Le retournement des années 80

Il convient maintenant de pondérer ce propos sur la recherche de ce consensus. De nouvelles données depuis un peu plus de dix ans ont, selon nous, redonné une actualité à une logique de tension que la reconstruction et les "trente glorieuses" avaient quelques peu estompées. Nous n'avons pas le recul d'un siècle pour étayer nos affirmations, toutefois, certains indicateurs nous laissent penser que la logique rupture-suture est encore d'actualité. Nous présenterons quelques arguments en ce sens. De nombreux observateurs ont constaté que, dans les dernières années, la suprématie de l'organisation sur l'individu s'est encore accentuée. La plupart des formations s'organisent sur un axe strictement professionnel au point que, lorsqu'elles n'ont pas purement et simplement disparu, les formations dites d'épanouissement27 personnel semblent suspectes. Les possibilités de départ en congé individuel de formation, depuis les accords sur le capital-temps-formation, les ont par un effet mécanique, ou plutôt financier, réduites de moitié. Autre argument, sans doute le plus significatif même si l'on n’en mesure pas toujours bien la portée, c'est la mise en place et l'utilisation massive de la formation, d'abord comme outil de régulation de la crise de l'emploi (1980-1990) puis comme outil de gestion de l'exclusion et de la fracture sociale. Si la classe laborieuse n'est plus dangereuse, certains de ses éléments pourraient le devenir et la formation par le lien social qu'elle maintient et les capacités économiques qu'elle ménage (allocation-formation-reclassement ou AFR), une fois de plus, se voit dotée de vertus conciliatrices, mais pour combien de temps, avec quelle efficacité réelle et à quel prix pour sa propre image ? Au-delà, il convient pour ces formations "réparatrices" de s'interroger sur leur qualité, de se demander combien de temps pourra tenir une si fragile suture et quelle plaie mal cicatrisée, à terme, elle va révéler. Ne retombe-t-on pas dans des logiques anciennes où certains ne pouvaient accéder, sauf exception et mérite, qu'à l'enseignement primaire, tandis que d'autres en "héritiers" étaient naturellement destinés au secondaire ? Pourra-t-on longtemps encore, pour ces populations, faire jouer à la formation ce rôle de cautère sur une jambe de bois ? Au-delà de ces analyses et pour compléter cet argumentaire, examinons deux faits significatifs récents qui démontrent que le consensus d'autrefois est aujourd'hui largement remis en cause. Nous nous appuierons pour cela, d'une part sur les résultats d'une recherche menée par le CEREQ (Centre d'études et de recherche sur les qualifications) et d'autre part sur les propos de Dominique de Calan, vice-président du CNPF (Conseil national du patronat français). L'étude menée par les chercheurs du CEREQ, conduite sur "un panel qui porte sur la période allant de 1984 à 1992, comprenant au total 112 030 observations réalisées sur 20 635 entreprises"28, démontre, s'il en était besoin, sur un échantillon représentatif, que l'égalité d'accès à la formation - toujours un peu mythique mais essentielle à la logique de rapprochement du capital et du travail - est plus que jamais remise en cause. Ce qui a pour conséquence, non seulement de réinterroger fortement le consensus accepté par tous les partenaires lors du Protocole de Grenelle mais aussi de renforcer l'hypothèse, si ce n'est d'une rupture, du moins d'une fragilisation accrue de la suture. En effet, "on constate que depuis le début des années 80, les entreprises ont fortement développé leur recours à la formation professionnelle continue dans la perspective d'adapter les compétences des salariés aux transformations du travail et de son organisation. Or, ce resserrement des liens entre plan de formation et recherche d'efficacité productive a suscité des inégalités d'accès à la formation entre catégories de salariés"29. Il ne s'agit plus dès lors d'oeuvrer conjointement au développement des hommes et des organisations, donc de la société tout entière, mais d'adapter strictement la main-d'oeuvre aux impératifs des nouveaux procès de production, en d'autres termes de ne plus former que la partie à potentiel du capital humain, celle pour laquelle, un retour sur investissement formation est prévisible. Ce renforcement de la logique d'utilisation de la formation au service de l'entreprise réanime les divergences d'intérêt. Car "l'ampleur et l'impact sur les pratiques d'entreprise de ces inégalités témoignent des risques d'une divergence apparente entre les objectifs de l'employeur et les attentes des salariés"30. Pour les auteurs de cette recherche, les conséquences "du resserrement croissant de la formation autour d'enjeux d'adaptation aux évolutions des techniques ou de l'organisation (...) pourrait conduire à remettre en cause la solidité du lien entre le salarié et son employeur"31. Nous sommes sans doute là en face d'une nouvelle donne, qui se situe à la limite mécanique de la rupture du consensus, car aujourd'hui "ne pas accéder à la formation induit un risque d'être exclu de l'entreprise (...). Il s'agit là d'un enjeu particulièrement important au sein des catégories ouvrières, lorsque la présence de travailleurs peu qualifiés est importante"32. Dans cette utilisation, la formation apparaît alors, non plus comme facteur d'égalité et de développement sur lequel reposaient les accords anciens, mais comme productrice de sélection sociale et d'exclusion.

Quant aux propos de Monsieur de Calan, ils sont sans ambiguïté, la responsabilité du maintien de la compétence appartient désormais au salarié et non plus à l'employeur, ceux qui y parviendront se garantiront par eux-mêmes du naufrage social. Et si l'entreprise consent encore certains efforts en matière de formation, c'est en raison de ses propres exigences, de sa propre survie, de son propre développement, dans le sens exclusif de son profit. Ce courant du patronat, dont l'UIMM (Union des industries métallurgiques et minières) est le fer de lance, tient un discours apparent de rupture du consensus social que la formation symbolise. Son représentant, aux propos souvent extrêmes, affirme même publiquement qu'aujourd'hui "les entreprises sont prêtes à payer la formation, mais pas les salaires, et encore moins la baisse de la production qu'elle entraîne", "que la formation se fera bientôt en dehors du temps travaillé", qu'il serait même, "à titre personnel, favorable au remboursement de la formation à l'entreprise si le salarié, une fois formé, change d'employeur"33. Nous sommes ici loin de l'esprit de Grenelle. Certes, tous les membres adhérents au CNPF ne se reconnaissent pas dans ce discours ultra libéral, mais ce qui nous semble particulièrement révélateur, tant à la lecture des travaux du CEREQ qu'à celle des propos de Dominique de Calan, c'est que la remise en cause de la suture-formation n'est pas le fait d'une revendication salariale de rupture sociale mais de celui du courant libéral du patronat français. La logique de la rupture n'appartient plus ici au travail mais au capital. Est-ce un signe des temps et du même coup la fin des logiques anciennes de rapprochement ? Si tel était le cas, la formation, une fois encore, jouerait son rôle d'indicateur et/ou de révélateur des tensions du social. Il va de soi qu'alors la suture serait en péril.

Ces quelques pages, qui reprennent brièvement quelques éléments de l'histoire de l'éducation des adultes, nous ont montré combien la formation était au centre de multiples contradictions et que, selon les époques, les idéologies et les rapports de force, les usages sociaux que l'on en fait diffèrent. Elle est, selon les acteurs, possibilité d'intégration, outil de modernisation, occasion d'émancipation. Elle peut avoir simultanément pour certains d'entre eux plusieurs usages mais elle n'est jamais neutre. Elle fonctionne souvent aux limites de la rupture, mais souvent aussi à l'initiative de la suture. L'éducation des adultes est en permanence en recherche d'équilibre entre ceux qui souhaitent en faire une fonction serve à la discrétion des organisations et ceux qui souhaitent en faire un levier pour libérer l'individu et le monde. Position contrastée et tension ultime qui nous amènent à nous demander si la formation - parce que toujours située sur une ligne de fracture sociale - en paraphrasant Yves Lacoste et en forçant un peu le trait, ça ne sert pas comme la géographie, à faire la guerre ?

Notes
27.

Nous employons le terme épanouissement et non pas développement, car ce dernier est très en usage dans le cadre de la formation au management donc au service de l'organisation.

28.

Aventur F., Handache S., Formation continue et justice sociale dans l'entreprise, CEREQ, Bref, n° 136, novembre 1997, p. 1.

29.

Ibid., p. 1.

30.

Ibid, p. 1.

31.

Ibid., pp. 3-4.

32.

Ibid., p. 4.

33.

Entreprises et Carrières, n° 416, 6 décembre 1997.