Ecriture de la relique

L’écriture d’Anne Ryan porte en elle la marque d’une angoisse face au temps. Aussi, pour capter l’intensité du moment, l’écrivain et l’artiste s’efforcent tous deux de l’immobiliser : le premier en jouant sur le rythme et sur la texture sonore des mots, le second en scellant des petits bouts de papier et de tissu dans la matière picturale et en montrant le temps à l’ouvrage.

Dans les écrits, l’adverbe « still » revient inlassablement pour dire la necessité d’arrêter le temps face aux menaces d’un monde fluctuant, comme l’affirme la voix dans « From A Spinster » :

‘On this quicksilver, happiness, who can put a finger ?’ ‘Who can say, “Now, this moment, it is mine !”?’ ‘Only in the seldom stilling of this whirlpool that is life (...) 381 . ’

Retenir l’instant (« the seldom stilling ») : tel est aussi le désir de l’amant dans « Tin Su Tan », désir exprimé par l’entremise d’une image spatiale, une coquille, suggérant un lieu clos protecteur :

‘This instant is bestowing,’ ‘And treasure for night this shell-like dawn’ ‘Will down the years be blowing ! 382

Souvent le poète a recours à des mots composés et use de formes participiales afin d’augmenter le volume des mots et leur donner ainsi plus de résonance, comme dans « Rosamond » où elle évoque le moment des rencontres amoureuses, à l’abri du temps (« Let us quickly turn away/From telling dial and hour glass ») et à l’écart du monde :

‘O King,’ ‘You are a lonely thing ’ ‘To grieve and to remember ...’ ‘That stilled May day you brought me here’ ‘You were not king, but lover,’ ‘Saying “Rosamond, look, a place for us, a shelter !”’ ‘And it was evening and the birds talked, mating...’ ‘ Close-shuttered and low-gabled gardened spot,’ ‘Your peace is worth a world forgot ;’ ‘You make endurable the waiting ! 383

Les mots aux accents keatsiens se font écho (« shelter » répond à « close-shuttered » et à « close-gabled gardened spot ») pour traduire le désir romantique de préserver un lieu, le lieu secret des amants, comme le soulignent le rythme ralenti des vers centraux et l’incise « look, a place for us, a shelter ! » (« shell » fait écho à « shelter »).

Dans d’autres textes le poète accumule les formes « -ing » qui contribuent à créer une impression de pesanteur, ainsi qu’en témoigne le poème « Grief » écrit sur le ton de l’élégie :

‘O hear me grieving as I pass’ ‘On these unending roads that mass’ ‘New burdens as they run !’ ‘With velvet this autumnal night’ ‘Will mantle waning day. ’ ‘What black can cover up the sight’ ‘Of gaping grief (...) 384

Une voix plaintive mi-hopkinsienne, mi-tennysonnienne se fait entendre qui résonne dans tout le poème de l’écho des allitérations (« grieving », « gaping grief ») et des rimes aux voyelles longues (« pass », « mass »). Ailleurs, pour accentuer le sentiment de profusion, l’auteur emploie des mots qui condensent différentes sensations : visuelles at auditives dans «Music» (« these old and spangled melodies »), visuelles et gustatives dans « From A Spinster » (« this ginger-bread balcony »), ou encore visuelles et tactiles dans « Tin Su Tan » (« this new-embroidered screen »)6 385 Elle tisse ainsi une série de syntagmes qu’elle accumule dans son œuvre afin de suggérer une impression de dilatation du temps.

Partout se lit le désir de scruter la matière phonique des mots, en augmentant leur volume et en donnant du poids aux syllabes. Aussi l’auteur a-t-elle tendance à saturer un vers ou un poème d’une seule consonne : par exemple, la lettre /w/ qui laisse entendre je et l’autre (« double you »), dit tout à la fois le lien, l’entrecroisement et l’entrelacs, comme dans « W ound me anew » 386 mais aussi l’enfermement et la menace de la mort, comme dans « What Winding Road... » où la répétition de la consonne dessine une série de figures en chiasme :

‘Shadows now stand, their long black fingers wind’ ‘(...)’ ‘And gates unconsciouly unlocked have lined’ ‘The walk with shadows, swaying in the light. ’ ‘Evening again waves down the whitening wheat...’ ‘Sorrows are wounds as sorrows always are 387

Ici les formes « -ing » se combinent aux allitérations et à l’accumulation des monosyllabes pour suggérer une sensation de lourdeur.

De même, l’auteur surcharge certains passages du son /k/ toujours étroitement lié au corps, c’est-à-dire à l’enfermement et au repli, comme dans « Blue Collage » 388 . Ailleurs, la récurrence de la consonne traduit la dureté de la pierre et sous-tend le désir de sécurité et de protection, notamment dans « Mass at Palma » :

High, strong from the sea, are the rocks of the coast, first rocks with their crescents of foam. From these, after a stretch of road, soar the walls of the city, but walls set against a rise of land, set like a bulwark. They enclosed forts. The Arab, crooked streets are in full view above 389 .

Enfin, la répétition de la consonne /s/ trahit à la fois la sensualité et la blessure, comme dans « From A Spinster », un poème qui oscille sans cesse entre fantasme et réalité :

‘No tapping satin slipper,’ ‘Was able to soften the stiffness of my pose.’ ‘(...) ’ ‘And the sea...’ ‘Oh the sea ! ’ ‘(...)’ ‘ Still I knew at times he must remember :’ ‘A scarred sign, as surely as with searing steel,’ ‘Marks any we have loved ! 390

De surcroît, pour renforcer le poids des mots et susciter un effet d’amplification, le poète répète des séries de mots aux voyelles allongées, comme ici « sea » faisant écho à « searing steel » et « scarred » répondant à « Marks ». D’autres vers asonancés portent les mots clés du poème, notamment les substantifs « dream », « delight » ou « groove » opposant désir et frustration :

‘To murmur anew its accompaniment to a dream ’ ‘(...)’ ‘The hardened beaches stretching in the barren noon ’ ‘(...)’ ‘Contentment in its accustomed groove 391 .’

En outre, les marqueurs de ponctuation qui, par endroits, trouent le texte poétique sont autant d’indices révélant l’épaisseur du tissu de non-dit. Ainsi, dans le vers central de « Still May Embark... » (« A touchto feel these hands upon a dream... » 392 ), le tiret après « touch » et les points de suspension après « dream » ont-ils pour fonction non seulement de mettre les mots en exergue mais aussi de souligner l’intervalle, le creux où se glisse la charge fantasmatique du poème. Il en est de même de « Rosamond », un texte sur la nostalgie et le désir de retrouver le temps perdu des étreintes amoureuses :

‘And if I wait... and if I wait,’ ‘There comes a king soon !’ ‘(...)’ ‘I’ll walk the swaying edge tonight’ ‘To see the world I’ve lost...’ ‘(...)’ ‘You are a lonely thing ’ ‘To grieve and to remember...’ ‘(...)’ ‘And it was evening and the birds talked, mating...’ ‘(...)’ ‘Your mind must naked flashes get’ ‘Of this cool labyrinth...’ ‘(...)’ ‘And you are here a small way from my eyes,’ ‘Beyond this little reaching of my hands... 393

Dans ces espaces lacunaires symptomatiques du manque et de la perte à l’origine du travail d’écriture s’entend avec plus de force la voix du sujet énonciateur, si souvent distante et retenue. La poésie s’apparente bien à la pratique du collage fondée sur la dialectique du montrer-cacher et penser/panser. Dans d’autres poèmes, c’est par le truchement de l’intertextualité que se dévoile la texture du tissu invisible. L’intrusion du mythe, par exemple, a pour fonction essentielle de faire émerger le sens caché du texte, comme à l’ouverture de « Sonnet », un court poème sur l’effritement du monde matériel : Dionysius, now discover any Meaning (...) 394 .

Au début de « XXIII » le sens fait irruption à l’interstice entre deux vers :

‘Now world of beasts, oh peopled world of tongues, ’ ‘Cynthia, winding me with your bright hair,’ ‘The day is done(...) 395 .’

Ici dans l’entretoile (comme une pièce ajoutée, cousue entre deux bandes de tissu), à travers la figure de la déesse lunaire, suave et voluptueuse, se lit le désir, celui d’être enveloppé, enlacé par la chevelure afin de ne faire qu’un avec la femme ou l’amante rêvée. A l’évocation de l’amour, de la beauté et de la sensualité portée par ce vers enchâssé dans la trame du texte se greffe la question de la mort développée dans le poème. Le mythe s’insinue dans le texte poétique d’une part, pour créer un effet de dilatation et d’amplification renforcé par l’emploi de « winding » et, d’autre part, pour en faire surgir les strates inconscientes. Ce procédé est également à l’œuvre dans « Mary Salome, Widow » qui se caractérise par la superposition de différentes couches temporelles : le présent de la narration, le passé mythique du temps de Salomé et le présent atemporel du religieux 396 .

Tels sont les nombreux signes visibles et invisibles attestant le désir de reconquérir le temps perdu ou d’en retenir quelques bribes : des lambeaux de mémoire ou quelques fils d’un tissu usé qu’Anne Ryan, l’artiste, colle avec soin afin de ne pas perdre la moindre trace et de conserver ainsi un lien avec de ce qui a été.

Notes
381.

’est moi qui souligne. Annexes p. 7.

382.

Ibid., p. 10.

383.

Annexes p. 16

384.

Ibid. , p. 3.

385.

Annexes p. 5, 10

386.

« Music » Lost Hills, p. 13

387.

Lost Hills, p. 20.

388.

Voir supra poème étudié p. 96-98.

389.

The Commonweal, op. cit., p. 521

390.

Annexes p. 6, 7.

391.

Annexes p. 8

392.

Lost Hills, p. 10

393.

Annexes p. 14, 16, 17

394.

Anne Ryan Papers.

395.

Annexes p. 21

396.

Voir supra p. 173-181