Couper, coller, décoller

Jean Arp disait : « Quand je fais des papiers déchirés, je suis heureux » 286 . Tel est aussi le sentiment qu’éprouvait Anne Ryan lorsqu’elle fabriquait ses collages. Elizabeth McFadden témoigne :

‘(...) she reveled in the new medium (...), a medium of pure joy (...). An artist, she believed, should experiment always. And this she did, naturally and completely and with great joy 287 . ’

L’art était en fait pour elle un exutoire et une thérapie, comme l’avait été la poésie dans les années vingt. Son acharnement au travail était une lutte contre la souffrance et la solitude, un moyen de survie. Sa fille ajoute :

‘She often quoted Matisse’s, “Work is paradise” (...). It was quite remarkable, the zest with which she did her art. (...) She would work at her art vigorously for about a month or six weeks and then “give it a rest a while” by turning to sewing or reading or making jewelry. For her, the joy of art was a blessing in a life shadowed by unhappiness and tragedy 288

C’est dans le collage en particulier qu’elle trouvait cette énergie, un médium qui fait intervenir le corps tout entier dans l’acte de déchirer, de couper, de coller et de décoller. Activité ludique et physique qui joue du hasard et qui relève à la fois du geste spontané et réfléchi. Le corps est engagé dans l’élaboration de l’œuvre : les mains manipulent le matériau, le découpent, le trouent, l’effilochent, l’aplatissent, le froissent, le plissent ou le réparent. Il laisse une empreinte, celle laissée par la main appuyant sur les fragments pour faire glisser la colle et produire des effets changeants.

Chez Anne Ryan, la colle est un autre élément de sa palette, une matière absorbante qui modifie et altère la texture des éléments. L’artiste appliquait la colle avec un couteau, puis avec la paume de ses mains, elle pressait les différentes pièces de papier et de tissu et les défroissait. Une fois sèche, la colle créait un réseau de plis ; elle chiffonnait et froissait alors à nouveau les matériaux pour suggérer une surface tout en mouvement. Holland Cotter explique :

‘Ryan fixed her components with Higgins’s vegetable glue, applying it with a ceramic knife, and smoothed the materials out with the palms of her hands. The drying glue creates patterns of wrinkles in thin materials, but in addition Ryan deliberately crushed paper and bunched cloth to enhance a surface activity (...) 289 . ’

Le collage Untitled (1950) (Fig. 19 p. 264), par exemple, est entièrement imprégné de colle, l’élément de base de la composition. Il montre un assemblage de papiers et de tissus de textures et d’épaisseurs différentes sur un support jaunâtre. Au centre, les papiers épais blancs noyés dans la colle dessinent des nervures et des taches brunes. Ils jouxtent d’autres pièces fines et transparentes, maculées de stries et de filaments bruns et des tissus à la trame serrée ou laissant apparaître des fronces. En bas et à droite de la composition, papiers et tissus alternent et donnent à voir tout un ensemble de motifs : des trous, des plis, des points de couture traçant une croix, des fils, des traînées de couleur bleu, des points rouges. L’espace s’organise autour d’un matériau jauni, usé, fripé et défraîchi qui prend forme et s’anime sous l’effet de la colle. Prises dans un flux dynamique, les matières se fondent les unes dans les autres. Leur texture semble grossie. Dans la salissure se reflète la substance du temps et se révèle le désir de montrer l’essence de la matière, un désir que le peintre a exprimé dans ses poèmes et notamment dans « Lost Hills ». Là se dit la volonté d’aller au delà des apparences et de toucher à la beauté et à la nature intime des choses : « And gathered all its blues with hungry eyes. (...) Groping he’d lost the beauty of the thing », « And stretched thick hand to feel this younger green/As though to grasp and make this beauty his » 290 . Les verbes « grasp », « gather » et « grope » disent le désir de restituer l’essence de l’objet, ce que Gerard Manley Hopkins a défini par les notions d’inscape et d’instress. Dans un article intitulé « Anne Ryan’s Interior Castle », John Bernard Myers évoque l’influence de la poésie de Hopkins et des écrits du théologien médiéval théologien médiéval Duns Scot sur la pensée d’Anne Ryan. Celle-ci était en effet attirée par l’idée de singularité, l’haeccéité développée par Duns Scot, un concept repris également par Hopkins et qu’elle traduit dans ses écrits par la notion de self 291 . L’« inspect » possède un ancrage pictural, comme le souligne John Bernard Myers et la notion d’individuation se retrouve dans le travail plastique du poète, à savoir dans les collages où chaque pièce déplacée de son lieu d’origine et juxtaposée à une autre, est à saisir isolément afin d’en découvrir l’essence et la beauté cachées :

‘A small piece of silk, a bit of candy wrapper, some ripped parchment, a square of kindergarten paper were what they were. Their “thisness” could be put together and “transmuted,” to use Anne Ryan’s word, into a pictorial composition 292 . ’

Leur agencement dans le tableau, leurs formes irrégulières et leurs contours contribuent à accentuer leur singularité. Pour l’artiste, chaque fragment a sa propre histoire, sa propre texture à l’intérieur de laquelle se niche la vérité de l’objet. Comme l’affirme Roland Barthes à propos de l’art de Cy Twombly, la vérité se devine avant tout dans les choses usées et salies par le temps 293 . La vérité de l’œuvre, la vérité du sujet se lit dans les macules, les mouchetures et les effilures, un matériau humble et fragile qu’Anne Ryan affectionnait tout particulièrement. L’artiste donne ainsi à voir un travail où la matière naturelle et vivante est habitée par des odeurs, celles d’un corps qui s’y exprime au sens littéral du terme.

De plus, les tissus sont le plus souvent effrangés et parfois seul subsiste un fil, reste d’une étoffe récupérée ou qu’elle a détramée. Dans l’attouchement de la matière, dans la palpation du tissu, s’établit un rapport direct entre le collagiste, le support et les fragments rapportés. Ainsi manipulés, le papier et le tissu proches du corps, deviennent objets de désir. Ils s’apparentent à une peau sur laquelle s’inscrivent des griffures, des salissures et autres traces indéfinissables. Le collage fonctionne comme une matrice : il recueille les traces des désirs, témoigne d’une présence en son creux. Dans ce travail de corps à corps, la matière est le signifiant premier, lieu du plaisir (du toucher, du sentir) mais aussi de la jouissance. Matière fantasmatique qui met en scène la jouissance comme étant de l’ordre du possible alors qu’elle a partie liée avec la perte et l’impossible toujours poursuivi 294 .

Dans la manipulation du matériau, dans le cri du papier (« The paper speaks with the voice of paper (... ) screeching where it is torn » écrit John Ashbery 295 ) et du tissu s’affirme cet autre langage du secret dissimulé dans les différentes couches de l’œuvre.

Notes
286.

Jean Arp, Jours Effeuillés (Paris : Editions Gallimard, 1966) 432.

287.

Op. cit., p. 2, 3.

288.

Ibid., p. 3-4

289.

Art in America, op. cit., p. 181

290.

Annexes p. 14.

291.

Dans son étude sur Hopkins, René Gallet traduit le terme inscape par « inspect » et instress par « intension » et donne la définition suivante de l’haeccéité scotiste : l’haeccéité « tend à se joindre à la famille de notions constituées par l’« accuité », le « singulier » ou la «personnalité », et l’« intension », alors que l’« inspect » est ailleurs rangé du côté de l’« essence » ou « nature ». G. M. Hopkins ou l’excès de présence (Paris : Fac - éditions, 1984)

292.

Archives of American Art Journal, op. cit., p. 10

293.

Roland Barthes écrit : « Prenez un objet usuel : ce n’est pas son état neuf, vierge, qui rend lemieux compte de son essence ; c’est plutôt son état déjeté, un peu usé, un peu sali, un peu abandonné : le déchet, voilà où se lit la vérité des choses. C’est dans la traînée qu’est la vérité du rouge ; c’est dans la tenue relâchée d’un trait qu’est la vérité du crayon ». Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus (Paris : Editions du Seuil, 1982) 165.

294.

Comme l’explique Nestor Braunstein, la jouissance est de l’ordre de l’ineffable et se situe « hors du temps ». Elle est du côté de la Chose et de l’Autre extérieur intériorisé, l’Autre « extime », selon la terminologie de Lacan. Voir Nestor Braunstein, La Jouissance. Un Concept lacanien (Cahors : Point Hors Ligne, 1992) 188.

295.

Art News, op. cit., p.32.