Pensement/Pansement du corps

De ce passage entre le dehors et l’espace du dedans et de cet entrecroisement s’élabore une œuvre en mouvement qui se fait et se défait constamment ouvrant ainsi le texte pictural à une lecture plurielle. Il en est ainsi de The Flowers (1948) (Fig. 27 p. 291) qui, par son mode de fonctionnement en couches successives, se prête à plusieurs niveaux d’interprétation.

Comme le suggère le titre, le collage représente une fleur dont le peintre a choisi de montrer une partie seulement. En effet, avec un crayon noir, elle a dessiné au centre de la composition, une étamine, l’organe mâle de la fleur, cette pièce filiforme et fragile contenant le pollen dont elle montre les grains, des petits points noirs, à l’intérieur d’une enveloppe. L’espace est structuré à partir de cet élément central d’où partent des ramifications formant des lignes de couleur noir tout autour, tel un cadre. A droite un trait noir mène à une autre cavité, sorte d’orbite à l’intérieur de laquelle semble se deviner un œil. De cet ajout s’ébauche un visage cerné de noir et strié de toutes parts par de minces traits noirs à gauche et par des petits points de suture marqués de rouge à droite en dessous de l’œil. Une autre couche se superpose sur celle-ci : elle est formée d’une multiplicité de fils blancs semblables à de la tarlatane qui se croisent et recouvrent entièrement le visage. La texture de ce matériau fibreux est rehaussée par des touches de crayon pastel jaune, vert, violet et rouge. Le collage ressemble à un visage scarifié complètement recouvert de fines bandelettes destinées à le panser et à le protéger. La présence d’autres éléments atteste cette impression, comme les fragments de toile rouge feu qui forment la dernière couche et dont la couleur domine dans la partie inférieure de la composition. En haut des morceaux de tissu ajourés et effilés évoquent la texture fine des compresses. A droite des macules brunes sur les bords d’un tissu de gaze semblent suggérer des traces de brûlures.

Ainsi de la fleur, lieu de croisement de l’organe mâle et femelle et donc symbole de fertilité, a émergé un visage marqué de blessures. Le procédé de métamorphose à l’œuvre ici permet de mettre en lumière les préoccupations récurrentes de l’artiste, à savoir la lutte pour la vie toujours liée chez elle à la douleur. En procédant par addition et superposition tout en laissant apparaître les griffures et les blancs sur le fond, Anne Ryan vise d’une part, à panser la blessure et le vide et d’autre part, à penser un corps meurtri.

Dans No. 532 (1951) (Fig. 28 p. 293) elle se sert de la structure morcelée du collage et de la grille verticale et horizontale pour figurer ce corps souffrant à l’intérieur d’un espace monochromatique blanc mêlé à des touches beige clair. Ici, les cicatrices ne sont pas apparentes, comme si l’artiste s’était chargée d’oindre les plaies d’onguent puis de les dissimuler sous des bandelettes. Ce sont néanmoins d’autres traces, diverses et ténues, qu’elle fait apparaître sur le matériau fin et fragile dont la texture rappelle une peau : des marbrures, des plis ou des petites rides, des déchirures, des points de couture. A ces signes s’ajoutent des mouchetures et des points rouges, telles des traces de saignements qui exsudent du papier blanc. La souffrance se métonymise dans le blanc, la couleur du vide et de la mort chez Anne Ryan. Au centre de cette composition cruciforme un carré blanc opaque et lisse bordé de quelques fils donne l’impression d’avancer et d’envahir l’espace. L’opacité fait écran : le blanc impossible à pénétrer, tel le réel, apparaît comme un matériau qui résiste, insiste et suscite le trouble. Là se devinent les forces inconscientes à l’œuvre dans la peinture, forces en lutte auxquelles le poète fait allusion dans le distique final de « Too Well I See How Autumn... » : « But where’s the count of waste’s swift multiforms,/Or breath of change, or beauty lost in storms ? » 316 . La couleur se répète, elle impose une fixité et une présence angoissantes. Quelque chose échappe mais revient inlassablement, une sorte de regard qui s’impose et met le spectateur dans le désarroi. A cette présence acharnée du réel s’associe l’obsession de la mort perceptible dans les taches laissées par la couleur : rappel de l’agonie du Christ sur la croix, traces de souffrance intérieure, comme le confirment les nombreuses références religieuses dans les poèmes et les textes en prose.

Dans « Extreme Unction » la mort a la couleur jaunâtre de la cire : Yellow death came on » 317 . Le texte s’articule autour de l’expérience d’un homme au seuil de sa mort, à ce moment charnière où tout bascule, où la vie ne tient plus qu’à un fil fragile prêt à se rompre :

‘He is not weak yet nor wasted – too hardy for that, he bleeds inwardly and slowly. (...) The core of his life is broken ; the inner threads tear apart as a cocoon is torn, stickily and with the resistance of something twined and intricate 318 . ’

Le rapport analogique entre la mort et la naissance illustre le travail de résistance du corps qui lutte contre l’appel de la mort vécue comme un arrachement. Victime d’un crime passionnel, l’homme apparaît comme une figure sacrificielle. Tel le Christ cloué sur la croix, son corps a été mutilé (frappé de coups de couteau) et il souffre d’une douleur intérieure profonde (« He is not weak nor wasted - too hardy for that ; he bleeds inwardly and slowly »). Coulures, suintements sont autant de traces d’un corps et d’une écriture où se lit le féminin.

No. 299 (1949) (Fig. 29 p. 296) en est un autre exemple : il présente sur un papier jauni et maculé une ficelle tachetée de rouge. Ce sont des traces de souillure, celles d’un corps souffrant, corps du Christ en croix, comme peut l’évoquer la forme circulaire de la ficelle réminiscente de la couronne d’épines ou corps d’une femme (le cercle évoque aussi la matrice). Des nœuds apparaissent ici et là : ils sont les marques d’un corps noué, ficelé, complexe et énigmatique. A l’intérieur du cercle se retrouvent les barres convergentes répétées dans d’autres collages qui ébauchent les lettres « A » et « R », initiales du prénom et du nom de l’auteur. L’iconisation du verbal fait signe vers une écriture qui cherche à dévoiler une origine. La ficelle en forme de cercle est collée sur les papiers et des petits bouts de tissu et de papier sont scellés à gauche en haut et en bas, comme pour retenir le corps menacé de se dissoudre. Il y a tresse et plus encore détresse dans ce collage où les traces de souillure rouge contrastent avec la douceur harmonique des tons créant des effets de transparence. Le désir de révéler un corps et de dire une origine est donc fortement inscrit dans la matière plastique, à la fois dans la texture des matériaux et dans la couleur.

Enfin, la question de la mort et du mystère de l’incarnation est au cœur d’une gravure intitulée Lazarus (1946) (Fig. 30 p. 298) qui frappe par l’éclat de la couleur, un blanc franc sur fond noir. L’espace se scinde en deux parties : à droite, Lazare au corps enveloppé de bandelettes dans son sépulcre ; à gauche, Jésus tout vêtu de blanc suivi de quelques personnages parmi lesquels se trouvent vraisemblablement Marthe et Marie, les sœurs de Lazare. Au centre, un espace béant strié de noir à droite figure l’écart qui sépare le monde des vivants de celui des morts. Lazare est une figure isolée, fixe et rigide, momifiée, comme encastrée dans la pierre. Seul son visage atteste une présence et fait signe vers un corps qui s’anime : sa pupille est dilatée et ses lèvres sont entrouvertes. C’est la mort, l’absent qui apparaît et parle soudain.

A gauche, à l’inverse, les visages sont silencieux, recueillis et sombres, les regards sont fixes. Au premier plan, Jésus dont la tête est légèrement penchée sur le côté, montre un visage affligé, absent et lointain. Il ne regarde pas Lazare, ses paupières sont baissées. Sa main gauche aux doigts énormes est levée ; elle est l’unique geste qui, sans le truchement de la parole, signale à Lazare de sortir du tombeau 319 . La main miraculeuse est le signe anamorphique de la résurrection. Elle est placée au centre même de la composition et elle semble être une partie détachée du corps de Jésus. Celui-ci donne l’impression de ne pas contrôler son geste mais d’être guidé par une force invisible, la puissance divine. Tous les visages se détournent de Lazare, comme si les hommes étaient terrifiés par l’apparition soudaine de la mort. Un rapprochement peut être opéré avec le poème « There is No Prime » où l’auteur fait parler la mort, personnage allégorique qui force le spectateur à l’écouter : « When death sits on the edge of the bed/And holds long conversations/And makes us to listen » 320 . Dans cette composition c’est le regard de la mort que l’artiste exhibe : l’œil de Lazare, cerné d’un large cercle noir, effraie. Le visage prend l’allure de face ; il montre le regard qui revient d’outre-tombe. En outre, dans le fond, d’autres yeux semblent surgir de l’obscurité et s’imposer, telle une présence fantomatique. Jésus lui-même s’en éloigne. Le réel dans son inquiétante et étrange proximité se donne ici presque à voir 321 .

Cette scène semble anticiper la propre mort du Christ, son agonie et sa mise au tombeau. Aucun détail n’évoque l’allégresse liée à la résurrection et tous les éléments réunis concourent à suggérer l’effroi, la tristesse et la douleur (le visage de Jésus mais aussi les têtes inclinées des deux figures sur la gauche sont évocatrices de scènes où figure la Mater dolorosa). Comme dans d’autres tableaux ou récits de la vie religieuse, c‘est à la dimension humaine de Jésus que fait allusion l’auteur. Le Christ est parmi les hommes et il partage leur souffrance. Néanmoins, il se détache également du groupe par son regard, distant et intérieur. En outre, comme Lazare, il est entièrement habillé de blanc, une couleur intense et un signifiant pictural lourd qui contribuent à créer une atmosphère oppressante. Dans l’épaisseur et l’opacité de la matière, dans ces enveloppes charnelles (l’habit du Christ traîne sur le sol, le corps de Lazare est enfermé dans ses bandelettes) se lit l’excès d’une présence, se condense l’excès d’un corps, dont la perception soudaine place le spectateur face à l’insupportable 322 .

Cette gravure statique aux traits noirs épais rappelle également les compositions de Georges Rouault. Le trait est lourd et le blanc est intense et pesant. Plus encore que dans la composition précédente, collage No. 532, la couleur produit une impression forte, troublante et durable. Ici, la matière semble avancer et tend à masquer ou même à effacer les autres éléments, modifiant et bouleversant ainsi la lecture de l’œuvre 323 . Elle se détache du fond noir, attire l’œil du spectateur et le déroute tout à la fois, le saisit et le dessaisit.

Quelque chose de prégnant est là, que le peintre dépose au regard du spectateur : une couleur, un carré de tissu, des lambeaux, des effilures ou simplement un fil ; soit des bribes ou les restes d’un vécu et d’un corps, un rien dont elle fait don au spectateur afin de les préserver de la perte. Il y a donc toujours chez ce peintre le désir de ne rien laisser à l’abandon, de retenir et de conserver, un objet humble et insignifiant qu’elle métamorphose et charge de sens. L’objet ainsi transformé se double parfois d’une dimension spirituelle : il s’apparente alors à une relique ou un suaire, tel le linge enveloppant le visage de Lazare marqué de la sueur de son corps. Ce fragment matériel recueille le souvenir, les restes de l’être disparu. Ce sont ces riens que l’artiste montre à l’état de décomposition qui attestent l’insupportable présence de la mort mais permettent également, comme l’écrit Pierre Fédida, d’éviter « l’intolérable révélation de notre propre mort » 324 .

La hantise de la mort sous-tend l’œuvre littéraire et plastique d’Anne Ryan. Elle se lit de manière explicite dans une de ses gravures intitulée Sudarium or Veronica’s Veil qui montre le portrait de face d’une jeune femme. Par le titre choisi, évocateur du Saint suaire, et par l’entremise du religieux, l’auteur exprime ainsi son ultime requête, celle marquer une trace afin de ne pas tomber dans l’oubli.

Tel est bien le fil tendu d’un bout à l’autre de l’œuvre, fil d’Ariane/A. Ryan destiné à fourvoyer le lecteur et à le guider dans le dédale des mots et des images, fil que l’auteur déroule inlassablement, comme pour repousser l’échéance de la mort. Le collage est parcours labyrinthique, lieu de la dissimulation où se joue le face à face avec le Minotaure. Hantée par le spectre de la mort, par l’angoisse de la séparation et de la perte, l’œuvre s’acharne à dire et à montrer les préoccupations d’une femme écrivain et peintre pour qui la création était une nécessité intérieure.

Notes
316.

Lost Hills, p. 19.

317.

Anne Ryan Papers, p. 2

318.

Ibid., p. 2.

319.

La question que pose l’œuvre est bien de savoir comment dire la parole en peinture. Face aux tableaux de De Kooning, Philippe Sollers s’interroge : « Comment faire crier à la peinture qu’elle ne saura jamais parler ? Comment attraper ce drame du retard de la parole sur elle-même engorgée en matière, sinon en donnant l’illusion que la nature en train de devenir chair ne s’écrit en traits et couleurs que pour signer l’envers où la chair devrait se faire verbe ? » Philppe Sollers, Théorie des Exceptions ( Paris : Gallimard, coll. Folio/Essais, 1986) 167. Nicolas de Cues, quant à lui, s’interroge sur la traduction du message religieux et observe que l’image est plus parlante que le langage. Elle ne s’identifie pas à un visage, elle est regard. Voir Le Tableau ou la vision de Dieu (Paris : Editions du Cerf, 1986).

320.

Annexes p. 23

321.

Ceci est un exemple du concept lacanien du tableau comme dompte-regard. Le Séminaire.

Livre XI, op. cit., p. 83.

322.

Marc Guillaume écrit : « Nous sommes toujours un peu en trop. (...) Le corps le plus large s’étend aux traces et aux empreintes. Si bien que la perception du corps et de l’excès peut surgir à l’improviste – dans un vêtement abandonné, dans une tombe, dans l’objet le plus quelconque – et nous frapper douloureusement, nous être insupportable ». Voir « délivrez-nous du corps », Traverses, No. 29, octobre 1988, p. 59

323.

Comme l’affirme Georges Didi-Huberman, « lorsque s’avance la matière de la représentation, tout le représenté est en risque d’écroulement ». C’est aussi ce qu’il définit par « l’effet de pan », le pan étant « cet objet, intense et partiel à la fois, insistant bien qu’accidentel » porteur de sens. Devant l’image (Paris : Les Editions de Minuit, 1990) 318

324.

Dans L’Absence Pierre Fédida écrit que la relique est « ce qui se conserve au-delà de toute séparation » et il ajoute : « Qu’il y ait, préservant de la perte complète et définitive, un reliquat que l’on cache pour le mieux découvrir après-coup, entraîne la reconnaissance que seul le souvenir – relique par excellence – des morts nous évite l’intolérable révélation de notre propre mort ». Op. cit., p. 54.