Du texte au tissu

Une femme écrivain dans l’ombre

C’est dans le verbal et en particulier dans la poésie que s’origine et se nourrit le travail de création d’Anne Ryan. Ses premiers écrits sont des poèmes rassemblés dans un recueil publié en 1925 sous le titre Lost Hills. Les titres mêmes des deux parties (« Impressions » et « Portraits ») soulignent les préoccupations du poète : d’une part, son désir de traduire des impressions et des sensations et, d’autre part, à travers une série de portraits, de communiquer son rapport à l’autre. Ils disent la beauté du monde sensoriel (« No Beauty Lives...», « Music »), le désir (« Far Mountain-Top », « Tin Su Tan », « Rosamond ») mais aussi la perte et l’absence (« How Far You Are... », « How Beautiful It Must Be... »), la vanité de l’homme (« Why Should I Wait... », « Too Well I See How Autumn... »), le rejet de l’autre (« Eighty-One », « Lost Hills », « Magdalene »), la solitude (« Grief », « From A Spinster ») et la mort (« What Winding Road... »). Ces thèmes sont repris et développés dans les textes en prose de même que dans les nouvelles écrites à la fin des années quarante et au début des années cinquante, notamment la solitude, le désir amoureux et le rapport difficile entre l’homme et la femme dû aux contraintes et aux interdits imposés par une société puritaine.

Aux poèmes succède un roman intitulé « One Life, Raquel ! » terminé en 1926. Il décrit la vie d’une jeune femme qui s’échappe d’un couvent pour vivre une passion amoureuse. Ce texte ne sera jamais publié. Déçue, Anne Ryan prend une distance de plus en plus grande par rapport à la société de son époque qu’elle juge superficielle car trop soucieuse d’assurer son bien-être matériel. Elle s’en détache et trouve refuge dans ses lectures portant sur la vie de religieux, de saints et de mystiques. Les années vingt sont des années sombres, de lutte contre la solitude et la souffrance, liées à une vie conjugale troublée et déchirée, comme en témoigne sa fille :

‘For her, the joy of art was a blessing in a life shadowed by unhappiness and tragedy. Her husband – my father, William J. McFadden – suffered a complete mental breakdown in the development of which their marriage disintegrated and for many long years thereafter he lingered in a state institution 325 . ’

A cela s’ajoutent des difficultés financières et, pour survivre, l’auteur occupe différents emplois. Elle travaille pendant un certain temps à la bibliothèque de Newark puis décide de rester chez elle afin de se consacrer entièrement à l’écriture. Cependant, hormis Lost Hills , elle ne parvient pas à faire publier ses textes. Elle songe alors à quitter l’Amérique. Dans une lettre datée du 29 août 1929 elle parle de son désir d’écrire une nouvelle biographie sur le franciscain Junipero Serra et, deux ans plus tard, elle s’installe à Majorque dans le petit village de Petra. Elle écrit beaucoup : sur l’enfance et la jeunesse de Serra, sur les activités des habitants, la vie des femmes, les coutumes, les fêtes, l’architecture. Des articles sont publiés dans The Commonweal et Newark News . Parallèlement, elle continue à écrire des poèmes dont « The Symbol », « There is No Prime », « Prayer to the Virgin of Chartes (sic ) », « Could We Awake » écrit à Paris et « Mary Salome, Widow ». A la fin de l’année 1933 après un court séjour à Paris, elle est contrainte de quitter l’Europe en raison de la crise financière aux Etats-Unis et de la situation politique en Espagne. De retour à New York, elle s’établit à Manhattan où elle ouvre un restaurant. Ses clients habituels sont des voisins du quartier, les peintres Jackson Pollock, Bradley Walker Tomlin, Barnett Newman et Tony Smith. Elle écrit encore quelques poèmes, comme « Tyrol Christmas » publié en 1935, « Sonnet » en 1936 et « Lines to a Young Painter » publié seulement en 1944. L’année 1936 marque un tournant dans sa vie car elle songe alors à abandonner l’écriture pour tenter de nouvelles expériences dans le domaine pictural. Holland Cotter écrit :

Around 1936, exhausted by running a business, discouraged at the bleak prospects for publishing her writing and feeling a general sense of aimlessness, she began to paint 326 .

Ce sentiment d’épuisement d’un sujet perdu (« a general sense of aimlessness ») parcourt l’œuvre plastique. Dans les collages, les fils sont le signe même de l’errance. L’échec se lit partout, comme dans ces quelques lignes notées dans son journal en 1942 même si elles laissent percer une lueur d’espoir :

‘Jan 8 - I am resting in bed in the morning thinking of the stories I used to write. All my life I’ve done the things I wanted to do – no one can say more than that. I haven’t had much material luck but I have always met every year with a great surge of creating, welling up daily and I was willing to carry along with that flood. I have had the best agent in New York (Marion Saunders) & yet she has never been able to place a single line anywhere. I still believe 327 . ’

Ce passage montre le besoin intense de création qui est arrachement, flux, effusion (« great surge of creating », « welling up daily », « flood »). Il souligne également que pour elle s’exprimer par les mots, était une nécessité, une activité qu’elle poursuivra par intermittence jusqu’à la fin de sa vie.

Cependant, de cette production littéraire aux multiples ramifications qui se tisse de poèmes, de contes, d’articles et de nouvelles, peu de textes sont portés aujourd’hui à la connaissance du public. L’auteur a été mêlée au milieu intellectuel new-yorkais dans les années vingt et son œuvre s’inscrit dans une époque d’effervescence littéraire aux États-Unis ; pourtant, son nom reste méconnu. Comme le rappelle sa fille, elle a fréquenté les lieux stratégiques de Greenwich Village où se retrouvaient des écrivains et des artistes d’origines diverses :

‘(...) in Daca’s bookshop on Washington Square south, she met Maida Veeres Bradshaw, a warm, generous, beautiful woman with a wide circle of friends. The shop, with Maida playing whole volumes of Schubert on an old piano set among dusty bookshelves, drew a lively clientele, raucous, irreverent people like Bobby Edwards, an iconoclastic poet, actors of standing like Minnie Maddern Fiske, up-and-coming actors from the nearby Provincetown Players 328 . ’

Elle s’intéressait à la littérature mais aussi à la musique, au théatre, à l’art moderne, lisait des revues d’avant-garde, notamment The Dial, se rendait régulièrement dans des galeries, comme la galerie 291 d’Alfred Stieglitz, haut lieu de l’avant-garde internationale et visitait les musées pour y voir des expositions ou assister à des conférences. John Bernard Myers évoque ces années-là :

‘Batches of Dials under her arm, Anne Ryan would return to Newark (...). But she always went back ; to hear the talk of the new art show just up Fifth Avenue – at 291 – where the work of the iconoclastic French moderns was shown ; to the Russian Bear on Second Avenue with its balalaika music and borscht ; to the Fourteenth Street Repertory where Russian plays were favored ; to an ever widening circle of friends at whose studios and homes she saw them struggling with new forms 329

Ainsi vivait-elle dans une atmosphère propice à l’expérimentation et au renouveau, tant dans le domaine littéraire qu’artistique. Un nouvel esprit soufflait dans les milieux intellectuels de ces années là et s’accompagnait d’une critique vigoureuse du pouvoir politique et de la moralité puritaine 330 . Face aux bouleversements économiques et à une société avide de progrès et de biens matériels, les artistes et les écrivains, étaient à la recherche de nouvelles formes capables de traduire leur vision des choses et d’exprimer les tensions et les complexités d’un monde en mutation.

Les poèmes d’Anne Ryan écrits dans les années vingt sont imprégnés de cette atmosphère et sont animés des mêmes préoccupations des écrivains de cette époque désireux de révéler le malaise d’une société en perte de repères et de témoigner du désarroi de la « génération perdue ». Ils évoquent les troubles, les blessures et les fractures d’une population marquée par la guerre, font allusion aux conséquences des bouleversements sociaux et économiques en montrant l’aliénation de l’homme et sa vanité, comme en témoigne l’image de la navette et de l’entrelacs dans « Why Should I Wait... » : « The insistent shuttles are that wind you so » Le besoin de se mettre à l’abri derrière des masques afin de dissimuler ses pulsions et ses désirs transparaît dans plusieurs écrits : « Put off again those garments of thin pride » dans « Olympians » 331 , « Hold how you may what masks to hide your dreaming dans Music » 332 . Dans ces textes se lisent également le désir d’indépendance de la femme et ses aspirations à se libérer de l’emprise masculine, des idées exprimées notamment dans « Why Should I Wait... » : « You would not like my every-feathered mood !/Such paisleyed days as mine are fit alone/For fleet and single hurrying (...), Possession still remains that cruel thing » 333 .

Comme Willa Cather ou Hemingway par exemple, elle porte un regard acerbe sur les hommes incapables d’aimer et sur le monde qui l’entoure où règnent la fragmentation et le discontinu. Cette incapacité d’aimer est à l’origine du malaise et de la solitude qui habitent la plupart de ses personnages. De nombreux poèmes sont traversés par le thème de la solitude, de la mort, du vide et sont des échos du Waste Land et de The Hollow Men de T. S. Eliot, comme « Magdalene », « A Mad Woman Thinks of the Child Denied Her » ou encore « Still may Night Cloak... »:

‘Strangely the soft slow circle of the year’ ‘Has hugely wheeled against the harried thrust’ ‘Of hollow days – and what was real, grew queer’ ‘And what was bright, grew faded, in slow dust 334

Ces quelques vers au rythme balancé illustrent un monde éteint, sans consistance et superficiel (« a flat world », comme dit T. S. Eliot dans « Animula »), vide et inerte (« hollow days », « grew faded », « slow dust »), où l’homme est pris dans l’engrenage du temps et précipité vers la mort. Le poète y fait également allusion à la fin de « For a Grandchild » où elle met en garde l’enfant qui vient d’entrer dans ce monde : « And for once the life-long disguise will flatten against the glass/And you will be able to see in the end/How unreal it was all... » 335 . Sa correspondance témoigne aussi de son rejet de l’Amérique : « Everything over here is so grand & old and authentic – nothing is simulated as in the states (sic ) (...) One gets the feeling of security of honest values » 336 .

Face à ce monde chaotique et diffracté, elle cherche des repères et les trouve auprès de Henry Adams, de Rilke, de Hopkins, auprès des poètes mystiques, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila et des théologiens, tels Duns Scot ou Raymond Lulle. Elle se tourne donc vers le passé car elle se sent d’affinité avec certains auteurs, avec la pensée mystique d’Emily Brontë ou avec la poésie de l’intériorité d’Emily Dickinson. Elle se sent proche également de D. H. Lawrence qui a osé montrer les troubles internes d’une société réprimant le désir et la sensualité 337 . Enfin, comme beaucoup d’intellectuels américains, elle a trouvé refuge dans l’exil et, c’est loin de l’Amérique, qu’elle a cherché sa véritable identité.

Cependant, même si son œuvre s’inscrit dans le contexte des années vingt par la thématique, elle se distingue néanmoins de celle des écrivains et surtout des poètes de cette époque soucieux de renouveler les formes d’écriture. Leur objectif était en effet de libérer la poésie des contraintes métriques et d’enregistrer les vibrations d’un monde en mutation. Leur écriture était une écriture de la fragmentation, du dépouillement, de l’ellipse, de l’intensité et de la concentration, de l’observation, de l’ici et maintenant. Les poètes cherchaient à capter les détails de la vie de tous les jours et à restituer les rythmes du langage quotidien. Anne Ryan a vécu parmi Ezra Pound, Wallace Stevens, e.. cummings 338 William Carlos Williams, Gretrude Stein ou encore Marianne Moore. Néanmoins, son travail ne reflète pas les préoccupations formelles de ces auteurs. Ses poèmes sont plutôt de facture traditionnelle. Linéaires, fortement structurés, usant de formes fixes (choix du sonnet shakespearien), ils n’empruntent pas la syntaxe éclatée des poèmes de e. cummings ou de Wallace Stevens par exemple, mais montrent, à l’inverse de ses collages, un tissu solide troué seulement par endroits. Dans leur iconocité ils donnent parfois à voir quelques blancs : des points d’exclamation, des tirets et le plus souvent des points de suspension. Ce sont des indices d’ouverture du texte dans le champ du possible ; en outre, ils trahissent une écriture de la retenue.

Par la facture de ses poèmes, elle s’inscrit davantage dans le sillage des écrivains du dix-neuvième siècle. Elle s’inspire de Keats, de Gerard Manley Hopkins, de Francis Thompson ou de Charles Lamb, des auteurs qu’elle admire pour les qualités sonores de leurs textes 339 . Elle est en effet particulièrement sensible à la texture des mots, c’est-à-dire au substrat phonique de la langue car c’est dans la substance de ce matériau qu’elle fouille pour rendre compte du chaos du monde et pour traduire le flux des émotions et des sensations. Elle restitue cette matière opaque et auratique à travers laquelle elle tente de dire une intimité et le rapport à l’autre. Son écriture s’enracine dans le corps pulsionnel, dans cette « chora sémiotique », pour reprendre les termes de Julia Kristeva, c’est-à-dire ces éléments de la langue (le rythme, l’intonation, les assonances, les allitérations...) chargés de sens mais qui n’ont pas de signification propre. Anne Ryan aime jouer avec la sonorité des mots pour signifier des obstacles, des points d’achoppement mais aussi pour suggérer le flux pulsionnel. Ainsi le mot sélectionné pour son aspect matériel déclenche-il des impressions et des sensations et fait-il entendre ce qui sourd (« ooze » est un verbe que l’auteur affectionne), des bruits réminiscents du babillage de l’enfant avant l’apprentissage du langage.

La fascination du poète pour la musicalité et l’épaisseur du tissu langagier se retrouve dans ses textes et dans sa correspondance, notamment dans sa façon d’orthographier les mots. Ce souci de faire apparaître le signifiant dans toute sa transparence correspond d’une part, à souligner le rapport du langage au corps et trahit d’autre part, le désir de ne pas tenir compte de la fonction de coupure de la langue. Ainsi écrit-elle les mots tels qu’elle les prononce : « maountain » (« The Man Who Lost Laughter »), « Mediterrean » qui laisse entendre son nom comme un effilochage mimologique ou encore « renasance » 340 . Cette façon d’accentuer la valeur phonétique du langage atteste le désir de rappeler d’abord le lien étroit avec le corps (la transcription de « maountain » en est un exemple 341 ) et de souligner la nostalgie d’un état de fusion entre le mot et la chose, soit un état antérieur préverbal, un rêve d’unité parfaite 342 . Car, comme le note Lacan, de la jouissance originaire, seule reste la nostalgie 343 . Par ailleurs, c’est aussi le signe d’un ressentiment contre l’ordre même du langage, contre la loi, une manière de s’opposer aux contraintes que le Surmoi cherche à imposer au Moi. L’écriture poétique permet donc d’accomplir le désir d’inscrire dans le texte une empreinte, celle d’un vécu corporel 344 et de dire la nostalgie du paradis perdu, de ce temps originaire d’avant la séparation.

Ecrire était bien pour Anne Ryan une nécessité. D’ailleurs, elle ne s’est jamais séparée des mots : ils sont visibles ou sous-jacents dans ses collages. En outre, parallèlement à son travail plastique, elle a continué à écrire des nouvelles et des poèmes jusqu’à la fin de sa vie. Ses nouvelles portent essentiellement sur le rapport difficile entre l’homme et la femme, la solitude, le vide. Elles sont habitées par un malaise intérieur et disent la souffrance liée à l’absence, à l’impossibilité d’aimer et de communiquer entre les êtres. Quant aux poèmes, deux seulement sont datés et un est titré : « Blue Collage », février 1954. Dans ces textes, l’écriture est plus dépouillée, la forme plus concise, le vers libéré et souple. Ils ont pour référent la peinture et le travail de création mais dans le creux des mots, c’est toujours la même voix d’un sujet qui tente de dire son rapport au corps et à l’Autre.

Une étude du dernier poème écrit par l’auteur en mars 1954, c’est-à-dire à peine un mois avant sa mort, permet de mieux saisir l’évolution de son écriture linguistique tout en mettant en lumière les préoccupations qui n’ont cessé de la hanter :

‘This comedy of paint ’ ‘Has its own underlying terror.’ ‘The palette thickens,’ ‘The hand waits,’ ‘The knife dips, again and again ’ ‘Into the just-right color,’ ‘Cuts, cuts into the umber and vermilion’ ‘As dainty as a leaf of metal’ ‘Bending, touches as a fingertip’ ‘Touches against a new delight.’ ‘Afternoon turns on its own shadows in the room.’ ‘Pours its full light’ ‘Into the silence,’ ‘Into the new picture,’ ‘Into the first smile. ’ ‘And slowly terror revives.’ ‘Will all be muddled, thinned out or blank’ ‘By morning?’ ‘Will all be worthless?’ ‘Fear takes a little for itself each time,’ ‘The heavy fear, accounted to exactly.’ ‘’

Ce poème, à la tonalité sombre, dit le drame du silence que seule l’écriture semble pouvoir traduire. Il s’articule autour de la triade peintre, œuvre et spectateur. Ce sont les trois axes principaux de ce texte composé de trois strophes. Celle de l’atelier de l’artiste et du tableau en train de se faire ; puis celle de l’œuvre achevée et du reflet du temps ; enfin, celle de la durée de l’œuvre et de son devenir.

A l’inverse de la plupart des poèmes écrits par Anne Ryan, celui-ci est en vers libres. Il présente une architecture d’une grande constance rythmique créée par les parallélismes et les répétitions, un canevas de vers de longueur différente (de 3 à 12 syllabes) qui se déroulent en vagues successives brisées par quelques saccades.

Le distique d’ouverture met d’emblée en exergue la question du secret de la peinture, à savoir la dialectique entre surface et profondeur ou encore entre le visible et le visuel 345 . Le poème a pour enjeu de signaler ces deux dimensions et de révéler ainsi la véritable texture de l’œuvre. Les mots « comedy » et « terror » se font écho dans un vers fluide pour mieux suggérer le rapport étroit entre le dehors et le dedans, cette matière dont se trame le tableau. Par ailleurs, l’adjectif « underlying » précédé de l’adverbe « own », a pour effet de rappeler que la peinture, tout comme le poème, est le lieu à la fois d’un affrontement et d’un surgissement, lieu du vide et des ombres fantomatiques (à l’expression « its own underlying terror » répond « its own shadows » au vers 1 de la deuxième strophe). Le peintre doit se battre avec la toile, matière qui lui résiste, comme doit le faire le poète face à la blancheur récalcitrante de la page. Devant la page ou devant le tableau, le peintre est en posture d’attente (« The hand waits »), son geste est suspendu pour laisser advenir la peinture. Quelque chose s’impose à lui, qui se trouve dans la matière, dans les épaisseurs et couches superposées sur la palette : « The palette thickens ». Les vers 3 à 5 avec les parallélismes syntaxiques, la répétition des groupes nominaux et verbaux suivis d’une pause aux vers 3 et 4, marquent les différentes étapes de la composition. Il y a d’abord la couleur qui s’épaissit sur la palette, puis l’attente, la main suspendue, et enfin le silence avant la rencontre avec la matière. Explorateur des abîmes, le peintre enfonce son couteau dans la couleur. Il fouille, creuse inlassablement dans l’amas de matière, dans la couleur unique (« into the just-right color »), celle du peintre (le bleu célébré dans « Blue Collage ») dans laquelle se condensent ses désirs, sa sensibilité, sa sensualité. Son geste est vif, violent, pulsionnel, comme le laissent entendre la récurrence des prépositions « again » et « into », du verbe « cut » de même que le martèlement rythmique produit par l’accumulation des monosyllabes en milieu de strophe (« The knife dips », « Cuts, cuts ») et la répétition du son dur de l’occlusive. L’acte de création est charnel et érotique. Il s’apparente à une lutte avec la matière, cette texture du dedans qui résiste à son désir et vient se déposer sur le support. Le visuel surgit dans l’espace du visible : le vocabulaire lié à la notion d’intériorité (« dips, again and again/Into (...)/Cuts, cuts into ») et de surface (la comparaison avec la feuille de métal, la répétition de « touches » et l’adjectif « dainty ») signale ce déplacement. L’image apparaît mais elle masque le geste violent (« touches » s’oppose à « cuts ») qui l’a produite : au rythme saccadé et aux monosyllabes succèdent des vers d’une plus grande fluidité. En outre, la strophe s’achève sur le mot « delight » associé phoniquement à « light » et « smile » dans la strophe suivante, pour suggérer à la fois un sentiment de soulagement et de délectation.

Ainsi l’artiste se soumet-il à une expérience (faire une expérience implique traverser la mort pour atteindre quelque chose). Le tableau rend visible et provoque un choc de présence, s’impose comme un regard. La strophe 2 s’ouvre sur une référence temporelle : « Afternoon turns on its own shadows ». Elle évoque la rencontre du peintre avec l’objet créé (« the new picture »), avec le silence, à travers une série de parallélismes : « Into the silence,/Into the new picture,/Into the first smile ». Ce moment d’apaisement est néanmoins teinté de crainte : dès le premier vers, le poète fait allusion à l’envers du tableau, sorte de miroir déformant qui lui renvoie des ombres menaçantes (« shadows » annonce « muddled » et « morning/ mourning »). Face à l’œuvre, l’artiste est en fait mis face à ses propres frustrations (l’adverbe « own » revient sous sa plume) et angoisses (du temps qui passe, de la mort). Le tableau n’est donc qu’une surface à recouvrement (« Pours » dit le flux des pulsions et rappelle « Lines to a Young Painter » où la couleur inonde la toile, comme pour mieux masquer les blessures), un trompe-l’œil.

En effet, une fois l’œuvre terminée, l’artiste est confronté à la présence obsessionnelle du vide, comme l’indique le premier vers de la strophe 3 : « And slowly terror revives ». Quelque chose de pesant et d’insistant fait retour (« re-vives »). Les mots s’accumulent en une sorte de crescendo (« Fear », « the heavy fear », « terror »), le rythme des vers s’accélère : «Will all be muddled, thinned out, blank/By morning ?/Will all be worthless ? ». Le poète multiplie les répétitions, les termes à sens négatif (« thinned out », « blank », « worthless ») pour dire la hantise du néant, la décomposition, la déliquescence (« thinned » peut se décomposer et suggérer à la fois « thread » et « thin » ; quant à la particule « out », elle figure l’acte même d’effiler). La succession de questions atteste la peur du vide; la hantise de l’échec et de la non-reconnaissance. Car le refus du regard de l’autre implique également la rencontre avec le néant, avec la mort : « Will all be muddled, thinned out or blank/ By morning ». La force du ton assertif dans le dernier vers (« The heavy fear, accounted to exactly ») et notamment dans l’adverbe final « exactly », trahit toute la charge ironique du poème. En fait, Anne Ryan est ici spectatrice de sa propre œuvre. Elle avait dit : « With a painting, all you have to do is hang it on a wall and all the world can see it » 346 . Quelques années plus tard, c’est donc à une nouvelle remise en question, à une véritable auto-critique qu’elle se livre mais cette fois, son regard se fait plus amer et sa plume plus incisive. Au début des années cinquante, ses œuvres plastiques étaient exposées et elle commençait à connaître une certaine notoriété. Cependant, les éditeurs continuaient à lui renvoyer ses manuscrits, un échec qu’elle ne pouvait assumer 347 . Cette question n’a cessé de la tourmenter toute sa vie. Dans un poème au titre révélateur, « Muse », elle écrit ces quelques vers :

‘Who is the man who says in his soul’ ‘I do not need an audience ?’ ‘Audience is just 348 . ’

Ces mots traduisent bien ses préoccupations et sous-tendent le drame qui naît de l’absence, de la non-reconnaissance car, sans la rencontre avec le lecteur ou le spectateur (le public, le critique d’art, les instances officielles), l’œuvre ne peut être achevée, ne peut exister. Le sujet néantisé reste alors seul face à la terreur qui le hante.

Ce poème pose donc la question de la reconnaissance de l’artiste à travers une réflection sur l’œuvre d’art et son devenir. Dans ce texte écrit à la veille de sa mort, le poète livre ici ses inquiétudes et ses angoisses profondes, la peur du lendemain, la peur de l’autre, du néant. Elle crie l’absence et le silence du monde. Que reste-t-il lorsque l’image/le tableau s’efface ? Il reste la puissance des mots pour dire l’impossible, il reste l’écriture pour tenter de franchir un dernier seuil, pour dire le refus de mourir.

En fait, Anne Ryan n’a jamais pu supporter l’idée d’être un auteur laissée dans l’ombre, forcée de se battre continuellement afin de retenir l’attention de quelque éditeur. Sa correspondance témoigne de cette lutte perpétuelle. Dans les lettres à sa fille, elle parle de ses désirs mais aussi de ses difficultés (« character-drawing is so hard & description so easy » 349 ). A Majorque, elle écrit beaucoup, lit, rencontre des écrivains et des artistes de différentes nationalités, vit dans un environnement paisible et stimulant 350 . Elle est en contact permanent avec l’éditeur de The Commonweal à qui elle envoie ses articles et qui l’encourage. Cependant, dès 1933, elle essuie ses premiers refus. Ainsi ses textes sur Junipero Serra ne seront-ils jamais publiés car la plupart des maisons d’édition montrent peu d’intérêt pour la biographie du franciscain et d’autres considèrent qu’ils manquent de densité 351 . On lui conseille alors de s’adresser au monde catholique mais ses tentatives restent vaines.

Quant à ses autres écrits, le roman « One Life, Raquel ! » ou la plupart des articles sur Majorque, ils sont également rejetés. Les éditeurs reprochent à l’auteur sa tendance à user de dialogues et de répétitions et lui suggèrent d’envoyer ses manuscrits en France, tel « Parable in Stone » 352 . Elle ne répondait donc pas à l’attente du public américain, ni par le choix des thèmes ni par la facture de son écriture. A la fin des années quarante et au début des années cinquante, les réponses négatives continuent de s’accumuler alors qu’en même temps elle reçoit des lettres de félicitations pour son travail plastique. Elle s’acharne néanmoins à contacter de nouveaux éditeurs qui reconnaissent des qualités dans son travail mais jugent la trame narrative de ses textes trop mince 353 . .A chaque fois on lui laisse des espoirs ou on lui conseille de s’adresser à des maisons d’édition à but non commercial ; cependant, de ce va-et-vient entre éditeurs, très peu de textes sont retenus. Elle tente alors les revues américaines et internationales, comme The Atlantic Monthly, Folder Magazine ou encore The Paris Review et Botteghe Oscure. Une dernière lettre d’encouragement lui parvient le 7 mars 1954 de l’éditeur Jonathan Williams à la tête de la revue expérimentale Jargon qui souhaiterait lire ses poèmes. Celui-ci publie, entre autres, des textes de Kenneth Patchen, Charles Olson ou Robert Creeley 354 .

Cependant, seules trois nouvelles seront finalement publiées : « Ludvica » dans The Paris Review en 1953, « She Was Divorced » dans Folder Magazineen 1954 et « The Darkest Leaf » dans Botteghe Oscure en 1958, quatre ans après sa mort. Anne Ryan s’éteint le 12 avril 1954 laissée dans l’ombre des écrivains de son temps. C’est grâce à sa production plastique qu’elle parvient néanmoins à se faire connaître même si encore aujourd’hui elle est placée en marge des mouvements artistiques de son époque.

Notes
325.

Elizabeth Eaton McFadden, op. cit., p. 3- 4.

326.

« Material Witness », op. cit., p. 178.

327.

Journal of Anne Ryan 1938-1942, op. cit., p. 21.

328.

he Saint Elizabeth Alumna, op. cit., p. 5.

329.

Archives of American Art Journal, op. cit., p. 9. 6 L’influence de la moralité puritaine est manifeste dans les textes d’Anne Ryan, notamment lorsqu’elle parle du rapport à l’autre, du corps et des interdits qui pèsent sur les individus. Comme le note aussi Frederick J. Hoffman, le regain de puritanisme dans les années vingt explique en partie l’exode des Américains vers l’Europe : «... the Puritan was blamed : first for having overrated morality and suppressed art ; then (in his historical role as pioneer) for having exalted ambition and suppressed a normal life ; and finally (as a modern businessman), for having made both morality and art servants of financial success ». The Twenties ( New York : The Free Press, 1965) 53

330.
331.

Lost Hills, p. 12

332.

Ibid., p. 13.

333.

Ibid., p. 11

334.

Anne Ryan Papers

335.

Ibid.

336.

Lettre à sa fille datée du 11 mars 1932

337.

Dans une lettre du 2 mars 1932 elle parle de ses projets d’écriture et exprime son désir d’écrire à la manière de D. H. Lawrence : « I am going to write two articles on the lovely small island a (sic ) la D. H. Lawrence ».

338.

Sa fille témoigne : « when she came to the Village in the 20s, it was to indulge an interest in modern writers, such as Sherwood Anderson (Winesburg, Ohio) and the poetry of e. e. Cummings ». Lettre du 7 février 1979 à Robert Koenig, Montclair Art Museum, Montclair, N. J. Par ailleurs, dans son journal dédié à son petit-fils, Anne Ryan parle de sa fascination pour Greenwich Village, lieu nostalgique imprégné de mémoire où elle a rencontré les plus grandes figures de son temps. Elle écrit le 2 décembre 1941: « When you are old enough to read these notes you will begin to understand why I like to live in the Village. It seems the richest part of the city to me. I walk about the streets and pass the houses where Poe and Stephen Crane & Forster once went up the steps. It is very nostalgic and although crowded with memory still alive & vigorous. And I know the giants of my own time O’ Neal, Taggard, Willa Cather, Dricer, (Dreiser) (sic ) Stephenson (Stefanson) (sic ). I meet them at parties or in the small cafes ».Op. cit., p. 13 - 14.

339.

Dans une lettre écrite en mars 1932 elle demande à sa fille de lui procurer l’essai de Francis Thompson qu’elle souhaite étudier pour ses qualités stylistiques : « Have you got the small blue book of Francis Thompson’s Essay on Shelley ? Will you bring it. I want to study it for my own essays ». Dans une autre lettre datée du 2 mars 1932 elle exprime sa fascination pour la délicatesse du style de Charles Lamb : « My sweet child, do like Lamb – he has what so few have now & that is a charm and a definite style. True his verse is – only berse (sic ) but his prose is tenuous & fine – like a silk net ».

340.

Dans une lettre du 23 février 1932, elle parle de l’architecture des maisons de Petra et évoque l’époque de la Renaissance : « if a building looks like the renasance its (sic ) really renasance ». Elle fait tomber la majuscule et répète le substantif qui, de surcroît, est mis en valeur par l’adverbe « really » lui-même souligné. Ainsi orthographié, les sonorités effacent le lien entre le signe et le référent pour y inscrire autre chose : l’exil, le lieu symbolique de la re-naissance.

341.

Le mot s’insrit de façon tout à fait pertinente dans le tissu sémantique et sonore de la phrase dans laquelle il est enchâssé : « With a rush a little of the laughter floated out of the stein and disappeared over the maountain echoing on the peaks and even the leaves on the trees around them sounded as if they were chuckling together ». Op. cit., p. 5

342.

Lacan traduit cette dimension du langage par le concept la lalangue.

343.

En effet, pour Lacan, le signifiant se situe au niveau de la substance jouissante, c’est-à-dire du corps éprouvé et le langage serait comme une barrière face à la jouissance

344.

Comme le précise Saussure, « l’image acoustique n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens (...) ». Cours de linguistique générale (Paris : Payot, 1972), 98

345.

J’emprunte ces termes à Georges Didi-Huberman qui souligne cette opposition dans son article intitulé « La couleur de chair ou le paradoxe de Tertullien ». Le visible est de l’ordre de l’imitation (« Le visible, c’est le monde de l’idolâtrie, monde où l’image partout s’exhibe, se met en représentations... ») alors que le visuel est l’acte de voir au-delà. Op. cit., p. 24

346.

Donald Windham, « Anne Ryan and her collages : Balance, elegance, control », op. cit., p. 78.

347.

Dans une lettre du 10 juillet 1953 elle exprime un profond sentiment de découragement : « now I am so discouraged ».

348.

Poème non daté. Anne Ryan Papers

349.

Anne Ryan Papers.

350.

Elle raconte dans une lettre datée de novembre 1931 une soirée passée parmi des auteurs venus de France et d’Angleterre : « And there we sat, ten of us, writers, people just down from Paris, people from Dorsetshire, – hours we sat. We decided everything, who were the best writers today, the best poets, and of course, all over again about Emily. We played again & again the Cesar Frank symphony records ». Elle ne cite cependant pas le nom de ces écrivains. Quant au prénom « Emily », elle fait sans doute référence à Emily Brontë qu’elle mentionne dans une autre lettre (janvier 1932) ou peut-être à Emily Dickinson dont l’influence est certaine

351.

Lettre du 9 décembre 1933 : « ... admirable though your handling of the atmosphere and scanty incidents of that boyhood is, there is not enough substance in it (...) ». (Sheed & Ward Publishers, New York). Deux ans plus tard, la même remarque lui est faite : « you have not developed enough (...). You cover too much ground in a few words. I believe you would do better to develop these biographies more slowly and telling a straight story ». Lettre du 8 avril 1935 (Longmans, Green & Co., New York)

352.

Lettre du 21 novembre 1935 : « Did you ever think of having it appear in French ? I know it would be appreciated in France as it is nearer their literary tradition than our own »(Longmans, Green, & Co.).

353.

D’autres lettres de Longmans, Green & Co. confirment ce sentiment, comme celle du 20 mai 1947 : « I do wish I had something favorable to write, but we do not feel we should be successful in publishing these books. The Majorca background material is beautiful, but the story line and psychological development of Serra are too faint to make a novel (...). As for the short stories, these also have excellent qualities but are open to some of the same objections. And short stories are quite difficult to sell these days ». Un autre éditeur dans une lettre datée du 9 octobre 1952 lui reproche de ne pas assez développer ses personnages. Il s’agit de « The Darkest Leaf », un texte de 34 pages : « I love your feeling for nature, the countryside & the human heart. Your style fits so well what you have to say. This isn’t, I’m afraid, long enough to make a book, & it isn’t also quite involved enough. You are so objective that you don’t get enough inside your characters. I realize that this is deliberate on your part, that you want to stand aside & depict, but you must fill in, I think, a bigger canvas, or else your miniature must have more detail. I’d like to see more of your work ». (Farrar, Straus & Young, New York). Il faut reconnaître qu’il n’y a pas d’originalité particulière. Il y a des répétitions

354.

Cet éditeur évoque les difficultés dans le domaine de l’édition à cette époque et en particulier pour les petites maisons d’édition : « ... a very difficult time to attempt to move such as Jargon, seeing as it ain’t ‘normal’, is callously uncommercial looking, and people are particularly suspicious these days ». (Jonathan Williams, Highlands, North Carolina