L'inflexion de 1848

Dans ce système de positions éclatées, selon les périodes et en fonction des tensions sociales et de la nature des idéologies qui animent les classes dirigeantes, les discours s'infléchissent. Les discours éminemment réactionnaires de certains sont atténués par ceux d'hommes se réclamant peu ou prou de Condorcet et de la première République. La révolution de 1848 est à cet égard révélatrice. L'éducation, certes, doit permettre la modernisation et le progrès mais elle doit aussi modérer, voire désamorcer, la conscience de classe naissante en revivifiant le mythe consensuel de l'égalité républicaine. "Carnot s'inscrit (...) dans cet héritage de fraternisation entre les diverses catégories sociales. Comme l'écrit Delescluze le 25 janvier 1849 dans son journal, il s'agit "d'éclairer les privilégiés dont l'esprit a été faussé, les pauvres dont l'éducation n'est pas faite, de réconcilier les uns avec les autres avec l'égalité et la fraternité républicaine."12 Mais après la répression sanglante de juin 1848, conduite par Cavaignac, le discours de la classe "dangereusement" cultivée reviendra et donnera l'occasion à Falloux en 1850 de faire voter la loi qui aujourd'hui encore porte son nom et dont le but avoué est de moraliser une classe ouvrière naissante, déjà remuante et largement déchristianisée.

De crise en rupture, de révolution en répression, l'éducation et la formation associent ou éloignent. Elles reflètent des conceptions du monde divergentes et qui attribuent définitivement aux hommes des places et des rôles différents. Elles traduisent à leur manière les grands cadres idéologiques : soumission des humbles, association capital-travail, intérêts irréductiblement contradictoires des dominants et dominés.

Au-delà du mythe républicain de l’école unificatrice et égalitaire qui apparaît comme une position médiane dans le discours sur l'éducation, des points tranchés perdurent tout au long du siècle. Victor Duruy, bien qu'attaché à la moralisation du peuple, y voit une nécessité économique. Il s'inscrit dans un courant qui finira par dominer car au service d’une logique industrielle où éducation rime avec industrialisation. Il écrit en ce sens dans une circulaire de 1865 "dans les centres populeux, le perfectionnement des arts et l'industrie ont amené, pour le plus grand nombre, le besoin impérieux d'un enseignement intermédiaire". Du côté de la classe dominante, la réunification des partisans et des adversaires de l'éducation s'opère sous la pression d'intérêts communs dans le cadre d'une république "bien tempérée" et de Jules Ferry, qui selon Louis Legrand, "est avant tout un homme d'ordre et que son action pédagogique s'inscrit dans une perspective délibérément conservatrice. S'il a oeuvré pour le prolétariat, ce fut, avant tout, par souci de discipline collective, pour améliorer le fonctionnement de l'organisme social, en un mot conformément à l'inspiration positiviste, pour mettre fin à la révolution"13. De l'autre, les universités populaires largement influencées par les anarcho-syndicalistes, même si d'autres sensibilités y sont associées, "cherchent à affranchir moralement (le travailleur) en le débarrassant de tous les dogmes et préjugés qui obscurcissent encore son cerveau"14 afin d'accomplir l'oeuvre émancipatrice du prolétariat.

De notre point de vue, Madeleine Figeat et Bernard Charlot résument fort bien cette contradiction permanente qui se joue tout au long du XIXe siècle entre capital et travail et dont la formation, entre crise et consensus, entre rupture et suture, apparaît comme un indicateur et un révélateur de sens. Une citation extraite de leur ouvrage éclaire cette contradiction et permet de souligner parfaitement la tension dans laquelle la thèse que nous nous proposons de défendre se situe. En effet, si la grande industrie émergente a encore besoin de main-d'oeuvre non qualifiée, "qui se résigne aux nouvelles formes de travail (...) idéologiquement intégrée à la société industrielle (...), elle a également besoin d'une minorité d'ouvriers qualifiés pour fabriquer, entretenir et réparer les machines, exercer les nouveaux métiers, encadrer et organiser le travail (...). Il faut donc former une élite ouvrière dans des écoles professionnelles et techniques. Mais la bourgeoisie, tout en se plaignant d'une façon de plus en plus pressante de manquer d'ouvriers habiles et complets, freine tout au long du siècle l'élévation du niveau professionnel et technique de la masse ouvrière, car elle craint à la fois que la formation ouvrière la prive de cette masse de travailleurs non qualifiés dont elle a avant tout besoin, qu'elle encourage les ouvriers à la révolte et qu'elle fasse naître des prétentions salariales et sociales exagérées dans l'élite ouvrière nouvelle"15 .

De l'autre côté du miroir, particulièrement au sein de la minorité la plus consciente et la plus engagée de la classe ouvrière, regroupée autour des Bourses du travail et de Fernand Pelloutier, la formation, afin de résoudre la question sociale, est aussi largement sollicitée pour qualifier les travailleurs. Les Bourses du travail s'y emploieront. Mais le but de la formation est - il prime peut-être d'ailleurs - l'émancipation. C'est pourquoi Pelloutier dans un texte en date du 1er mai 1895 déclare que "la mission révolutionnaire du prolétariat éclairé est de poursuivre plus méthodiquement, plus obstinément que jamais, l’oeuvre d’éducation morale, administrative et technique pour rendre viable une société d’hommes fiers et libres ”16.

L'éducation apparaît donc bien au coeur de la contradiction. Même si elle participe de la défense des intérêts immédiats du prolétariat par la qualification, elle est et sera un outil de la rupture, car elle est, aux yeux des premiers syndicalistes, l'un des leviers indispensables au progrès social et à la gestion fédéraliste de la société future.

Notes
12.

Ibid., p. 66.

13.

Louis Legrand cité par Foucambert J., l'Ecole de Jules Ferry, Paris, Retz, 1986, p. 58.

14.

Terrot N., op. cit., p. 134.

15.

Charlot B., Figeat M., Histoire de la formation des ouvriers, 1789-1984, Paris, Minerve, 1985,

p. 232.

16.

Dolléans E., Histoire du mouvement ouvrier, Paris, A. Colin, 1967 (3 tomes), p. 11 citation en exergue à la première partie du tome 2.