Conclusion

« Pouvoir des mots, mouvoir des peaux » Cocteau

Le 2 décembre 1941, alors qu’elle avait cessé d’écrire et qu’elle expérimentait différentes techniques picturales, Anne Ryan note dans son journal dédié à son petit-fils : « Dear child love words ! Be articulate and write down your thoughts when you grow older » 430 . Elle exprime ici sa passion pour les mots tout en laissant entendre la douleur qui peut naître de la privation. Peut-être était-elle déjà consciente des limites de l’écriture plastique et de la translation impossible entre le verbal et l’iconique.

Pourtant, des croisements sont perceptibles dans cette œuvre bifocale. Le sentiment de la perte, le manque, l’absence traversent tout à la fois le texte pictural et linguistique. Hantée par la question de la mort, l’auteur donne à lire une œuvre portée par la nostalgie (ce mot signifie le retour et la douleur) et le désir de retrouver des fragments d’un temps mythique associé à la plénitude et à l’unité. Par les mots, l’écrivain cherche à revivre l’intensité des sensations et des impressions que la mémoire a enregistrées et conservées. Par l’image, l’artiste fait resurgir des souvenirs enfouis en montrant des objets maculés de traces et d’empreintes. Elle fouille dans les épaisseurs de la mémoire pour faire advenir le temps perdu, c’est-à-dire l’arracher à l’indicible.

L’écriture d’Anne Ryan est une écriture de la relique et du détail. Elle révèle une fascination pour la miniature : objets minuscules et petites boîtes de toutes sortes contenant des objets précieux ou des cosmétiques, châsses où sont conservées les restes d’un mort. Les collages au format réduit sont semblables à des boîtes ou à des reliquaires, témoins d’un passé et d’un vécu à l’intérieur desquels se love tout un monde du secret et de l’intimité que l’artiste restitue à partir de fragments et de restes : reliquaires de jouissance où Eros joue avec Thanatos. Anne Ryan travaille sur les restes, matière résiduelle dans le sujet et trace de ce qui ne sera plus. Dans l’attrait de l’objet minuscule se lit le rapport à la chose, à la jouissance et à l’innommable.

Aussi le corps est-il le point d’articulation entre le verbal et le non-verbal. Ce lieu tout à la fois familier, complexe et énigmatique recueille les traces des premières jouissances à jamais enfouies. Néanmoins, il résiste aux mots et l’écrivain, ne peut en parler que par l’entremise de la métaphore. A l’inverse, dans les collages, l’artiste exhibe la beauté et la sensualité du corps mais aussi sa fragilité et ses meurtrissures. Elle coud, cautérise, panse et de ce travail sur la trame du tissu résultent des compositions où se mêlent tendresse et souffrance. Anne Ryan a choisi un matériau proche du corps, le tissu et le papier dont elle montre le grain, la texture, là où tente de se cristalliser tout ce que le langage ne peut traduire. En outre, s’étant servie de ses propres vêtements, ses collages construits à partir de petits bouts rassemblés sur un support, sont parcourus d’empreintes visuelles, olfactives et tactiles. Ils figurent des enveloppes sur lesquelles se localisent des réminiscences, des émotions, des sensations. La texture de leur matériau recueille et abrite ces restes porteurs d’un souvenir archaïque lié au plaisir, à la satisfaction ou à la séparation et au manque. Ce sont des restes que le langage échoue à formuler et qui sont projetés à la périphérie du corps 431 . Dans le texte linguistique, lieu de tissage qui métaphorise le lien, le rythme, la résonance sonore des mots et leur musicalité forment la texture de ce langage pré-verbal. Par son pouvoir symbolique et auratique, au sens donné par Walter Benjamin d’une apparition d’un lointain, le mot est également une enveloppe et il se substitue au Moi-peau 432 .

Ainsi l’image est-elle faite de cette épaisseur imaginaire qui puise dans le biologique et le pré-verbal. Dans un article publié dans The Tiger’s Eye, l’auteur évoque ce hors-temps de l’imaginaire qui se déploie dans l’image : « the clear eye perceives and a swelling moment outside of time – in the imagination there is only one dimension – it is allowed somehow, is alloted and given for the image to complete itself and live » 433 . Elle fait allusion à un temps cyclique qu’elle associe à la femme, au rythme biologique, à la création et qu’elle tente de retrouver à travers des sensations placées en marge du temps.

Pour Julia Kristeva, ce temps de la répétition a partie liée avec le sacré, cet impossible ou coupure qui fait lien 434 Les collages mettent en œuvre une écriture de la fragmentation et du discontinu mais ils révèlent, par la texture du matériau et l’utilisation de la couleur, un désir d’unité et la recherche de liens. L’artiste travaille sur les épaisseurs mais aussi sur les transparences, une autre manière de faire remonter le fond, l’écriture sous-jacente. Il convient donc d’opérer un parcours à rebours : faire une traversée de la surface de l’image vers l’intérieur pour découvrir le sujet enfoui dans les plis de l’œuvre. Dans son journal, Anne Ryan revient à plusieurs reprises sur la notion de surface : « I shall go over every painting to make a richer surface », « The pure surface of the canvass (sic ) – it is the endeavor of the artist never to violate that surface... that it remains a surface » 435 L’art pictural est bien recouvrement, cache, lieu de la dissimulation et le désir du peintre est de jouer avec la labilité et la ductilité de la matière. La couleur doit être riche et vivante : « rich, surprising color, living color. The sense of something alive, something being made must run through the picture » 436 . Il y a donc à la fois « monstration » et « monstruation » dans l’œuvre : elle pointe vers l’indicible mais elle est aussi flux, profondeur organique et de ce fait, elle participe d’une écriture du féminin. Là, dans l’archaïque et dans la profondeur serait le lieu de l’émergence du sens.

Cependant, pour dire le corps, l’artiste n’a pas choisi la figuration (excepté dans les gravures) mais l’abstraction (s’abstraire signifie opérer un retrait, s’effacer). Ses collages sont des palimpsestes, une peau sur laquelle apparaissent des traces lointaines. Anne Ryan amène le spectateur à scruter la matière et à porter un regard sur le presque rien, l’objet pauvre, maculé, « mis de côté ». Ces objets insignifiants sont la trace d’une absence, des « ombres portées » sur un tissu 437 semblables aux empreintes du Christ sur le suaire attestant une vérité divine. Plus que dans les mots, c’est là dans la matière usée et soumise aux effets du temps que réside la vérité du sujet.

L’écriture plastique comble-t-elle le vide de l’écrit ? La peinture exprime-t-elle ce que le texte laisse de côté, ne parvient à dire, comme une longue phrase en pointillés ? Même si un jeu de correspondances existe entre le verbal et l’iconique, il demeure cependant un reste car tous deux tendent vers un même objet toujours dérobé, le réél, l’impossible (« We grope, we seek through every thrusting dark/To lose again the miraged hills of light » avait écrit le poète dans « Lost Hills » 438 ). De surcroît, l’écriture verbale, par sa dimension temporelle et linéaire, a besoin de la médiation du langage, sorte de frein ou de barrage à l’imaginaire. A l’inverse, la peinture, par sa dimension spatiale et le collage en particulier, est directe et spontanée, dans le geste et la matérialité. C’est donc un idiolecte.

Anne Ryan écrivain et peintre a puisé dans chacun des deux codes sémiotiques et c’est à la fois dans la poésie et dans le collage qu’il convient de rechercher sa trace : dans le rythme et l’épaisseur sonore des mots, dans la texture et les effilochures du tissu 439 . Entre le collagiste et le poète se tissent des affinités et un rapport de complémentarité : tous deux cherchent à fixer, par quelques touches seulement, l’essence des choses et les secrets du corps ; en outre, l’un joue avec le hasard et les constituants matériels du tableau, l’autre se plie aux contraintes de la langue et de la forme et fait surgir l’ordre du chaos.

Enfin, c’est dans le collage que réside l’originalité de l’auteur, dans la fragilité et la vulnérabilité du matériau et dans le caractère intime de ses compositions. Cependant, son œuvre littéraire n’a pas la même force. Elle n’a pas la vitalité, ni l’impétuosité ni le souffle qui animent les textes d’Emily Brontë ou d’Emily Dickinson qui ont su donner un tel poids aux mots. Elle n’a pas non plus la volupté ou la dynamique du texte poétique de Gerard Manley Hopkins. Aujourd’hui encore Anne Ryan est un écrivain méconnu ; pourtant, si elle avait travaillé la poésie, peut-être aurait-elle pu se singulariser, comme elle a su le faire avec les collages.

Cette phrase notée par Donald Windham semble bien résumer la position d’« entre-deux » de cet auteur, à la jointure entre tradition et modernité : « She was, as a friend of hers said, at the same time a Victorian lady and an abstract artist 440 ». Femme au regard tourné vers le passé mais en même temps inspirée par les mouvements artistiques de son temps, elle est toujours restée en marge.

Notes
430.

Journal of Anne Ryan 1938-1942, p. 13

431.

Serge Tisseron explique que les vêtements sont souvent les témoins de « blessures psychiques projetées à la périphérie dans la tentative d’en éloigner les traces insurmontables ». Ils sont « autour de nous comme des bandelettes recouvertes d’une écriture mystérieuse que nous offririons aux regards dans l’espoir que le message trouve enfin un destinataire ». Cette définition renvoie tout à fait à certains collages d’Anne Ryan recouverts de charpie et autres matériaux destinés à panser un corps en souffrance. Serge Tisseron, Yolande Tisseron-Papetti, L’Erotisme du toucher des étoffes (Paris : Editions Garamont-Archimbaud, 1987) 91, 92.

432.

Comme l’écrit Didier Anzieu, la peau dit à la fois le contact et la séparation et le « Moi-peau remplit une fonction d’inscription des traces sensorielles tactiles (...) ». « Le Moi-peau est le parchemin originaire, qui conserve, à la manière d’un palimpseste, les brouillons raturés, grattés, surchargés, d’une écriture « originaire » préverbale faite de traces cutanées ». Sur les fonctions du Moi-peau, voir Didier Anzieu, Le Moi-peau (Paris : Dunod, 1985) 104.

433.

The Tiger’s Eye, op. cit.

434.

Julia Kristeva définit ainsi le « sacré » : « il est au carrefour du même et de l’autre, de la nature et de la culture, de la pulsion et du langage, aux sources de l’humain... ». Evoquant l’acte de création, elle ajoute : « C’est d’une coupure qu’on crée, de cet abîme qui s’ouvre dans le signifiant, et là, il n’y a pas de Verbe. » Catherine Clément/Julia Kristeva , Le Féminin et le sacré (Paris : Editions Stock, 1998) 218, 244.

435.

Journal of Anne Ryan 1938-1942, p. 4, 21

436.

I bid., p. 22.

437.

Ce parcours à rebours conduit aux origines de l’art et l’on songe à cette légende rapportée par Pline l’Ancien : la fille d’un potier, sur le point d’être séparée de son amant, dessina d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière. Son père le modela ensuite avec de l’argile. L’image montre bien le rapport entre art et désir. Voir Ernest Gombrich, Ombres Portées (Paris : Gallimard, 1996) 41.

438.

Lost Hills, op. cit., p. 37. Une faille subsiste toujours et aucun artifice ne peut la colmater. Ainsi écrit Serge Leclaire : « Nul texte ne peut mettre en jeu ce que sa texture même est faite pour colmater ; aucun artifice d’écriture ne peut véritablement mettre à défaut cette intrinsèque fonction de vêture du texte ». Serge Leclaire, Démasquer le réel (Paris : Editions du Seuil, 1971) 22

439.

Seule peut-être la poésie sonore permettrait-elle de réduire l’écart entre deux systèmes sémiotiques différents et ainsi de faire passer le corps dans le texte (celle de Kurt Schwitters ou encore les glossolalies d’Artaud)

440.

« A note on Anne Ryan », Botteghe Oscure, op. cit., p. 267.