Au XXe siècle, le discours s'atténue en apparence : le propos émancipateur et "classiste" du syndicalisme révolutionnaire s'estompe pour un temps, les discours moralisateurs tiédissent, la classe dangereuse s'assagit. Nous entrons dans une longue phase où la formation des adultes rime avec modernisation et progrès social. Elle prend peu à peu dans ce contexte une coloration de plus en plus professionnelle et un aspect de plus en plus consensuel. L'Etat s'affirme comme un acteur essentiel et favorise la structuration de l'appareil de formation professionnelle dont nous avons hérité. Mais derrière cette apparente cicatrisation ne retrouve-t-on pas, dilués, les germes de la fracture ?
La loi Astier, votée en 1919, vise aussi à la formation des adultes, mais dans une perspective uniquement professionnelle. Au sortir de la guerre de 1939-1945, le plan Langevin-Wallon relance l'idée "d'un perfectionnement continu du citoyen et du travailleur"17 , mais l'histoire de la République ne permit pas sa mise en oeuvre. Les projets de l'après Seconde Guerre mondiale, souvent sans lendemain - comme le projet Berthoin qui se propose "d'offrir les possibilités d'un plein développement humain"18 -, sont soit directement liés au besoin de former une main-d'oeuvre qualifiée, c'est le cas de celui des organismes sous tutelle du ministère du travail et tout particulièrement de l'AFPA (Association pour la formation professionnelle des adultes), soit s'inscrivent dans une logique de la réparation, celle de la deuxième chance.
La loi de 1959, appelée loi Debré, peut être lue et comprise dans le cadre de l'idéologie de la réconciliation et/ou de la suture que nous avons évoquée. Elle s'inscrit en effet dans le projet du gaullisme social où la participation, c'est-à-dire l'association capital-travail, se substitue à la lutte des classes qui, elle, se veut rupture. Cette loi vise explicitement à l'équilibre social et économique de la nation. Pour ce faire, elle se propose d'organiser largement, par la formation, la promotion sociale des travailleurs. Dans cette loi, la promotion sociale et la formation qui en découle bien souvent apparaissent en reflet asymétrique et contradictoire du "instruire pour révolter"19 de Fernand Pelloutier, voire comme une tentative ultime d'y mettre fin. En effet, Michel Debré déclare en présentant le futur texte législatif : "Il ne faut plus que la vocation de la France soit la vocation de révoltés. L'avenir de notre patrie, l'avenir de nos libertés exigent la participation profonde d'une nation quasiment unanime à son destin."20
Comme le fait remarquer Noël Terrot, "à partir de 1963, la politique de formation des adultes se confond avec la formation professionnelle et n'intéresse plus que celle-ci"21. Elle devient dès lors "une obligation nationale"22 dont l'objet essentiel est de "permettre l'adaptation des travailleurs au changement des techniques et des conditions de travail"23. Même si nous partageons globalement le point de vue de l'auteur, dans le cadre de notre problématique articulée autour des idées de rupture et de suture, il nous paraît nécessaire de nuancer ce propos. Il est évident que les lois votées après cette date font une large place à la dimension professionnelle de la formation. Remarquons toutefois qu'aussi bien la loi du 31 décembre 1968 que celle issue de l'accord interprofessionnel du 9 juillet 1970, adoptée le 16 juillet 1971, ménagent un espace au développement personnel. En effet, l'article L. 900-2 du Code du travail prévoit que les actions d'acquisition, d'entretien ou de perfectionnement des connaissances "ont pour objet d'offrir aux travailleurs, dans le cadre de l'éducation permanente, les moyens d'accéder à la culture, de maintenir ou de parfaire leur qualification et leur niveau de culture ainsi que d'assumer des responsabilités accrues dans la vie associative"24.
Cette loi de 1971, directement issue du Protocole de Grenelle, est encore un exemple de l’utilisation de la formation comme suture. En effet, après la rupture de la même année entre la jeunesse et les travailleurs d'une part, et un mode de développement lié aux valeurs de la société de consommation d'autre part, comment ne pas voir dans cette loi l'une des faces de la réconciliation ? Son objectif avoué n'est-il pas des plus consensuels : permettre à la fois la modernisation des organisations et le développement des hommes ? Réconciliation inégalitaire soit, car l'organisation prévaudra dans bien des circonstances, mais réconciliation tout de même. Pour étayer notre démonstration, rappelons que tous les grands textes de loi depuis 1970, à l’exception de la loi quinquennale du 20 décembre 1993, ont été précédés de discussions et accords interprofessionnels entre les partenaires sociaux. Le substantif partenaire prend ici d'ailleurs tout son sens et le rôle de point de suture joué par la formation et que nous avons à plusieurs reprises évoqué.
Les précisions juridiques sur le congé individuel de formation (1978)25 et sur ses possibilités de financement (1982) permettront pendant une quinzaine d'années aux individus d'espérer se développer en dehors de toute exigence professionnelle26. Dans cette possibilité se retrouve une fois encore ce souhait consensuel de ne pas faire de la formation un objet de rupture entre l'homme et l'organisation.
Terrot N., op. cit., p. 168.
Ibid., p. 173.
Fernand Pelloutier, Compte rendu du V e congrès de la CGT, Rennes, cité par Juillard J., Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe, Paris, Seuil, 1971, p. 243.
Terrot N., op. cit., p. 230.
Ibid., p. 260.
Article L. 900-1 du Code du travail.
Ibid.
Les Fiches pratiques de la formation continue, Paris, Centre Inffo, 1997, p. 17.
Loi du 17 juillet 1978 et avenant du 21 septembre 1982 à l'accord interprofessionnel du 9 juillet 1970 que la loi du 24 février 1984 intégrera.
Il s'agit ici d'un principe, les orientations des organismes gestionnaires paritaires ont très largement perverti cette possibilité a-professionnelle. Les statistiques du COPACIF font état de 3 ou 4 % de CIF strictement non professionnels.