Reprise

Les collages donnent à voir dans toute leur visibilité les déchirures et les points de reprise 424 que l’œuvre littéraire nomme parfois ou suggère le plus souvent par une multitude de substitutions, de déplacements et de détours. Seuls quelques accrocs, des indices de ponctuation, sont parfois visibles dans les blancs du texte.

Les collages montrent des bords effrangés, des tissus usés, troués et ravaudés, bref, tout un ensemble de points symptomatiques d’un manque à combler, d’un vide à masquer. L’artiste fait éclater le texte pictural et en éparpille les différents morceaux ; elle défile (défait un à un les fils d’une étoffe). Le verbe « spin » suivi de la particule « out » est répété dans les poèmes : il évoque à la fois le processus de filage et de défilage et sous-tend le désir de recouvrement, de cache, comme dans « How Beautiful It Must Be... » (« Distance, how wraith-like, clouds the way entire/Spins out this loss in dusty whir of wheel... » 425 ) ou dans « Tin Su Tan » (« Spin out the legend of these days/In a song of many words » 426 ). Dans les collages, des espaces béants et des fissures apparaissent ici et là que l’artiste tente de dissimuler par endroits en saturant le support ou en recouvrant certaines pièces d’un voile, d’un tissu de gaze ou de bandelettes. Partout des points de couture sont apparents pour suturer les plaies dont les saignements exudent du support. Ils sont une sorte d’onguent, un vulnéraire (pommade que porte Marie Salomé destinée à panser le corps meurtri du Christ) ou d’opiat, comme elle note dans son journal le 24 décembre 1941 évoquant la guerre en Europe :

‘Dec. 24 Chrismas Eve. Tonight will any angel walk the sky ? (...). No choir could tell of the woe on earth, not peace (...). I mend my pink satin bed-spread. The slow stitches are a safe opiate or like the suture of a wound 427 . ’

Cependant, même si la blessure est masquée, les fils sont perceptibles et sont les traces symptomatiques d’une douleur et d’une souffrance. L’auteur multiplie d’ailleurs les occurrences du mot « wound » et joue sur les propriétés visuelles et sonores du signifiant, associant toujours « wind » (l’entrelacs) à « wound » (la blessure, la plaie). Dans « The Dove at San Vincente », les deux sens du mot apparaissent sur la même page, à quelques lignes d’intervalle. La maison des tisserands se trouve près de la carrière où les ouvriers creusent dans le roc pour en extraire la pierre et édifier une chapelle où seront déposés les vêtements du défunt Don José :

‘Stone was quarried and left a bright wound in the side of one cliff. (...) When the carter stopped to take the wound rolls off the looms (...) 428 . ’

Comme toujours dans l’œuvre d’Anne Ryan, la vie et la mort se côtoient : les mots suggèrent d’une part, le travail de création (la fabrication du tissu), la trame et, d’autre part, le détramage que figure la blessure visible dans un côté de la falaise, image métaphorique d’un corps scarifié. En outre, la référence à la relique corrobore la présence de la mort : les restes de l’habit porté par l’être disparu seront précieusement gardés dans une châsse et déposés dans la chapelle (« a place where in a glass box on the wall nearest the altar, the last uniform of Don José could be preserved »). Faire et défaire, coudre et couper sont bien des termes indissociables.

L’œuvre dans son ensemble ressemble à un vaste tissu déchiré marqué de points de couture qui sont tout à la fois les traces matérielles d’une écriture de l’interruption et de la reprise (au sens de raccomodage et de continuité) et les empreintes métaphoriques d’un sujet de désir, d’un sujet en souffrance. Privée d’un code énonciatif, l’auteur a cherché par l’écriture plastique à répéter le geste de l’activité créatrice, une manière pour elle de poursuivre l’interrogation sur son identité, d’inscrire sa place dans le monde et de dire ainsi sa différence et sa singularité. Son style serait son énonciation singulière 429 .

Dans l’image elle a montré le vide laissé par les mots même si elle était consciente des limites du langage pictural. Son œuvre en entier s’articule autour du manque et de la castration et ses écrits, comme sa peinture, révèlent un auteur toujours en quête. A/Ryan (privée de la lettre « e ») n’est pas Ariane : sa place est dans le labyrinthe. Le fil est lien mais une jonction impossible se dit de la coupure sémiotique.

Notes
424.

J’emprunte ce terme à Louis Marin dans La Voix excommuniée (Paris : Editions Galilée,

1981

425.

Annexes p. 4

426.

Ibid., p. 8

427.

Anne Ryan Papers, p. 18.

428.

Op. cit., p. 8

429.

Il s’agit plus de singularité que d’originalité.