Figures de l’espace

Rétablir l’unité relève d’une véritable obsession chez Anne Ryan dont le travail consiste à façonner une œuvre dans le but de se protéger de l’effondrement. A cet effet, elle multiplie les images de circularité et d’intériorité pour dire le besoin de protection et de sécurité. Dans « Parable in Stone », le jardin clos du couvent au parcours labyrinthique est le lieu convoité des religieuses, lieu privilégié des rencontres et des regards furtifs :

‘The deep casement which looked out on the cloister showed the hollow angles of the garden covered with a thin, crisp snow ; these were the paths, precise and labyrinth, where the nuns walked when the weather was fine, and in summer the intricate turnings, meetings, gentle encounters, faces that appeared around bushes or against tall flowers which these windings permitted, delighted these women. Sainte Genevieve was a small and ancient convent on the outskirts of a city. It was entirely enclosed by a wall twenty feet high 376 . ’

Là, les corps s’assouplissent, comme le sous-tendent les mots liés au mouvement (« labyrinth », « intricate turnings », « windings ») opposés à la rigidité des habits empesés (« impenetrable black », « Their starched coifs restricted their motions »). Cette opposition est également mise en lumière par l’incise « precise and labyrinth » alliant deux mots fondés d’une part, sur l’idée d’ordre et de discipline (« precise » fait écho à « angles ») et, d’autre part, sur l’interdit et le désir de transgression. Le jardin est le lieu des échanges qui transporte les religieuses hors de leur solitude, vers un ailleurs fantasmatique. De même, dans « The Kiss », le couvent des franciscains est situé dans un jardin entouré d’un mur et parsemé de petites grottes, autre lieu de la dissimulation et figure métaphorique du désir enfoui (« It was situated in a walled garden, studded with vine-covered grottos » 377 ). Le jardin est l’expression métaphorique du désir ; il est une sorte de paradis perdu, un lieu de la plénitude et de l’accomplissement des désirs, qui abrite les sentiments les plus intimes de l’homme 378 Enfin, c’est à un jardin métamorphosé (« allegorical garden ») que l’auteur fait référence dans « Para Lavar » :

‘Lingering a moment outside in the corral the glow of the embers make the grotesque trees into a new allegorical garden, one as strange as a tale of some enchantment where there is always spring, sugar for fruits or candied flowers 379 . ’

La tour figure cet autre espace clos, du plein, de la protection et de l’intimité. Dans « How Far You Are... » le désir de l’être aimé est de se voir construire des tours d’argent à l’intérieur desquelles résonnent une multitude de sons doux et apaisants :

‘How far you are that never your lost voice’ ‘Can build me silver towers of soft sound -’ ‘Can come to fold me, leaving me no choice’ ‘But be strong in all that strength I found ! 380

La tour est le lieu de l’enfermement et de l’étreinte, qui protège et emprisonne tout à la fois (la répétition de la sifflante et la rime pour l’œil qui réunit les monosyllabes « lost », « soft » et « fold » contribuent à faire ressortir cette double aspiration). D’autres figures spatiales comme la pierre de jade ovale dans « Tin Su Tan » ou les collages empruntant cette forme, corroborent le désir sans cesse réitéré de retenir, dans un espace limité, ce qui échappe ou est menacé de disparaître.

L’écriture linguistique de même que l’écriture plastique d’Anne Ryan ont partie liée avec l’origine et le continu (ce qui tient ensemble). Un rapport s’établit entre le poème, espace à deux dimensions et le collage, notamment dans son architecture quadrillée car tous deux sont une trame trouée de béances mais aussi un lieu du croisement, du resserrement et du recentrement. Le sonnet, par exemple, impose ses règles et son cadre et permet de ce fait de ne pas se perdre. Il met le sujet à l’abri de l’errance car il figure une enveloppe, tout comme la forme ovale dans les collages. Dans son espace limité, il contient une éternité (« a small eternity »), ainsi que l’affirmait Louis McNeice. Tout comme l’œuvre d’art, la poésie est un acte de fabrication et un espace mouvant que le poète et le peintre tentent d’investir, comme si à partir de là, tout pouvait recommencer, une manière pour l’auteur de préserver un monde – ou simplement des restes – à l’abri du temps.

Notes
376.

Anne Ryan Papers, p. 2. Voir supra texte étudié p. 51-54.

377.

Ibid., p. 1-2

378.

Selon saint Jean de la Croix, Dieu lui-même est un jardin, figure allégorique de la communion spirituelle. L’on songe également à l’épouse célébrée dans le Cantique des Cantiques décrite comme un jardin clos

379.

« Para Lavar ». Voir Annexes p. 45.

380.

Lost Hills, p. 16