Problématique et hypothèse

C'est à partir de matériaux accumulés sur une période de dix années (1988-1997) que nous tenterons de développer et de défendre ce travail de thèse. Les matériaux repris et retravaillés pour cette démonstration furent publiés dans plusieurs revues professionnelles spécialisées telles que Actualité de la formation permanente, Savoir Education Formation, l'Année de la formation, Education permanente...

Ils sont le résultat de recherches et de réflexions conduites sur plusieurs années et ils s'inscrivent dans un mouvement de compréhension des enjeux, des évolutions et des lignes de force qui se font jour dans ce secteur d'activité. Ils constituent un ensemble cohérent, une clé de lecture sur lesquels fonder une problématique permanente. Ils favorisent une lecture diachronique et un repérage du rôle de certains acteurs de la formation permanente. Ils permettent de resituer la formation dans une tension continue, et quelquefois contradictoire, entre développement des organisations et épanouissement des individus. Ils positionnent enfin la formation dans une problématique sociale plus large, en la situant au carrefour des évolutions de l'appareil de production de biens et de services, de la gestion des ressources humaines et de son utilisation comme outil de maintien de la paix sociale.

En d'autres termes, et afin de préciser la problématique dans laquelle nous nous inscrivons, nous nous interrogerons sur la finalité des politiques de formation, au travers de leurs fonctionnalités, et sur la contradiction fondamentale qui semble présider et accompagner la mise en place et le développement de l'éducation des adultes depuis son origine. A savoir, est-elle un outil de gestion destiné à gagner la bataille de l'industrialisation et à accompagner les modernisations successives dans le cadre d'un développement conjoint des hommes et des organisations, auquel cas la formation jouerait un rôle de suture dans le corps social ? Ou est-elle une machine à produire des individus dressés "pour la servitude, au mieux des intérêts et de la sécurité des classes supérieures"6 dont il s'agit de s'emparer pour en faire un levier d'émancipation sociale, auquel cas la formation aurait une fonction de rupture radicale.

Il va de soi qu'entre les deux termes de la contradiction, de nombreuses autres positions existent mais à notre sens elles n'obèrent pas la question fondamentale de l'usage social de la formation qui, selon les acteurs qui s'en revendiquent et la mettent en oeuvre, apparaît et ré-apparaît à toutes les époques. Ainsi, poser la question de l'usage de l'éducation des adultes entre suture et rupture nous semble, en cette année de refonte de la loi de juillet 1971, une manière de la remettre en perspective et de participer à une meilleure compréhension d'un fait de société que d'aucuns considèrent comme majeur et essentiel au développement des sociétés en cette aube du XXIe siècle.

Nous formulons l'hypothèse que l'éducation des adultes est à la fois un instrument de cohésion et de dissociation sociale et que cette double fonctionnalité se retrouve à tous les niveaux et dans toutes les pratiques de formation mais à des échelles différentes et au service d'enjeux plus ou moins fondamentaux. En bref, que ce qui vaut en matière de "rupture et de suture" pour la formation des adultes en général, et dans le cadre du travail en particulier où la contradiction est la plus forte et la plus apparente, se retrouve aussi à l'Université où les discours et les pratiques de services communs de formation continue interrogent, inquiètent, divisent et rassemblent quelquefois la communauté universitaire. En suivant le même axe directeur, nous montrerons en quoi la réflexion sur la qualité, l'ingénierie de formation, les nouvelles technologies éducatives, voire sur l'éthique, possède à la fois des vertus fédératrices et provoque un effet de dissociation, mais qu'elle est aussi une occasion de questionner et de renouveler les pratiques. En bref, nous montrerons, malgré les discours unificateurs de surface, que quel que soit le contexte, son niveau d'exercice et ses enjeux, voire ses évolutions, craintes ou souhaitées, l'éducation des adultes et la chaîne d'activités qui s'y observe, se trouvent à la frontière de contradictions fortes, et peut-être irréductibles. Ces contradictions irréductibles, ces menaces de déchirures apparaissant alors comme l'une des constantes de la formation.

L'hypothèse qui sous-tend donc ce travail, et qui traverse l'ensemble des matériaux qui le constitue, est que la formation des adultes tout au long de son histoire s'inscrit dans une dialectique entre rupture et suture. Rupture parce qu'elle représente un levier d'émancipation sociale pour les travailleurs autant qu'un outil de domination pouvant accroître la fracture sociale. Suture parce qu'elle permet, suivant les contextes, l'exercice d'une forme de co-gestion organisée dans la perspective d'un consensus social conciliant les intérêts du travail et du capital.

Avant d'entamer la défense de notre thèse, mais sans toutefois vouloir refaire l'histoire de l'éducation des adultes que Noël Terrot a largement reconstituée7, il nous paraît opportun, à travers une approche historique, d'illustrer la permanence d'une tension dissociatrice en son sein et de rappeler en quels termes, au cours du XIXe puis du XXsiècle, ces discours et ces pratiques, faits de ruptures et de sutures, se sont peu à peu organisés.

Notes
6.

Proudhon P.-J., De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Les éditions de Monde libertaire, 1977, t. 2, p. 337. Le propos de Proudhon concerne, dans le texte, non pas la formation mais l'école. Nous utilisons cette citation car nous pensons que l'auteur, dans un autre contexte, aurait pu l'appliquer à l'éducation des adultes.

7.

Terrot N., Histoire de l’éducation des adultes en France, Paris, Edilig, 1983.