ce papier moucheté, puis vers les dernières années de sa vie, lorsque sa situation financière s’était améliorée, elle s’en servait comme éléments d’une palette pour la qualité de leur texture. Elle utilisait donc un matériau étroitement lié à son vécu et à son corps, porteur de traces laissées par le temps et imprégné d’odeurs. Dans ses oeuvres et dans chaque fragment, la matière se donne à voir et plus encore à toucher, à sentir et à entendre, matière naturelle qui résonne du froissement, du cri du tissu et du papier. Elle constitue bien le véritable langage de cette artiste, comme l’a souligné John Ashbery poursuivant la comparaison avec Schwitters :

‘And matière is far more important than in Schwitters. (...) The paper talks with the voice of paper, droning where it is square, screeching where it is torn. The cloth is really cloth : it assumes its natural role of a harried mother (it was made to clothe us and doesn’t renounce this duty lightly). One is aware of these as parts : they have a density and specific gravity they never had before. And one is aware of the whole as an emanation of them rather than as a syntactical, organic whole 282 . ’

Le travail d’Anne Ryan se distingue en effet de celui de l’artiste allemand par la chaleur, l’intimité qui se dégagent des compositions de même que par leur fragilité. Dans ses œuvres se lit avant tout la volonté de laisser une marque personnelle et non pas le désir de véhiculer un message social ou politique. Enfant de la guerre, Schwitters interroge le monde en ruines et les êtres qui l’entourent. Héritier du dadaïsme, il construit un œuvre qui s’organise autour des idées de refus et de critique sociale. Anne Ryan ne partageait pas cette attitude 283 ; même si elle se sentait en décalage par rapport à la société de son temps, ses préoccupations n’étaient pas d’ordre idéologique. Elles étaient plutôt celles d’une femme aux prises avec son désir et ses fantasmes qui tentait de dire son rapport au monde et à l’autre. Parlant des tissus, John Ashbery revient sur la relation au corps : pour lui, le travail d’Anne Ryan évoque le rôle d’une mère prodiguant des soins à son enfant. Il ajoute : « Anne Ryan was an artist who knew how to speak that secret language of around-the-house ». L’écrivain Donald Windham, quant à lui, parle de l’engagement personnel de l’artiste dans son travail de création et la compare également à une mère de famille délicate et attentionnée :

‘She cared for the various arts, not as a dilettante, but as a mother of a family might care for all its children, designing each one’s clothes, preparing their meals, leading their games, and making up stories for them before she puts them to bed at night 284 . ’

Artiste passionnée, elle s’est entièrement consacrée à son art :

‘Her nature was passionate : and I think that working in collage was the last great passion of her life, a passion she gave herself to wholly, without possibility of fulfillment, but without loss of hope and desire 285 . ’

Selon Donald Windham, le collage était véritablement une passion restée inassouvie cependant, comme l’avait été l’écriture. Travail proche de l’activité de sélection et de découpage du poète : l’artiste trouvait dans ce médium une grande satisfaction et un plaisir liés en partie à la manipulation du matériau.

Notes
275.

Anne Ryan vivait dans une situation financière difficile et, de ce fait, elle confectionnait ses vêtements ou les achetait dans des friperies. Elle aimait se vêtir de longues robes (par pudeur mais aussi pour se protéger du froid), robes amples semblables à celles que portaient les femmes à l’époque victorienne. Les tissus de ses vêtements étaient ensuite réappropriés pour figurer dans ses collages.

276.

The Saint Elizabeth Alumna, op. cit., p. 2. L’emploi du pronom « we » confirme les rapports étroits entre Anne Ryan et sa fille. D’ailleurs, après la mort de sa mère, Elizabeth McFadden a elle-même réalisé des collages, dans un souci peut-être de poursuivre un travail de création brutalement interrompu et ainsi de perpétuer une mémoire

277.

John Ashbery, « A place for Everything », Art News, vol. 69 (1970) 32

278.

Journal of Anne Ryan 1938 -1942, op. cit., p. 17

279.

Op. cit., p. 5

280.

« Ludvica », op. cit., p. 116

281.

C’est lors d’une exposition de collages d’Anne Ryan à la Betty Parsons Gallery en 1951 que

Lee Krasner et Jackson Pollock découvrent ce papier. Sur les origines, la fabrication et

l’utilisation du papier Howell par d’autres artistes, voir « Paper Chase », Portfolio (May /

June 1983) 78-85

282.

Op. cit., p. 32

283.

Sa fille note : « This was, perhaps, curious, because the Dada movement, in which Schwitters was a leading figure, was filled with the breath of anarchy, the palpable joy, as it were, of kicking over the traces and glorifying irrationalism. This she disregarded, taking the means and letting the substance go » The Saint Elizabeth Alumna, op. cit., p. 2.

284.

Catalogue de l’exposition Anne Ryan. Collages, Stable Gallery, New York (24 avril-11

mai 1964).

285.

Donald Windham, « Anne Ryan and her collages. Balance, elegance, control », op. cit., p.78