Les actifs et la formation40

Ce texte situe, dans le contexte de l'époque, les représentations et les attentes que les actifs interrogés lors d'un sondage se faisaient de la formation. Il en précise quelques usages sociaux et en souligne les limites. Il esquisse aussi des analyses qui se confirmeront aujourd'hui : "Si la formation-investissement relève souvent plus du discours que de la pratique, la formation-prévision, la formation-protection apparaît comme une préoccupation de plus en plus partagée chez les salariés. L'enjeu formation existe bien , même s'il ne se dit pas partout de la même manière ; il est évident que l'avenir placera la formation au centre des évolutions41, alors souhaitons que l'investissement devienne un investissement social", permettant d'associer le travail au savoir. Il dresse le constat toujours vrai, même s'il n'aborde pas la question "Ethique" sur laquelle nous travaillons aujourd'hui42, du "renforcement de la place de l'économique dans l'espace formation ; investissement et augmentation de la productivité pour les uns ; maintien dans l'emploi et la qualification, lutte contre le chômage et la précarité pour les autres". En bref, il situe bien les contradictions et les tensions à l'ouvrage dans les activités de la formation et les discours qui s'y alimentent.

Lorsqu’on regarde le sondage de l’IFOP de juin 87 sur "les actifs et la formation" 43, le premier étonnement consiste à constater le petit rôle joué par les syndicats et leurs représentants quant à la diffusion de l’information sur la formation.

18 % des salariés récemment partis en formation (13 % de ceux qui n’en n’ont pas bénéficié) ont été informés par ce canal. Les employeurs et chefs de service sont à l’origine de 59 % de l’information ayant favorisé un départ en stage (36 % des SNF)44.

62 % des salariés considèrent que le nombre de départs en formation est en augmentation. Cette information est sans grande signification si on ne la croise pas avec d’autres données liées à la nature des formations.

De quel départ s’agit-il, de quelle formation parle-t-on : de celle qui se déroule dans le cadre de l’emploi ou de celle qui est organisée hors de l’entreprise et sur des fonds publics ? Ce qui semble plus signifiant à notre avis, c’est la détermination du moment où la formation est la plus utile dans la "carrière salariale". Trois situations ressortent nettement de cette enquête. Le premier temps d’utilité de la formation, c’est à l’entrée dans la vie professionnelle ou au sortir de l’école (29 et 22 %) à des fins sans doute d’acquisitions complémentaires liées à l’exercice d'un travail réel, utilisation de la formation comme d’un sas permettant la reconnaissance de la qualification dans l’emploi occupé. L’évolution technique ou professionnelle détermine le deuxième moment de grande utilité (32 %).

La sortie ou la crainte du chômage assigne à la formation sa troisième période, elle est utile quand "on a perdu son emploi" pour 30 % de l’échantillon, pour 24 % afin de ré-accéder à l’emploi après accident, maladie, éducation, pour 14 % "quand on craint de perdre son emploi". Ce dernier élément modifie le paysage formatif ou plutôt confirme une tendance récente : la formation peut être une forme de prévention à la débauche. Ce problème de "l’inadaptation" à l’emploi tend à être traité en amont dans l’entreprise.

Le plan de formation est de loin la formule la plus connue (71 % des SF et 47 % des SNF), même si un tiers des salariés connaît d’autres mesures, 24,5 % connaissent le CIF (congé individuel de formation), 28 % les contrats de conversion, 23 % les stages FNE (Fonds national pour l'emploi)... Remarquons que ces formules, abusivement ou non, signifient souvent pour le salarié un départ de l’entreprise... En d’autres termes, un salarié sur quatre sait que la formation "ça sert à faire..."), constatation qui intéresse plus d’un professionnel.

Par ailleurs, un salarié sur quatre a, depuis 5 ans, bénéficié d’une action de formation dans le cadre du plan. Ce qui, en valeur absolue, peut sembler insuffisant à l’entretien des savoirs et qualifications et à l’accroissement des compétences... sans parler bien sûr d’autres acquisitions. Pour les salariés non partis en formation, 58 % d’entre deux auraient recours au plan en cas de départ et sauraient à qui s’adresser (62 %) ; 37 % feraient leur choix en fonction de l’éventail proposé dans l’entreprise et tenteraient d’acquérir de nouvelles connaissances (65 %).

Autres objectifs d’un départ en formation "se donner les moyens de garder son emploi" (25 %), et "préparer un changement professionnel" (32 %). Ces derniers chiffres laissent apparaître, ici encore, la place prépondérante que tend à prendre la formation dans la "lutte" contre les risques du chômage.

Au-delà, la formation-promotion reste "populaire" (29 %) et l’accès à l’informatique, une demande fort exprimée (40 % toujours des SNF).

Quant aux raisons de cette non-utilisation des possibilités du plan, dans 21 cas sur 100, une "résistance" de la hiérarchie est invoquée, dans 16 cas, c’est la crainte d’une trop longue absence à son poste, dans 17 le manque d’intérêt pour ce qui est proposé, et seulement dans 9 cas le coût. Deux éléments à souligner, toute la hiérarchie n’est pas encore gagnée à l’idée formation, l’absence-sanction n’est pas tout à fait morte.

Pour les actifs bénéficiaires d’une formation depuis 3 ans, 44 % sont partis une fois... 11 % de grands consommateurs, quatre fois plus, et ainsi certains usent, d’autres abusent... La durée des actions est le plus souvent comprise entre 3 et 5 jours, même si pour 25 % d’entre elles, elle dépasse la semaine... On peut s’interroger sur ce calibrage qui tend, dans bien des cas, à une standardisation...

Nos SF sont généralement bien informés sur le plan des démarches à opérer (73 %) ainsi que sur les contenus (87 %), le déroulement (86 %), l’évaluation (62 %). L’information c’est donc le "pouvoir de partir", d’où une nécessité pour tous (organisations syndicales et employeurs) de renforcer leur effort d’information dans ce domaine. La part de l’initiative individuelle reste importante : 54 % partent de leur propre chef et 73 % dans le cadre de l’entreprise, dont 12 % dans des actions hors plan.

L’initiative semble rester aux salariés. Pourquoi d’ailleurs en serait-il autrement puisque 78 % d’entre eux déclarent choisir un stage en fonction de l’activité de l’entreprise et que 65 % le font afin d’acquérir des compétences liées à leur emploi actuel... L’initiative sans doute mais les craintes du chômage semblent être un moteur non négligeable à la recherche de la performance. L’économique et sa pression constante renvoient au second plan les besoins plus individuels. Une fois parti et revenu, le taux de satisfaction des S.F. est important : 8 sur 20 oscillent entre le très satisfait et le plutôt satisfait... Voilà de quoi valoriser une communauté professionnelle en constitution, même si seulement 36 % des salariés attribuent leur satisfaction à la qualité du produit.

Quant à la compétence des formateurs, un sur deux reçoit le "label qualité" : "formateur encore un effort". Le dernier élément de l’état de satisfaction des usagers est dû à une bonne corrélation entre les attentes et le produit consommé (79 %).

Conséquence ultime, 90 % des stagiaires suivent jusqu’à la fin la formation engagée. Un bilan globalement positif donc pour l’entreprise, puisque 56 % des SF maîtrisent mieux leur travail. Les autres effets : augmentation, promotion, maintien dans l’emploi restent marginaux (6 à 10 % des cas).

Formés ou non dans ces dernières années, seuls 30 % des interviewés de 1987 semblaient partants pour 1988, toujours pour améliorer leur qualification (42 %), de leur propre chef à 84 % et sur le plan de formation à 60 %. Bien que satisfaits à 80 %, les toujours prêts ne sont plus qu’un tiers. A quoi attribuer cette timidité dans la poursuite de l’investissement ? Une hypothèse, à savoir que sur ce tiers restant, 68 % déclarent ne pas avoir connaissance d’un plan de formation pour le personnel, plan au sens de stratégie d’évolution des personnels dans l’environnement socio-technique et socio-économique de l’entreprise. Acquérir plus de compétences, mieux maîtriser son activité professionnelle, oui et encore oui, mais encore faut-il pouvoir prévoir sinon45...

Malgré cette carence entrepreneuriale, les mieux formés, les mieux informés pensent que d’ici à l’an 2000, leur métier sera complètement ou à moitié modifié. 71 % des salariés sont sensibles aux modifications profondes qui risquent de changer la structure des qualifications, certains s’y préparent déjà. Et les autres, doit-on les laisser par "ignorance" se sacrifier ? Risquons, pour les salariés, quelques ultimes pourcentages significatifs : 64 % d’entre eux pensent que la formation, dans les 10 ans, doit surtout se développer dans l’entreprise et qu’à choisir, 51 préféreraient, contre 43, une formation qualifiante à une augmentation immédiate.

Cette cascade de chiffres laisse clairement apparaître une crainte diffuse des salariés, quant à leur maintien dans l’emploi. La crainte du chômage est présente et la formation continue semble, dans de nombreux cas, un moyen de se protéger.

Si la formation-investissement relève souvent plus du discours 46 que de la pratique, la formation-prévision, la formation-protection apparaît comme une préoccupation de plus en plus partagée chez le salariés. L’enjeu formation existe bien, même s’il ne se dit pas partout de la même manière ; il est évident que l’investissement devienne un investissement social. Au-delà du souhait, soulignons que, en règle générale, salariés et employeurs sont satisfaits des résultats de la formation... Il faudrait affiner cette évaluation, s’interroger pour savoir si, au-delà d’un point de vue global, certains éléments, dispositifs et modalités, sont aussi unanimement appréciés.

Certains se seront étonnés de ne pas avoir vu apparaître davantage le CIF47 dans les lignes précédentes, absence significative, car si le sondage IFOP s’est interrogé sur ce dernier, il demeure un moyen de formation sous-utilisé. A quoi attribuer ce manque de succès ? La loi sur la FPC (formation professionnelle continue) en 1984 en a pourtant facilité l’accès. Manque d’informations, manque d’intérêt, utilisation souvent abusive ou détournée. Difficile à dire... Pourtant, dans bien des cas, le "un petit CIF et puis s’en vont" a bien dû symboliquement transformer ce congé formation en congé tout court.

Nous conclurons donc l’analyse de ces sondages avec des avis recueillis sur ce mal aimé CIF en croisant ou en recoupant ceux des salariés avec ceux des employeurs. Pour ces derniers, le CIF reste à l’initiative des employés, et c’est normal, mais dans 95 % des entreprises où il n’a pas été utilisé, c’est faute de demande (86 % dans les plus de 50 salariés), le refus des FONGECIF ne concerne que 2 à 3 % des cas.

Seul, un salarié parti en formation sur trois "connaît" la formule, et ce sont, nous l’avons constaté, les mieux informés ; 15 % de l’ensemble des salariés envisageraient de recourir de préférence à un CIF, 7 % des SF l’ont utilisé récemment, 1 % des SF partis depuis 5 ans... Constat affligeant qui transforme l’une des mesures les plus intéressantes de la législation française en matière de formation en un échec du fait de sa sous-utilisation, voire de sa régression aujourd’hui constatée par un certain nombre d’observateurs... D’ailleurs, "connaissez-vous quelqu’un" en CIF ?

Deux confirmations au travers de ces sondages. La première, c’est que "le CIF se meurt" ou que, pour rester optimiste, son décollage n’a pas encore été opéré, d’où une nécessité absolue de faire de l’information sur la formation, pour le congé et le reste des dispositifs, une priorité collective...

Information sans laquelle nombre des usagers en ignoreront longtemps encore toutes les possibilités, comme les CIF, et sans laquelle nombre d’utilisateurs en ignoreront les avantages comme les FRAC (Fonds régionaux d'aide au conseil) et autres EDF (engagements de développement de la formation).

La seconde, c’est le renforcement de la place de l’économique dans l’espace formation ; investissement et augmentation de la productivité et de la qualité pour les uns ; maintien dans l’emploi et la qualification, lutte contre le chômage et la précarité pour les autres.

Notes
40.

Ce texte a paru dans l'Année de la formation 1987, Paris, Païdeia, 1988, pp. 61-64, sous le titre A propos d'un sondage, les actifs et la formation.

41.

Le livre blanc de la Commission européenne, rédigé en 1996 à l'occasion de l'année de "la formation tout au long de la vie" et intitulé Enseigner et Apprendre, vers la société cognitive, en fut une récente illustration.

42.

Voir infra.

43.

1 010 personnes, constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 à 55 ans, ont été interrogées du 27 mai au 16 juin 1987.

44.

On lira salariés formés SF, salariés non formés SNF.

45.

Cette phrase anticipe sur le débat actuel, dans lequel certains affirment aujourd'hui, dans une logique ultra-libérale, que le maintien de la compétence n'est plus de la responsabilité de l'organisation mais de celle de l'individu.

46.

Le plus souvent, d’ailleurs, il s’agit de méta-discours, c’est-à-dire du discours de ceux qui produisent le discours sur la formation.

47.

Congé individuel de formation.