Une artiste en marge

Lorsqu’elle tente l’écriture plastique, le monde artistique new-yorkais est en pleine effervescence. Les artistes européens, tels que Mondrian, Miro, Masson, Chagall, Lipchitz, Matta ou Max Ernst sont installés à New York ; Hayter 355 a ouvert son atelier de gravure, Atelier 17, et ses voisins sont Giorgio Cavallon, Fritz Bultman et Hans Hofmann. Ses amis sont aussi Mark Rothko, Barnett Newman et Tony Smith. Elle est donc entourée des plus grands innovateurs de l’art américain de ce siècle.

Aussi, lorsqu’elle réalise ses premiers tableaux, à côté d’elle se trouvent des peintres et des amis qui lui apportent leur soutien et des conseils. Son journal est ponctué de notes sur son travail pictural, d’impressions personnelles et de commentaires, notamment de Fritz Bultman, de Tony Smith et de Hans Hofmann. Celui-ci l’avait d’ailleurs encouragée de ne pas suivre de cours et d’aller dans sa propre direction. Il avait également observé un jour qu’elle connaîtrait la notoriété alors qu’eux tomberaient dans l’oubli. Anne Ryan commente :

Hofmann told Fritz that I would be remembered when they were all forgotten ! It cannot be for me, my luck was always bad and late. Not in this life 356 .

En effet, comment pouvait-elle croire Hans Hofmann après avoir connu tant d’échecs ? En outre, le pensait-il vraiment à cette époque où les femmes avaient du mal de s’imposer dans le monde artistique dominé par les hommes 357 . Les années trente leur avaient été favorables grâce au Federal Art Project ; cependant, dans les années quarante et cinquante, elles étaient à nouveau mises à l’écart 358 . Anne Ryan en était bien consciente ; d’ailleurs, jusqu’en 1950, elle signait ses tableaux avec l’initiale de son prénom 359 . Peggy Guggenheim, qui avait ouvert sa galerie, Art of This Century en 1942 allait aider les femmes à sortir de l’ombre. Dès 1943, elle organise une exposition intitulée « 31 Women » et expose des œuvres de Frieda Kahlo, Meret Oppenheim mais aussi de Irene Rice Pereira, de Louise Nevelson, Kay Sage, Dorothea Tanning ou encore de l’écrivain Djuna Barnes. C’est elle également qui fera connaître Anne Ryan en 1950.

Cependant, jusqu’à cette date, l’artiste restera dans l’ombre et en marge des expressionnistes abstraits, seule à côté de ses amis, comme elle le note dans son journal. Sa première exposition de peintures a lieu à la Marquie Gallery en 1941 et, le soir du vernissage, elle écrit : « Got in my first show Contemporary Arts on 57 St. Put in “Trees in March Dusk”. Reception. No one spoke to me » 360 . Dans ce court énoncé se lisent la souffrance et la cruauté du rejet 361 . L’artiste est présente mais elle n’est pas l’objet d’un intérêt. Un peu plus tard elle fréquente l’atelier de Hayter mais là seuls quelques artistes assistaient aux cours de gravure et la plupart travaillaient seuls 362 . Le sentiment de solitude traverse son journal, solitude de l’artiste (« There is no one in the world more alone than a painter ! no one » 363 ) mais aussi solitude d’une femme profondément marquée par les années de guerre et de privation. Elle note le 6 janvier 1941 :

‘Great war speeches & war thoughts. The light burns in the corner before the Cluny Virgin. (The light is my one luxury.) May she help all those suffering in the world. Did you ever come accross (sic ) a woman who never went out – but always stayed at home with a candle lighted ? The dusk sky above New York is like blue velvet between the lengths of walls. Is someone coming – coming up the dark cold stairs ? Winter & dusk finally get into the house 364

Elle exprime ici le désarroi et la détresse de toute une génération d’hommes et de femmes blessés par la guerre. Face au chaos et à la souffrance du monde, la plupart des artistes de la fin des années quarante et des années cinquante se détournent de la réalité socio-politique et se tournent vers le monde intérieur.

L’écriture surréaliste et l’abstraction définissent le travail de ces peintres. Immergée dans ce milieu, Anne Ryan puise des éléments dans ces deux courants principaux : elle emprunte d’une part, la touche spontanée, intuitive et subjective du surréalisme et, d’autre part, la ligne classique, issue du cubisme. Les peintres et en particulier Jackson Pollock, De Kooning, Hans Hofmann et Clyfford Still montrent tous un intérêt pour la densité et la texture des matériaux. Par ailleurs, sous l’influence de Josef Albers, ancien professeur au Bauhaus qui enseignait au Black Mountain College, les recherches sur la matière, notamment sur l’opacité et la transparence, s’intensifient.

De surcroît, avec le collage, un nouveau regard est porté sur les matériaux et la couleur et nombreux sont les artistes qui expérimentent ce médium parallèlement à la peinture, comme Robert Motherwell, William Baziotes, Theodoros Stamos ou Ad Reinhardt. Il apporte une grande liberté gestuelle, un rapport direct et tactile avec la matière, favorise des rapprochements inattendus et la confrontation d’éléments d’origines diverses. Pour Motherwell, par exemple, le collage permet d’insérer toutes sortes de choses appartenant à son univers familier et de les convertir en un langage plastique. Le collage reconstitue une unité à partir de fragments et chaque partie, saisie dans sa différence, est mise en valeur et pensée dans sa relation avec les autres parties et avec la totalité. Il implique une plus grande manipulation de la matière et un rapport physique plus étroit entre le corps et le matériau. Il se prête également à un travail sur format plus petit et suppose une nouvelle appréhension de l’espace, une pratique rare à une époque où les artistes réalisaient des toiles monumentales. Celles-ci saturaient le champ de vision du spectateur produisant un effet d’enveloppement. Pour Mark Rothko, elles avaient à la fois un caractère inquiétant et intime ; une relation privilégiée, une communion devaient ainsi s’établir avec le spectateur englobé dans l’ambiance lumineuse des tableaux.

Par son écriture et par le format, Anne Ryan apparaît donc comme une artiste isolée, une figure d’humilité parmi ces peintres épris de grandeur qui entretenaient le culte du moi. Elle est parmi eux mais elle se singularise et reste donc toujours « à côté » 365 . Elle se rapproche ainsi plutôt de Kurt Schwitters à ses débuts car comme lui, elle préfère le petit format et la compacité de la structure cubiste aux improvisations impulsives de l’expressionnisme abstrait, ainsi que le rappelle Holland Cotter :

‘(...) Ryan was an active participant in the New York art world of the 1940s and ‘50s. (...) Many of the vanguard artists and artist-theoreticians were her friends, though one imagines she cut a singular figure among them. (...) ’ ‘At a time when pictorial colossalism and “the egomania of oil painting,” to borrow Arp’s characterization, were being heavily promoted, Schwitters was working in an intimate, miniaturist format 366 . ’

Ce sont les premiers collages de Schwitters qui la fascinent car ils condensent dans un format réduit une multiplicité d’éléments :

‘See this. And that. What he could do in such a small space ! How he transformed bits of paper and scraps of cloth ! They were not just this but went through a transformation and became art. The whole is greater than its parts. I’m going to try it 367 . ’

Le soir même de l’exposition des œuvres de l’artiste allemand à New York, elle réalise son premier collage lui empruntant son goût pour la matière et son écriture compacte forgée à partir du cubisme et de l’abstraction géométrique. Elle saisit l’essence esthétique de son travail mais récuse ses positions idéologiques, une différence que souligne également Holland Cotter :

‘Schwitters’ collages speak of a social world of commerce and cafes through the printed ephemera they produced. Ryan’s work ultimately posits another milieu altogether, one removed from the body politic and directly connected with the individual body itself 368

Travail sur le corps, sur la trame : telle est la touche personnelle d’Anne Ryan, à la fois énergique et délicate dans la fragilité même du matériau fait de papier et de tissu. L’artiste coud, noue et troue, découpe, déchire et reprise, répétant ainsi des gestes ancestraux, des tâches féminines qui la confinent dans la sphère familiale et l’inscrivent dans la tradition. De cette manipulation d’un matériau proche du corps naît une œuvre intense et intime.

Elle participe à une tradition picturale que d’autres femmes au vingtième siècle ont exploitée, notamment dans le travail du tissage, de la broderie ou de la tapisserie, comme Sophie Taueber Arp, Sonia Delaunay ou Marguerite Thompson Zorach dans les années vingt, plus tard Anni Albers, Eva Hesse, Eve Peri et, à partir des années cinquante et soixante, des artistes telles Magdalena Abakanowicz, Lenore Tawney, ou Sheila Hicks. Aujourd’hui encore, des femmes comme Olga de Amaral, Claire Zeisler, Annette Messager ou Ann Hamilton mais aussi des hommes, des artistes japonais et polonais notamment, se passionnent pour cet art parfois appelé « fiber art » 369 et continuent à explorer ce matériau fait de fibre et de fils.

Fils de l’artisan qui réunit les morceaux d’une oeuvre picturale et linguistique aux multiples composantes : le travail d’Anne Ryan montre les différentes facettes d’un prisme, figure métaphorique du sujet que le poète met en exergue dans « Lines to a Young Painter » : « The eye, the folded and prismatic eye is there » 370 . L’œuvre dit l’ancrage au corps. Son étoffe est faite du croisement de deux écritures, le verbal et l’iconique.

Notes
355.

Un été, pendant la guerre, Hayter avait installé son atelier dans l’appartement d’Anne Ryan.

356.

Anne Ryan Papers, 6 nov. 1940, p. 4

357.

Le compliment qu’avait fait un jour Hofmann à Lee Krasner, son élève, trahit le sentiment de misogynie de nombreux artistes de cette époque : « This is so good you would not know it was done by a woman ». Cité par Charlotte Streifer Rubinstein dans son ouvrage American Women Artists (New York : Avon Books, 1982) 271

358.

Charlotte Streifer Rubinstein évoque la situation difficile des femmes pendant ces années­là, aussi bien dans le domaine artistique que littéraire : « After the giant leap forward taken by women artists under the Federal Art Project in the 1930s, one might reasonably have expected them to come into their own in the1940s and1950s, as American art moved toward world leadership. But just the opposite proved to be the case. The forties, fifties, and sixties turned out to be a period of increased discrimination. The leading galleries carried few works by women, and very few women had solo shows in major museums in this period » Ibid., p.268

359.

Sa fille témoigne : « She admitted one Sunday afternoon as we were reviewing her week’s work that she was fed up with numbering them and we agreed that the important thing was to sign each one. She did that with practically every one, usually signing “A. Ryan” because she felt there was a lot of prejudice against women. There are only a handful signed “Anne Ryan” ». Lettre à Robert Koenig, Montclair Art Museum, op. cit. Elle avait aussi son propre code et langage secret : en guise de signature, elle apposait un signe astrologique sur certains collages. Sur d’autres, en particulier sur ceux qu’elle préférait et qu’elle souhaitait conserver, elle signait au verso (une pratique ludique chez les peintres cubistes) en inscrivant les initiales « IOM » (soit « MOI » en français).

360.

Journal of Anne Ryan, p. 2

361.

Ceci est un exemple de la castration au sens strict et l’on pense à « The Love Song of J. Alfred Prufrock » : « I have heard the mermaids singing, each to each. / I do not think that they will sing to me ». T. S. Eliot, Collected Poems 1909-1962 (London : Faber and Faber Ltd, 1963)

362.

Hayter raconte lors d’un entretien : «... there was no sort of row of people sitting down and working together ; that really doesn’t represent the workshop at all because people came and went. Some of them were enrolled formally and some of them really weren’t. We were very careless about the matter of who paid dues and so forth. They would drop in at any time they would like. What I found in practice, which I think a lot of people will tell you about that period, was that most of these people didn’t know one another». «An interview with Stanley William Hayter», Arts Magazine, vol. 60, Jan. 1986, p. 63.

363.

Nov. 25 1941. Op. cit., p. 12

364.

Ibid., p. 20

365.

Sa fille observe : « (...) by the end of ‘47 she [Anne Ryan] was somewhat dismayed that she was apparently not in the mainstream of American art ». Lettre à Robert Koenig, op. cit., p. 4.

366.

« Material Witness », op. cit., p. 177, 180.

367.

Cité par Elizabeth Eaton McFadden, The Saint Elizabeth Alumna, op. cit., p. 1.

368.

Catalogue de l’exposition, Washburn Gallery, New York (5-30 novembre 1991) 3 - 4. Il faut

noter également qu’elle ne formule jamais de revendications féministes.

369.

Ce terme générique « fiber art » est surtout employé aux Etats-Unis. Il concerne tout travail fait à partir de fibres d’origine végétale, animale et minérale. Voir à ce sujet l’article de Janet Koplos intitulé « World Wide Webs », Art in America , Feb. 1996, p. 41 - 47

370.

« Lines to a Young Painter ». Voir Annexes p. 18.