Eclat (s) du corps

No. 706 Red Collage III (1954) (Fig. 24 p. 280) donne à voir ce corps, à la fois comme surface d’inscriptions et comme lieu de désir : corps secret enfoui sous le matériau mais aussi corps sensuel, mis à nu, révélé sous l’éclat des couleurs et des textures. Il fait partie d’une série de compositions au titre associé à une couleur, comme Blue Collage ou Gold Collage, toutes réalisées à la fin de la vie de l’auteur. La même année, Rauschenberg avait également fait un collage autour de la couleur rouge intitulé Red Import et un autre Red Interior mêlant des couleurs plus chaudes, rouge orangé et or.

Red Collage déploie un dégradé de rouge entremêlé à des tons fondus beige et rose pâle et rehaussé de deux carrés dorés. L’œuvre délimite un espace qui se tisse de l’entrecroisement de papiers et de tissus à la fois opaques et transparents, mats et brillants. Les fragments sont assemblés sur un support en carton ondulé sur lequel ils adhèrent, et par endroits, ils sont entièrement absorbés par la colle ou cloqués. Des papiers d’emballage de fruits transparents et fins, comme le papier imprimé rose pâle au centre et collé à l’envers laissant apparaître la marque « Sunkist », jouxtent des morceaux de tissus opaques, très fins également, parfois troués ou ajourés. Les deux pièces dorées effrangées en haut à droite et en bas à gauche dessinent un maillage qui masque tout en laissant deviner le fond. En haut les franges tracent des échancrures dans le carton ondulé. En outre, des petits points et des taches rouges émergent à travers les mailles du tissu. L’ensemble forme une composition qui frappe par l’intensité des couleurs rouge et or, des couleurs éclatantes et chaudes. Celles-ci sont souvent mentionnées dans les écrits sur l’intérieur des églises de Majorque et opposées aux tons froids du bleu, la couleur de la Vierge, comme dans « Mass at Palma » ou « San Bernadino ».

Du jeu fondé sur les oppositions de couleurs et sur le contraste entre brillance et matité s’élabore une œuvre tout en vibration empreinte de sensualité. L’éclat du rouge vif et le scintillement du tissu doré font signe vers une écriture qui cherche à montrer la beauté et les secrets d’un corps, de ce corps désirant que l’auteur ne parvient à dire qu’en empruntant des détours métaphoriques. Dans un poème non publié, Anne Ryan souligne le caractère charnel et sensuel de l’œuvre d’art habitée d’une forte charge fantasmatique :

‘Artist :’ ‘Be sensual – lest it sensuality appear’ ‘in your pictures,’ ‘Be dishonest and brutal (...) 303

Pour elle, la peinture participe du sensuel (le mot est doublement mis en exergue) et du pulsionnel. C’est bien ce qu’elle donne à voir dans cette composition aux matières et aux couleurs chatoyantes. Les couleurs orangées, rose et or, rutilantes et chaudes, se répondent et les pièces dorées captent le regard du spectateur le troublant par l’intensité de leur éclat. Sous l’effet de la lumière, elles provoquent une sorte d’éblouissement, un scintillement qui fait soudain apparaître puis disparaître ce qui est dissimulé. De surcroît, avec la colle qui glisse sous les papiers fins, la surface du tableau devient lisse, mouvante et fluide, tel un tissu de soie moirée que le peintre déroule longuement et dont le poète souligne la beauté dans un court poème intitulé « Autumn Day » :

‘I know how the great river will look’ ‘Wih a soft tide’ ‘Tinted with October.’ ‘Lengths of shot-silk will flood to the sea’ ‘And be lost in light 304

Ce petit texte musical saturé des consonnes /s/ et /t/ corrobore la fascination de l’artiste pour la matière sonore et visuelle des choses, une délectation qu’elle révèle dans ses manuscrits en doublant des consonnes, par exemple, ou en modifiant l’écriture de certains mots. En peinture, elle insiste sur la nécessité de travailler la couleur et la lumière afin d’enrichir la texture d’un tableau, comme elle l’écrit dans son journal :

‘I feel like painting every canvass (sic ) over. To become richer & rich’ ‘is the goal 305 ’ ‘I shall go over every painting to make richer surface 306 .’ ‘’

Elle fait allusion au travail sur la lumière et la couleur, travail physique dans l’épaisseur de la matière picturale qui fait intervenir le corps du peintre (« be dishonest and brutal » avait-elle écrit 307 ). Son but est donc non seulement de montrer l’apparence des choses mais aussi leur partie invisible, l’espace du dedans. Dans ce collage, elle y parvient, outre la couleur, en faisant ressortir une multiplicité de signes sur la surface de la composition : des réseaux et des ramifications, des ondulations, des sillons, des plis et de nombreuses petites incises ou entailles creusées par ses mains. Ces marques de griffures dessinent des traits et des lignes particulièrement visibles dans le carton ondulé et dans les papiers fins. Ils sont les indices qui trahissent un travail de fouille dans les profondeurs de la matière. Pour Anne Ryan, le collage permet ce travail en creux, dans la trame et dans les plis de l’œuvre.

No. 395 (1950) (Fig. 25 p. 284) révèle cet espace du dedans. Il déroule également un tissu aux couleurs contrastées dont la dominante est le rouge, plus intense ici, mêlé à des taches ocre jaune, à de petites pièces dorées et à des tons pastel mais il se distingue surtout de Red Collage par sa facture éclatée. L’espace est saturé d’un matériau compact qui se superpose, s’imbrique et s’enchevêtre, comme si les éléments étaient jetés sur le support. Presque tous les fragments sont bordés ou traversés par des franges ou des fils de couleur rouge foncé qui s’insinuent dans l’amas de matière, disparaissent soudain puis réapparaissent sous les différents papiers ou au-dessus d’une pièce de tissu.

Des éléments linguistiques se fondent dans l’espace désorganisé et mouvant : quelques papiers imprimés rose tyrien répartis en haut et en bas, à gauche et à droite de la composition sont collés à l’endroit et à l’envers. La plupart des mots sont coupés dans le signifiant et, privés de leur contexte d’origine, s’entourent d’opacité, en particulier lorsque seule une lettre est visible (/w/, /g/) ou une préposition, comme « of » rattachée à un mot lui-même amputé (« servi- »). Eclat des mots, éclat du sens : le collage sous-tend des fractures et des failles. Certains mots montrent un suffixe, comme la terminaison « -ation ». Ils ouvrent ainsi la composition à des lectures diverses et opposées (« elation », « celebration », « privation », « derivation »). Le suffixe « -ation » dit la substance, c’est-à-dire « ce qui se tient dessous » et peut-être faut-il entendre « organization » puisque « organ » (l’organe) apparaît également. D’autres se resoudent aisément et se prêtent au recollage (« -nguage » appelle « language »). En outre, des réseaux sémantiques peuvent être tissés, par exemple entre « Printin-» et « language » qui semblent avoir pour référent le travail d’écriture. Le collage donne des indices, cependant il se présente comme un rébus : le sens de l’œuvre reste enfoui car les points de jonction sont insuffisants. Intégrés dans l’espace chaotique (« mess » placé à l’envers fait surface à droite), les mots ébauchent des réseaux et des lignes mais leur parcours est subitement interrompu et ils se perdent dans le champ méandreux où il sont enfermés. Les fils qui les recouvrent partiellement figurent ce parcours labyrinthique tracé par le peintre. Celle-ci a écrit son nom en une ligne oblique à proximité des mots « Be » et « Printing » et l’a donc mêlé au matériau linguistique qu’elle même a déplacé et détourné, une manière de poser la question du sujet et de sa place dans l’œuvre : sujet déplacé, morcelé qui se dissimule dans l’enchevêtrement de la matière. Ici, elle a opéré un travail de découpage dans un texte et à l’intérieur de certains mots et elle donne à voir les morceaux de ce texte éclaté et mutilé. Seul le rapprochement avec une autre composition permet de rétablir le sens. En effet, dans No. 579 (non daté) (Fig. 26 p. 287), le peintre divulgue le texte d’origine dans sa quasi-intégralité :

‘Mr. WATSON, in how many ways can’ ‘be of service to you and your organization.’ ‘Printing a little message or a book, and in any language.’

Ainsi « mess » est-il en fait le début de « message » auquel est ajouté « little » : est-ce une note confidentielle, un message à un éditeur ? Le sujet « I » tombe et les bribes dans le texte recomposé seraient les bribes qui, dansles trous, les blancs, disent l’absence de publication. « Mr Watson » pourrait être l’éditeur de la revue The Dial 308 qu’Anne Ryan lisait régulièrement 309 .

Le collage est un hommage au graveur Douglass Howell (« From the Hand Press of Douglass Howell/on Howell Handmade paper » est visible en bas à gauche). Il frappe par le contraste entre le blanc et les bandes de couleur noir, le tout étant mêlé à des papiers jaunâtres et à des morceaux de charpie. Un autre mot, « Tipperary », est lisible en haut à gauche : c’est un chant de guerre associée à l’Irlande qui dit la séparation et la douleur.

L’artiste signale ainsi des repères, indique les passages et les passerelles à établir entre ses différentes compositions mais elle maintient des zones d’ombre. Le spectateur est donc amené à saisir un des nombreux fils qui sillonnent ses œuvres afin d’opérer un travail de couture voire de reprise et de tenter ainsi de recomposer une totalité et de retrouver le sens. Le fil a une valeur emblématique dans son travail car il est lié au tissage et au détissage et à la dialectique de l’apparition et de la disparition. Il est la métaphore du tissage et donc de l’acte créatif mais il figure aussi la fragilité. Ici, comme dans la plupart des collages, les tissus sont effiloqués et par endroits, la trame est lâche et il ne reste plus que des fils isolés. Les étoffes semblent avoir été effilées car, de droite à gauche, elles montrent une trame de plus en plus mince, comme en témoignent les trous entre les éléments filandreux rouge foncé. Les trous dans le texte pictural métaphorisent les trous du corps : ils évoquent les orifices, comme la bouche, cette cavité du vide (« What black can cover up the sight/Of gaping grief » écrit le poète dans « Grief » 310 ) d’où s’échappent des cris (cris étouffés, « unrelinquishable cry », dans « Still May Embark... » 311 ). Pour Sarah Faunce, ce matériau filamenteux fait penser à des algues et au mouvement régulier de l’eau :

« nearly all the areas are composed of this kind of open-threaded material which creates an effect of a living substance, like sea grasses waving in response to the continuous movement of water. In No. 395 (...) the grasslike character is even more pronounced » 312 .

Un écho se trouve d’ailleurs dans le poème « December Landscape » : « the sucking weeds that mat upon its loom » 313 . Un espace sous-jacent fait saillie à travers les vides mis en lumière par le support saturé de couleurs vives mêlant du rose tyrien et du rouge Magenta. Le matériau et les couleurs font éclat et c’est avant tout l’intérieur d’un corps qui s’ouvre et se dévoile. Les effilures figurent une peau écorchée, un corps décomposé, prêt à se liquéfier ; les couleurs suggèrent des coulures, le flux, le sang et l’ensemble de la composition évoque un amas de viscères et de muqueuses. Le collage est un « tissu d’entrailles » pour emprunter l’expression à Balzac : il révèle une chair à vif, souffrante. Il désigne à la fois l’extérieur, la peau, et la « chair du dedans » que Georges Didi-Huberman appelle « l’in-carnat » 314 . Ici, la couleur rouge jaillit du plus profond de la chair et c’est le visuel qui soudain fait irruption dans le visible 315 . L’œuvre se tisse de la surface et de la profondeur pour signaler des nœuds et des traces de blessures, celles d’un corps en dé-tresse.

Notes
303.

Anne Ryan Papers

304.

Nov. 6, 1940. Journal of Anne Ryan 1938-1942, p. 4

305.

Ibid., p. 4.

306.

Cette phrase apparaît dans son journal à la suite du poème « Autumn Day ». Ibid., p. 4

307.

L’accent mis sur la violence du geste pictural (« brutal ») et le lapsus dans « canvass » révèlent ici l’articulation de la peinture avec l’analité. Peut-être faut-il lire ici un écho de cette phrase écrite par l’auteur dans son journal et qui figure de manière significative dans une note : « Note Housework – endless mechanical stupidities. At least one-forth of one’s life is spent keeping dirt at a distance ». Journal of Anne Ryan, op. cit., p. 11. En outre, comme le rappelle sa fille, Anne Ryan semblait obsédée par la saleté : « It was not unusual to find her occasionally, dust cloth in hand, at 10 : 30, say, in the evening. Grinning at my invariable surprise, she invariably said primly, “I’m doing my dusting.” She seemed to think taking care of the chore at an odd hour made it less of a task ». The Saint Elizabeth Alumna, op. cit., p. 3. Par ailleurs, la pratique du collage, comme la gravure, sont des activités qui consistent à rajouter et à enlever, à couvrir et à gratter ou inciser. Enfin, la plupart des collages portent des macules et diverses traces de souillure.

308.

The Dial était une revue d’avant-garde dont le siège était d’abord à Chicago puis, à partir de 1918, à Greenwich Village. Siebley Watson et Scofield Thayer l’avaient dirigée de 1918 à 1924, Kenneth Burke avait été le secrétaire de Thayer et rédacteur de juin 1922 à septembre 1923. A partir de 1924, c’est Marianne Moore qui en assurait la direction. La revue publiait des œuvres d’écrivains et d’artistes ; parmi eux figuraient Sherwood Anderson, T. S. Eliot, Djuna Barnes, Marianne Moore, William Carlos Williams, Brancusi, W. Lewis ou encore Geogia O’Keeffe

309.

John Bernard Myers écrit à propos de l’auteur dans les années vingt : « Batches of Dials under her arm, Anne Ryan would return to Newark ». « Anne Ryan’s Interior Castle », op. cit., p. 9.

310.

Lost Hills, op. cit., p. 15

311.

I bid., p. 10

312.

L’analogie avec l’eau et les algues rend compte de manière imaginaire d’une cohérence fantasmatique. Voir catalogue de l’exposition Anne Ryan Collages. Op. cit., p. 8-9.

313.

Voir supra, poème étudié p. 25-28

314.

Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée (Paris : Les Editions de Minuit, 1985) 126

315.

Pour Georges Didi-Huberman, le visuel est la couleur du dedans ou de l’au-delà alors que le visible est de l’ordre de l’imitation. Voir à ce propos le chapitre intitulé « La couleur de chair ou le paradoxe de Tertullien », « Le Champ visuel », Nouvelle Revue de Psychanalyse 35 (1987) 9-49