Traces et empreintes

Ce sont les textes en prose et en particulier les écrits sur Majorque qui rendent compte avec le plus d’acuité de cette écriture de la quête : du passé, des racines, de l’identité. Le village de Petra où a séjourné l’auteur figure le lieu même de la pétrification, comme le laisse entendre le signifiant, lieu minéral, fossilisé. Là, dans les traces et les empreintes laissées par le temps et par l’homme, des pans d’histoire se lisent dans la pierre (« visible » est un adjectif récurrent dans « Petra de Mallorca »), comme le Moyen-Age :

‘The trades are as they were when the guilds flourished (...). No one has thought of changing these dwellings, all is left ; the traditional manner of living is here 397 . ’

Tout un mode de vie basé sur les traditions et l’oralité se donne à voir et à entendre :

‘Some roisters in the calle are marching in the darkness and beating a heavy, zambamba drum. Africa sounds there (...) the whole ancient exchange of the Mediterranean piece by piece is visible in these sounds 398 . ’

Par ailleurs, malgré la froideur de la pierre qui confère au lieu un aspect peu hospitalier (« At first sight it is an ugly place, no outsider cares to live there » 399 ), Petra est un village où se dissimulent des richesses (« a wonder is hidden in all the streets »), dans ses petites rues ou à l’intérieur de ses maisons.

Les détails abondent pour signaler le travail du temps sur la pierre, le bois, les tissus et les couleurs. Ainsi, dans « Andulasian Wash Day » encore intitulée « Para Lavar », les empreintes du temps se lisent-elles dans le creux de la pierre, sur les murs du patio ou encore sur la table placée au milieu dont la texture rappelle la douceur de la soie :

‘There are three walls ; one bears a date, cut in, carved, softened with age : ‘1640’. A table of beautifully rounded gray stone worn as soft as silk is in the centre of the patio under the fig tree (...) 400

Le visuel et le tactile sont réunis ici dans la juxtaposition des participes « cut in, carved, softened » ainsi que dans les rapprochements sonores entre l’occlusive et la sifflante. De même, dans l’église du couvent de saint Bernard, les murs ressemblent à une tapisserie aux couleurs fanées :

‘The walls are made of sharp ochre rocks so roughly set and plastered, so harsh and jumbled, that with the years the surface has taken on a tapestry appearance, its dull yellows and reds knotted against the green of its moss, the mauve of its shadows, the citron of its stainings 401

Ces couleurs passées se mêlent à des couleurs vives dont certaines ont des reflets menaçants (« shadows »), comme le sous-tendent les mots « knotted » (le lien mais aussi le nœud) et « stainings » (la tache, la salissure). Quant aux statues en bois recouvertes d’or dans le chœur de l’église, elles donnent à voir elles aussi la patine du temps : des couleurs douces, mœlleuses et veloutées (« mellow » est répété), des teintes irisées, des marbrures :

‘With years the heads, faces, rosy infants, and garlanded colums have been patined and mellowed. The gold has aged in coppery tints and irridescent (sic ) streakings (...) 402

Enfin, dans « Late Blooms the Eglantine », le grain du bois a la couleur fauve et la douceur de la fourrure :

‘The whole parlor furniture (...) had been moved out on the lawn. There in the sunlight they were like relics faded and used ; where hands had passed over the wood, stroked the wood so many years the oak grain showed familiar markings as tawny and soft as fur 403

Les meubles, objets familiers du quotidien, comparés à des reliques sont témoins d’un vécu. Ils recueillent les traces des années et les empreintes des mains : les verbes « passed over » et « stroked » disent le contact des doigts glissant sur le bois, un effleurement délicat semblable à une caresse.

La pierre, le bois, les étoffes sont donc des matériaux auxquels l’auteur porte un intérêt tout particulier, matériaux perméables au temps et sujets à de multiples métamorphoses. Cette sensibilité à la matière, notamment à la couleur et à la texture des objets (le visuel et le tactile étant constamment associés) est perceptible dans l’œuvre plastique faite à partir de traces et d’empreintes. Les gravures sur bois montrent leur grain, leur texture ligneuse et compacte ; les collages déploient une variété de papiers et de tissus d’épaisseurs différentes, jaunis, ternis et maculés. Le temps mais aussi le corps y ont laissé des traces et des empreintes : des salissures, des déchirures, des points de couture, la marque du doigt ou de la paume de la main de l’artiste appuyant sur le matériau pour faire adhérer la colle ou, dans les gravures, pour faire ressortir le grain du bois. Ce sont des stries et des griffures, des trous, des fils d’un tissu élimé parsemés dans l’œuvre.

La touche personnelle de l’artiste se lit dans ces empreintes matérielles laissées sur le support. Celles-ci sont semblables aux nombreuses traces graphiques que l’écrivain inscrit sur la page : les signes typographiques, les italiques par exemple («I » la lettre penchée dans « Why Should I Wait... ») qui sont autant d’indices d’une mise en valeur de l’énonciation, cette marque par laquelle l’auteur donne à entendre quelque chose en plus de la signification. La voix s’affirme également dans les points de suspension qui impliquent à la fois un silence et une ouverture. Dans « How Beautiful It Must Be... » les trous dans le blanc du titre soulignent l’impossible 404 . Ailleurs, comme dans « Still May Embark... », les points de suspension apparaissent après un énoncé lourd de sens : « A touch – to feel these hands upon a dream... ». Quant aux points d’exclamation, ils condensent toute la charge émotionnelle de la voix énonciative : la colère et l’indignation dans « Why Should I Wait... » (« Possession still remains that cruel thing/That locks a sky or mocks a fettered wing ! » 405 ), la douleur liée à la perte dans « Still May Embark... » : « Window are for sighting what is lost ! » 406 . D’autres indices sont signifiants, comme les ratures, les corrections et les rajouts dans les manuscrits, les originaux et les textes dactylographiés où la main de l’auteur intervient entre les lignes pour effacer et défaire ou au contraire pour corriger. Ce sont des balises ou points de repères, les traces d’une énonciation disséminée dans l’œuvre ; en d’autres termes, le fil qu’Anne Ryan tend, dissimule et fait apparaître à nouveau. L’auteur se livre à un travail du couper-coller, un travail artisanal d’incision, de raccordement et de surfilage, en un mot à un collage 407 . Mutilés ou chargés d’annotations, les écrits donnent à voir les traces matérielles d’un processus en train de se faire et dévoilent les conditions de l’émergence du texte, ce moment parfois douloureux pour l’écrivain qui consiste à se heurter aux mots.

Chez Anne Ryan, ce sont pour la plupart les textes écrits à Majorque où elle s’est entièrement consacrée à l’écriture qui portent les traces de sa main. Certains sont truffés de signes d’insertion ou de biffures qui témoignent de ses tâtonnements et de ses hésitations mais aussi de ses souhaits et de ses désirs inconscients. Ils sont les nombreux jalons que l’auteur pose sur la page et que le lecteur tente de rejoindre participant de ce fait à la constitution du sens. Les vestiges laissés par l’écriture nous renseignent ainsi par bribes éparses sur le sujet à l’origine de l’œuvre, c’est-à-dire l’auteur/l’autre, l’inconnu.

Quelques textes sont modifiés dans le but de créer des effets stylistiques, pour changer le tissu sonore et rythmique d’une phrase par exemple, comme dans « Moonlight » où la répétition de la chuintante dans une court énoncé rajouté de la main de l’auteur contribue à renforcer l’atmosphère pesante de la nuit :

Each inch is changed, slowly every inc h is black or silver 408 .

Parfois elle numérote des membres de phrases et révèle ainsi les étapes successives de son travail de fabrication, comme elle le fait dans « Para Lavar ». En outre, à chaque fois elle rature, élimine, rajoute ; bref, elle tisse la forme :

‘Maria pours water into the kettle and Tia opens a deep tin box full of a soft, almost liquid emerald – it is their washing soap (made of the 2 oil of olives,) (a green 1 castile, very pure and mellow.) (sic ) 409

Dans la version originale de « Mass at Palma », l’iconicité du texte montre l’élaboration entre le dire et le faire :

‘It is at the foot of this last wide flight that a wonder commences at the height : the quivering mirrors of the water, or the sun and heat on the vast stone, but these actual and living make the walls seem to rise at each step, to recede and rise, this is a moment when the exaltation of the heart is weighted in vain with facts, when through the haze of the sun the facts of demension ( sic ) and proportion are focussed (sic ), are steadied ... but are lost 410

Dans la version publiée, ce bloc est scindé en deux parties et les éléments biffés refont surface. L’auteur/scripteur s’est transformée en lecteur de son propre écrit et a procédé à des transformations, notamment dans le schéma rythmique des phrases. Ainsi, dans la version finale, les phrases déroulent-elles un rythme ternaire produisant un effet d’équilibre et de balancement, comme dans un texte poétique :

‘It is at the foot of this last wide flight that a wonder commences ; be it the height, the quivering mirrors of the water, or the sun and heat on the vast stone, but these actual and living walls seem to rise at each step, recede and rise. This is a moment when the exaltation of the heart is weighted in vain with facts, when through the haze of the sun the facts of dimension and proportion and focused, are steadied... but are lost 411 . ’

Anne Ryan était sensible à la musicalité des phrases et ses écrits sont ponctués de références au rythme (« the repeated color becomes a rhythm » ou encore « there is the same fierce expression of men thinking only of rhythm and the fundamentally obscure need to express it » écrit-elle dans « Petra de Mallorca » 412 ). La musique agit sur le corps tout entier, lieu où est à rechercher le sens.

D’autres exemples concernent des textes dans lesquels sont rajoutés ou rayés des détails relatifs à une couleur, à la matière, à la forme ou à la taille d’un objet. Par exemple, les adjectifs « tiny » ou « little » récurrents dans l’œuvre apparaissent et disparaissent inlassablement. L’écrivain opère donc un travail sans relâche dans l’axe syntagmatique et paradigmatique. D’autres mots biffés subissent des métamorphoses et des substitutions, telle la préposition « above » remplacé par l’adjectif « alone » dans « San Bernadino » :

‘(...) a graceful tender Virgin, inclining, listening, a woman above, alone powerful and secure 413 . ’

Ce texte est intéressant car il propose deux lectures différentes, notamment à la clôture. Le texte dactylographié donne à lire une description détaillée de l’église, des couleurs, des étoffes tandis que l’original est plus elliptique et insiste davantage sur l’état d’abandon du lieu tout en rappelant les liens entre Serra et la Californie. Les derniers mots du manuscrit (peu lisible par endroits) dont le titre est « The Church of Junipero Serra » sont révélateurs :

‘It is rumored that the city of Los Angeles (...) a tablet placed at the door & another in the cloister near the well so that Californians who are far away from that at least by one city this place is not completely forgotten (...) 414 . ’

En filigrane se devine une voix, celle de l’auteur elle-même, femme écrivain mise à l’écart, totalement abandonnée («completely»), comme l’église de Junipero Serra si peu connue des Américains («it is practically unknown in their great state » 415 ) et qu’elle tente de réhabiliter. D’autres exemples corroborent cette impression, comme la répétition de « last », « unknown », « forgotten » dans l’œuvre. Le chapitre d’ouverture et les premières pages de « The Dove at San Vincente » sont éclairants à ce sujet :

‘That inland sea which is the Mediterrean (sic ) seems enchanted (...). This wild, bright coast beyond San Vincente on the south rim of the bay was so strange and forgotten that shipmasters passing it on their way to the mainland pointed it out as one of the last eerie and deserted rims of land left in the world. Mediterrean 416

Ici le signifiant « Mediterrean » (rean / ryan) est un indice significatif de cette voix qui cherche à se faire entendre. Le mot est mis en exergue dès la première ligne du texte et il est rajouté de la main de l’auteur à la fin du paragraphe pour dire l’oubli et l’abandon. Il figure un espace intérieur (« inland ») et un lieu en marge (« south rim », « deserted rims »), unique (« one of the last », « left in the world ») mais aussi mysterieux et inquiétant (« eery »). Un autre écho se retrouve dans « Petite Recreo » :

‘This is the Petite Recreo, a back alley café in a huge Spanish capital city crowded with arches, ocher walls, bells ringing and the wide, soft Mediterrean outside (...) 417 . ’

L’enjeu de ce texte est de souligner une ambiance et un sentiment de bien-être. Là, parmi les danseurs et les protituées, c’est une place que l’auteur cherche : « And the customers do not come for the tawdry wall paper but to see and be part of the dances » 418 Dans « San Bernadino » le mot rajouté « pained » au lieu de « painted » pour décrire l’habit de la Vierge (« her magnificent pained robe shining with yellow medalions ») est également révélateur. La lettre tombée par mégarde ou inconsciemment dévie soudain le sens premier du texte pour en superposer un deuxième associant peinture et douleur. Le texte ou l’art en général est bien ce cache, voire ce leurre qui met sans cesse en œuvre la dialectique de la présence et de l’absence.

Entre les lignes se glissent ainsi des fragments d’une vie personnelle que l’écrivain s’acharne à occulter et qui pourtant resurgissent par intermittence 419 . Ce sont des restes, des lambeaux ou des bouts de charpie, cette partie qui tombe à côté de soi et qui échappe (« Nothing was wasted here, nothing was thrown out until it fell apart », écrit-elle dans « The Kiss » 420 ). D’autres fragments raturés concernent des énoncés d’ordre autobiographique, comme dans « Mediterranean Fishing Boats » où le pronom personnel « we » est tantôt biffé, tantôt laissé apparent (Fig. 31 p. 352). Ce jeu du montrer-cacher trahit tout à la fois une volonté de dissimulation et de distanciation et se lit comme la marque d’une surenchère de l’énonciation. L’auteur ajoute et efface sans arrêt, une pratique mise en œuvre également dans ses gravures et dans ses collages. De même dans « Para Lavar », les segments rayés rendent compte de sa propre expérience (Fig. 31 p. 352) et relèvent d’appréciations personnelles :

‘How good it is to be in the midst of These strong, healthy, feminine tasks ! have their own magnificence 421 . ’

Dans le tracé de la main de l’auteur, dans le geste fluide dessinant des lettres aux formes voluptueuses et larges, se lit également le rapport entre le travail d’écriture et le corps. De surcroît, autour de la phrase sont tissés tout un réseau de mots reliés à la notion de rythme et de fluidité : « Dona Clara (...) commences to pour », « the clothes (...) have this steaming water pouring over and over. Her motions become rhythmical » 422 .

Dans cette écriture du premier jet, objet de la critique génétique, c’est donc tout un vécu dont l’origine se situe dans le pulsionnel, le sensoriel et l’affectif que les mots condensent et véhiculent. Toutes les inscriptions qui encadrent le texte ou occupent les interlignes accueillent les préoccupations de l’auteur, ses désirs et ses aspirations mais aussi ses frustrations et ses réticences. Le texte annoté dévoile en pointillé tout un matériau en suspens, livre les bribes d’une expérience singulière tout en donnant accès aux forces inconscientes qui le travaillent. Il est par ailleurs important de noter les circonstances circonstances biographiques qui ont favorisé le surgissement de ces écrits : c’est à Majorque, c’est-à-dire dans la situation de l’exil, dans la distance, qu’Anne Ryan parvient le mieux à parler d’elle.

Le travail de fabrication qui montre les traces d’un texte en devenir est donc directement lié à la problématique du tissage/détissage. Il implique un mouvement de va-et-vient et une activité qui consiste à couper et à coller, à inciser et à effacer 423 . Il s’apparente bien à la pratique du collagiste et à son travail de coupure, de faufilure et de surfilage, de couture et de ravaudage.

Notes
397.

« Petra de Mallorca ». Voir Annexes p. 48.

398.

Ibid., p. 49.

399.

Annexes p. 48

400.

Ibid., p. 43

401.

« San Bernadino », Anne Ryan Papers, p. 2.

402.

« San Bernadino », p. 4.

403.

Anne Ryan Papers, p. 2.

404.

Annexes p. 4.

405.

Ibid, p. 3.

406.

Voir supra p. 111

407.

Comme l’affirme Antoine Compagnon, « le travail de l’écriture est une récriture, dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent, de les rassembler, de les comprendre. (...) toute l’écriture est collage et glose, citation et commentaire ». La Seconde main ou le travail de la citation (Paris : Editions du Seuil, 1979)

408.

C’est moi qui souligne. Anne Ryan Papers, p. 1.

409.

Voir Annexes p. 44.

410.

Ibid., p. 2

411.

Op. cit., p. 521

412.

« Petra de Mallorca », texte original, p. 1, 4.

413.

Op. cit., p. 4

414.

Anne Ryan Papers, p. 3.

415.

Ibid., p. 1

416.

Op. cit., p. 1, 3.

417.

C’est moi qui souligne. Anne Ryan Papers, p. 1

418.

Ibid., p. 1

419.

Roland Barthes écrit à propos des fautes d’orthographe : « Ne nous arrive-t-il pas de rencontrer des fautes d’orthographe particulièrement « heureuses », comme si le scripteur écrivait alors sous la dictée non de la loi scolaire, mais d’un commandement mystérieux qui lui vient de sa propre histoire – peut-être même de son corps ? ». Le Bruissement de la langue (Paris : Editions du Seuil, 1984) 58

420.

Op. cit., p. 3.

421.

Annexes p. 44.

422.

Ibid., p. 44.

423.

Telle est aussi l’origine du mot « style » : le « stylet » étant un instrument d’incision, de creusage servant également à effacer.