Le palimpseste

Matière-mémoire

De cette écriture proche du corps restent des traces ; certaines appartiennent à un passé récent, d’autres relèvent de perceptions lointaines et de souvenirs profondément enfouis. Elles apparaissent par intermittence sous forme de fragments ou de lambeaux : matière résiduelle semblable à des pans ou des bribes de mémoire que l’artiste rassemble et met bout à bout afin de créer une continuité et donner l’illusion d’une totalité.

Comme le signalent les écrits, le temps est une préoccupation obsessionnelle. Dans les collages, Anne Ryan tente de l’arrêter ou d’en retenir le flux en superposant ou en mêlant, le plus souvent dans un espace réduit et compact, une succession de moments, de souvenirs et d’expériences collectives et individuelles. Par ce travail d’accumulation et d’empilement, elle cherche ainsi à fixer, à immobiliser des souvenirs mais aussi à retrouver la chose perdue et tout ce que la mémoire a éludé et maintient dans des zones d’ombre et de silence. Le papier et le tissu sont une matière-mémoire, des lieux où se déposent des sensations, des émotions ; en un mot, ce que l’artiste a enregistré, saisi ou occulté.

No. 10 (1949) (Fig. 20 p. 268) est un collage dense en matière. Ici, le matériau semble plaqué sur le support et son épaisseur confère à la composition une impression de pesanteur. Il est lourd, opaque, chargé du poids poids d’un corps à recouvrir, corps souffrant qui porte les stigmates de la guerre. Les chiffres « 1944 » se détachent au milieu sur un papier marbré vert. Le référent est la guerre, un référent lourd de sens suscitant des souvenirs douloureux. Par la mise en exergue du signifiant, c’est tout un pan de l’histoire collective qui resurgit et se donne à voir dans sa dimension tragique. Le souvenir ébranle les couches superposées de la mémoire et convoque autour de lui une série d’images, à savoir le froid, la survie, la misère, la détresse. Ce sont des images directement liées à l’expérience personnelle de l’auteur. Ainsi note-t-elle dans son journal le 11 décembre 1942 dans un style laconique mais éloquent : « Declare war on Germany & Italy, again a wordless day. Lost Days. Dreadful Days » 296 . Elle retranscrit ses sentiments quelques années plus tard dans une œuvre plastique où le manque et la privation sont inscrits dans la texture même du matériau : le tissu en laine épaisse (à chevrons et à carreaux) des vestes et manteaux d’hiver. L’artiste elle-même, pour se protéger du froid, portait souvent une robe sur l’autre, couvrant ainsi son corps de plusieurs couches. Le collage montre cette succession de couches de tissus chargés de souvenirs, de sensations accumulées et faites d’une matière chaude et isolante. Ces fragments forment un contraste avec le tissu plissé placé au centre à gauche, une pièce décorative fluide et animée chargée de motifs qui disparaissent et réapparaissent. Par le mouvement des plis, celle-ci donne une impression de volume et d’infini et crée une dynamique dans la composition rigide et austère. En outre, elle est collée sur les autres morceaux et fait ressortir la texture de leurs matières. L’œuvre participe du trait baroque, au sens développé par Gilles Deleuze 297 même si le pli ici est avant tout tragique, pris entre la mort et la mémoire. La pièce se situe sur la ligne horizontale de la croix dont le tracé est ébauché par la disposition des matériaux et elle fait pendant aux chiffres « 1944 ». Le tissu est une matière chaude et protectrice mais celle-ci ne recueille plus la chaleur qui l’habite d’ordinaire. Il est objet métaphorique d’un corps tout entier traversé par la douleur. La vie semble avoir cessé, figée à jamais dans ces pans d’étoffe témoins d’un quotidien chaotique et déchiré. Avec les papiers nettement découpés qui les chevauchent ou les juxtaposent, les morceaux de papiers et de tissu donnent l’impression d’être immobilisés, comme raidis par le froid, l’humidité et la mort. De surcroît, au milieu une bande de papier blanc disposée verticalement scinde l’espace en deux parties. Elle dessine une coupure intensifiée par l’accumulation de papiers aux formes anguleuses et aux bords tranchants et elle marque ainsi une incise métaphorique, celle d’un monde fracturé, en souffrance. Par ailleurs, les papiers épais blancs, maculés par endroits, ressortent de la composition. Le blanc, couleur de la mort chez Anne Ryan, cerne l’œuvre d’un large bord et donne l’impression d’envahir l’espace. En haut à droite, une tache de peinture d’un bleu intense cerclé de noir attire le regard. Elle apparaît juste au-dessus des chiffres, comme si en maculant le tissu usagé de sa main et donc en le marquant d’une double empreinte, l’artiste tentait par l’image de traduire l’incommunicable, ce qu’elle ne peut dire avec les mots (« a word-less day »). La guerre a laissé des traces et le langage s’est pétrifié, fossilisé : seuls quelques signes iconiques parviennent à supplanter les mots. En bas à droite la signature du peintre . est masquée par la couleur sombre. Le nom est effacé, il se fond dans un collectif anonyme, comme s’il avait disparu à jamais de l’histoire.

Dans No. 8 (1948) (Fig. 21 p. 272) le nom de l’auteur, au contraire, est mis en exergue par la lettre « R » inscrite en majuscule et en caractères gras. La composition est dense, sa charpente lourde car son matériau est épais (papier d’émeri, photo). Datant de 1948, elle montre l’influence directe de Kurt Schwitters par son architecture et par l’utilisation d’un matériau emprunté au quotidien et mêlé à des éléments linguistiques. Ses différentes couches forment une masse opaque d’où émergent des fragments de papiers et de photographies et des bribes de mots. Le tout est un ensemble de signes iconiques et linguistiques mis en valeur et saisis dans leurs différences. Ces signes investissent le support dans lequel ils sont sertis. Nés d’un désir de ne pas tenir compte de la coupure sémiotique, ils imposent une nouvelle lecture. Comme dans le centon, deux modes d’écriture se rapprochent, se confrontent sur une même surface et le collage opère un glissement d’un champ dans un autre. Ce jeu de l’un dans l’autre crée une dynamique et un rythme par l’emploi du matériau hétérogène et par les couleurs (les petites touches de jaune vif au milieu en haut et en bas alternant avec les grandes masses de noir et des couleurs plus ténues, le blanc, l’ocre et le bleu). L’œuvre dissimule des parties et en dévoile d’autres, comme les deux photographies. Celle de gauche placée de travers dessine une forme triangulaire ; elle montre une esquadrille d’avions précipités dans un mouvement de chute. L’instant fixé sur la photographie est réapproprié, doublement saisi. S’agit-il d’un souvenir lié à la guerre, de la commémoration commémoration d’un événement ? Ce fragment fait écran. La deuxième, par un procédé d’emboîtement, inscrit le mot dans l’image. Elle donne à voir une sorte de clé dont la partie supérieure présente un ensemble de cercles concentriques traversés par deux lignes. Le regard focalise sur ce point, comme sur une cible. Des restes de mots amputés (« NAL », « DE ») reliés par la préposition « OF » sont intégrés à l’espace. Ils renvoient vraisemblablement au titre d’un quotidien ou d’une revue. Quant à la lettre « R », l’initiale du nom de l’auteur, elle est isolée et fait surface en bas de la composition. Amputée elle aussi, elle est l’indice d’une réduction ou d’une mutilation du sujet. La coupure dans le signifiant signale une coupure dans le signifié. La lettre insérée dans le corps du centon parmi des fragments du quotidien trahit la volonté de mise en évidence d’une origine et le désir de révéler une intériorité. Le papier est une matière-mémoire intimement liée au sujet dont la voix est iconiquement figurée par cette lettre. Michel Serres rappelle l’origine commune entre centon et centre. Il écrit : « Au centre gît le centon recouvert de pièces, composé de morceaux. En cette singularité à la limite ponctuelle et presque absente, le monde se réunit et se rencontre, se juxtapose, souvent, ou se fond, quelquefois. Au centre gît le sujet, jeté sous ces pièces, récepteur d’information et de douleur » 298 . Le collage est un palimpseste qui, sous les couches de papier, donne à lire et à entendre la voix d’un sujet.

No. 550 Arch Mallorca (1953) (Fig. 22 p. 274) met en place le même type d’écriture même si la composition est très différente de No. 8. Comme les derniers collages de l’artiste, elle est plus aérée, moins chargée en matière et elle n’intègre pas d’éléments extérieurs. En plus du numéro, Anne Ryan a ajouté un titre, ce qu’elle faisait rarement préférant ne pas suggérer de contenu référentiel, une pratique également courante à cette époque en art abstrait. L’œuvre se nourrit et s’élabore à partir des souvenirs personnels de l’auteur. Ici son passé fait surface à travers les couleurs et les formes. C’est une composition fortement architecturée à l’intérieur de laquelle se donnent à voir des papiers découpés dessinant diverses formes : certaines, rectangulaires ou arrondies, suggèrent une voûte ou le dôme d’un édifice, d’autres montrent des lignes brisées évoquant le profil d’une volée d’escaliers. Chacune de ces formes réparties en bas et en haut du collage se répète à trois reprises. Dans la juxtaposition et l’imbrication de ces éléments formels et dans leur agencement sur le support, la composition évoque l’architecture d’un village majorquin niché dans un paysage montagneux. Par les couleurs pastel (bleu, blanc, beige, vert, gris), elle s’imprègne de l’atmosphère douce du climat méditerranéen. En bas à droite les couleurs tonales donnent l’impression de se fondre les unes dans les autres, à la manière du souvenir dont subsistent des bribes ou des images floues. De plus, les matériaux, comme les pièces de couleur beige ou vert, sont fins et délicats, presque transparents ; ils sont légèrement plissés par endroits et sont parfois marqués de petites déchirures. Ailleurs, et en particulier dans le papier moucheté gris clair, émergent quelques lettres et mots si petits qu’ils sont à peine perceptibles. Le spectateur est amené à s’approcher du collage pour percevoir ces quelques fragments qui soudain font irruption (voir détail Fig. 23 p. 276). Ce sont des mots isolés placés à l’envers dans des directions opposées, comme le déterminant « the » et le substantif « day ». Ailleurs dans le collage apparaissent le nom « Brown » et le signifiant « waks » qui, par déplacement métaphorique, fait entendre « wax ». Le mot renvoie à la peinture et au travail de superposition de couches de matières évoquant la texture du glacis. En outre, il porte les connotations de la mort : la matière molle et la couleur jaunâtre de l’encaustique rappellent l’onguent et le visage parcheminé des mourants. Dans « To Die », la religieuse allongée dans son cerceuil a le teint cireux (« with a skin like wax against the white about her face » 299 ) et dans « Extreme Unction », le corps du défunt est comparé à de la cire que l’on coule dans un moule (« The eyes were covered, the limbs were straightened like wax into a mould » 300 ).

D’autres signes linguistiques se devinent mais ils sont illisibles car ils se confondent avec les mouchetures du papier. Les lettres s’enfoncent, se perdent dans la texture du matériau, comme si le désir du peintre était d’une part, de signaler les limites du langage et, d’autre part, de désorienter le lecteur. Au centre et à gauche les formes sont délimitées par deux masses sombres, des papiers découpés plus épais portant des traces de pinceaux. La main du peintre intervient ici pour opacifier le sens : elle dessine une zone d’ombre et scinde d’un geste vertical une composition aux formes souples et harmonieuses et aux couleurs estompées.

Collage palimpseste : l’œuvre révèle des interstices, des frontières entre les différents papiers nettement découpés ou échancrés et déchirés par endroits. Elle montre aussi un coin de papier décollé au milieu et des éraflures en haut à gauche dans le papier beige et gris, autant de traces délicates de la main de l’artiste destinées à signaler la présence d’une écriture sous-jacente, autres restes ou fils d’un texte à déchiffrer. De surcroît, les signes ne font qu’un avec la matière et le support qui les font signifier. Matière-mémoire, tissu palimpseste semblable à la page blanche sur lequel s’opère un « grattage » pour reprendre les termes de Serge Leclaire définissant l’opération d’écriture comme « une sorte de travail de “grattage” qui tendrait, sans y réussir jamais, à décaper en partie ce qui se donne pour une surface, afin d’en faire réapparaître la trame, qui est l’écrit proprement dit : le corpus inconscient » 301 . Aussi le mot aurait-il pour fonction de capitonner le tissu inconscient. Ici, le peintre agit sur la toile dans le but de faire resurgir une écriture enfouie mêlée à la texture du papier et qui réapparaît partiellement, à l’état de traces. Art de la dissimulation et du leurre : l’œuvre dévoile ses propres limites même si elle tente de simuler les failles ou de colmater les brèches. Là, dans cette zone intermédiaire, la matière première du langage puise sa substance, c’est-à-dire entre les épaisseurs et les transparences. Sur cette strate se superpose une autre couche faite d’un matériau référentiel. Cette couche aux tons pastel a l’apparence vaporeuse et diaphane d’un voile qui confère à l’œuvre une dimension atemporelle. La mémoire inscrit les réminiscences d’un passé nostalgique, comme pour le fixer dans la matière. Ce passé toujours présent dans la mémoire de l’auteur est lié à son séjour sur l’île de Majorque. Anne Ryan écrit dans son journal le 27 octobre 1938 : « Painted “Spanish women walking on the Road near Cala Ratgada” Spain is in the room with me again ! No year can blot the memory out ! » et le 30 octobre 1941 : « Danced a tango at the Café Latino : to remember Spain » 302 .

Ainsi le collage révèle-t-il sa structure interne, c’est-à-dire son espace feuilleté d’où se détache délicatement chaque feuille jusqu’à donner l’illusion d’atteindre le fond, cette zone de résistance qui s’impose et se dérobe toujours. Il est bien le lieu d’une sédimentation et d’un dépôt où se noue le sens, lieu de l’inscription du sujet aux prises avec les désirs et les obsessions de son corps.

Notes
296.

Op. cit., p. 18

297.

Voir Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque. (Paris : Les Editions de Minuit, 1988)

298.

Michel Serres, Les Origines de la géométrie (Paris : Flammarion, 1993) 141

299.

Anne Ryan Papers, p. 2.

300.

Ibid. p. 3.

301.

Serge Leclaire, Démasquer le réel, op. cit., p. 68

302.

Op. cit., p. 2, 9