Ecriture de la fracture

La production plastique d’Anne Ryan montre les trous et les déchirures que l’écriture verbale suggère ou s’acharne à occulter. Cependant, même si le texte linguistique ne se caractérise pas par une facture éclatée à la manière des collages fondés sur le morcellement et la fragmentation, il met néanmoins en œuvre, par la thématique, une écriture de la rupture.

La production littéraire forme une sorte de collage à l’intérieur duquel sont juxtaposés et rassemblés des fragments de vies solitaires. Ce sont, pour la plupart, des portraits de femmes vivant en marge de la société : femmes célibataires à l’écart des autres (« From A Spinster »), veuves (« Mary Salome, Widow »), divorcées (« She Was Divorced »), exilées (« Ludvica »), prostituées (« Petite Recreo ») ; femmes recluses (« The Kiss », « Parable in Stone », « The Women of an Island ») ou rejetées (« Magdalene ») ; femmes criminelles (« Autumn ») ou au bord de la folie (« The Dove at San Vincente »).

Par ailleurs, les images liées à la notion de séparation prolifèrent et partout il est question d’obstacles, de bords et de limites à franchir, entre le dedans et le dehors, entre je et les autres, entre je et le monde extérieur. Ainsi, le mur dans « Eighty-One » ou la haie qui sépare les voisins dans « Lost Hills » figurent-ils l’impossible communication entre deux hommes. La deuxième partie de « Tin Su Tan » intitulée « The screen » décrit une jeune fille confinée à l’intérieur de sa maison, sorte d’écran qui la met à l’abri du regard des autres : « And I see you now/Through the unshuttered windows of your dwelling,/Standing wistfully beside your sheltering screen ». Quant à la vitre dans « For a Grandchild », elle signale la frontière entre extériorité et intériorité, entre le monde de l’apparence, de l’artifice et de la réalité : « And for once the life-long disguise will flatten against the glass/And you will be able to see in the end/How unreal it all was... » 372 .

A ces images s’ajoute toute une série de mots associés à l’idée de privation : des préfixes (« un- »), des suffixes (« -less »), des termes à sens négatif (les adverbes « never », « without », des réseaux de mots centrés autour de l’absence, de la perte et du vide, comme « lost », « blank », « thin » ou « thinned »), des énoncés à sens restrictif (« To find but arid waste, but drought,/Butintervening pall ! » 373 ), des phrases hypothétiques (« I know, if I were now to be with you (...) we should live, we two » 374 ).

La coupure est inscrite dans les mots mais elle est également perceptible dans les détours employés par l’auteur pour la masquer, c’est-à-dire dans les images et les métaphores. Sur le plan formel, seuls quelques signes typographiques signalent des points de déchirure et des ruptures dans les blancs du texte : les tirets, les points d’exclamation et de suspension, les italiques. L’auteur n’a donc pas recours à des phrases démembrées ou disloquées, ni à des vers saccadés ou à des mots amputés pour dire l’absence et la privation 375 . Les phrases sont parfois inachevées mais ce procédé a pour fonction d’élargir le sens et de dévoiler l’espace où se dissimule le non-dit du texte. La fracture est avant tout d’ordre sémantique alors que dans les collages, elle est visible à la fois dans l’architecture et dans le matériau (dans les plis, les trous, les accrocs). Cependant, le néant est toujours présent et le peintre partage le même souci que le poète puisqu’il est lui aussi constamment à la recherche de figures spatiales lui permettant de s’ériger des barrières et de marquer des limites afin de circonscrire le vide.

Notes
372.

Anne Ryan Papers

373.

C’est moi qui souligne, ainsi que dans les exemples suivants. « Grief», voir Annexes p. 3.

374.

« How Beautiful It Must Be... », voir Annexes p. 4.

375.

L’usage que fait Emily Dickinson du tiret par exemple est de toute autre valeur sémiotique. Pour plus de détails, voir Christine Savinel, Emily Dickinson et la grammaire du secret, op. cit