Les leçons d’Ulyce

Quelles sont, après deux années de fonctionnement les leçons d’Ulyce, quelles questions restent posées, quelles réflexions et quelles analyses en tirer ?

En préalable, nous souhaiterions souligner le paradoxe d’Ulyce. En effet, si Ulyce est un dispositif d’enseignement supérieur, il est un dispositif sans sanction au sens universitaire du terme, ni examen, ni note, ni contrôle continu, sauf pour les enseignants dont la prestation se voit régulièrement appréciée, évaluée. Pratique acquise, évidente en matière de formation continue, reste que, sur un dispositif de cette importance, se pose le problème des équivalences, voire d’un diplôme d’université ou équivalent avec mention "banque" ou autre. Si l’on peut se réjouir, sur le principe, d’une université sans évaluation sommative, d’une université libérée du rituel de la docimologie et du parchemin, il nous faut aussi replacer cette université interne en ce qu’elle représente pour les individus dans le cadre de l’entreprise. En effet, comment mesurer soi-même ses acquis, ses "bonds en avant" après 45 jours de formation à raison de 8 ou 9 heures par jour en intégrant le temps de conférences données en fin de journée ; comment à l’issue de ces 400 heures68 d’investissement personnel sans compter, mesurer et faire reconnaître sa trans-formation ? Là, se pose le problème de la place de telles formations dans les conventions collectives, le système de qualifications et les déroulements de carrière. Doit-on se satisfaire d’un certificat de stage interne à valeur toute symbolique, fut-il signé par le président Moulard, doit-on imaginer d’autres systèmes acceptables dans le cadre de la gestion des personnels ouvrant les portes de nouvelles fonctions mais aussi permettant l’accès et ou le retour aux cursus initiaux de l’Université ? En d’autres termes, ces dispositifs posent le problème de la reconnaissance professionnelle et sociale69 des qualifications acquises dans ces lieux, ils interpellent l’enseignement supérieur et l’entreprise dans leur rigidité institutionnelle, ils ré-interrogent fondamentalement le concept même de formation permanente.

Au-delà de cette considération, cette université lyonnaise des cadres européens fut une expérience fort enrichissante pour l’ensemble de ses acteurs, y compris les acteurs institutionnels. Pour ces derniers, elle fut l’occasion d’une collaboration fructueuse entre une entreprise (la Lyonnaise de Banque), une université (Lumière-Lyon II) et une structure semi-privée d’enseignement supérieur (ESCL). Collaboration fructueuse qui offre des possibilités de confrontation de pratiques et de discours sur différents espaces du réel et sur les différentes clés d’accès qu’il autorise. Collaboration en totale liberté où l’entreprise soumet son discours de l’efficacité au discours critique de l’université et où l’université soumet sa réflexion et sa recherche au discours critique de la réalité. En bref, de telles initiatives favorisent le rapprochement sans compromission et sans démission d’organisations fonctionnant bel et bien dans le même univers.

Pour l’Université et l’enseignement supérieur, de telles sanctions permettent de dépasser les formations courtes classiquement organisées et incitent à engager une réflexion sur la nature des pédagogies mises en oeuvre ainsi que sur les effets sociaux et institutionnels de telles pratiques. Elles incitent à repenser et à repositionner la formation professionnelle continue dans l’Université, elles alimentent d’arguments nouveaux le débat sur les rapports ente "les facultés" et l’entreprise, elles favorisent la recherche d’espaces professionnalisants, en ayant soin d’éviter les formations strictement adaptatives, en prenant garde au souci souvent aveuglant du pragmatisme et de l’immédiate efficacité.

Par ailleurs, grande université littéraire et de sciences sociales de Rhône-Alpes, l’université Lumière-Lyon II a pu constituer, grâce à la diversité de ses champs de recherche et d’enseignement, une solide équipe pluridisciplinaire d’enseignants et de formateurs : secteurs de la communication et des lettres, historiens et historiens d’art, géographes et géopoliticiens, ethnologues, économistes et financiers furent en effet sollicités pour créer une mosaïque dont ils conçurent chacun pour ce qui le concerne une facette, dans une complémentarité et une interdépendance constante et dynamique. L’atout de la pluridisciplinarité a porté ses fruits.

Lieu traditionnel de transmission d’un savoir élaboré par la recherche, Lumière-Lyon II fut amenée, dans le cadre de cette université d’entreprise, à la rencontre d’un public qui paradoxalement ressemble à (âge motivation, qualification sociale) et se distingue de (culture endogène forte où tout élément exogène peut paraître suspect) celui qui fréquente ses départements de formation permanente.

Mais dans l’un et l’autre cas, il s’agit de confronter des savoirs avec des exigences professionnelles autres que celles du public principal de l’université que sont les étudiants : choisir, sélectionner, et de façon évolutive, les connaissances appliquées susceptibles de provoquer un mouvement, un changement, un déplacement de perspective afin de mieux analyser, comprendre, agir sur les situations professionnelles actuelles.

En d’autres termes, et afin que la formation soit la plus intégrée possible au point de devenir un élément naturel de l’environnement professionnel, cela présuppose d’analyser les liens entre savoirs et problèmes concrets, ce qui est l’objet de l’ingénierie pédagogique, mais plus précisément : "de rechercher les situations de savoir dans le travail pour transformer le faire"70.

Pour l’entreprise, l’expérience est riche car non seulement ces "universités" permettent d’anticiper sur les évolutions à venir dans leur secteur d’activité, de mieux en comprendre les origines et les tendances, donc de s’y préparer, mais elles offrent aussi un profit immédiat. Le "capital humain" s’en trouve enrichi de connaissances et de savoir-faire nouveaux ; la culture générale et la culture professionnelle "réconciliées" offrent une possibilité de dynamique insoupçonnée ; la division rationnelle des savoirs71 ébranlée peut laisser place, sans démagogie, à des formes renouvelées d’organisation du travail. Hormis cet effet escompté, d’autres sont immédiatement mesurables, là encore il s’agit d’un "effet réseau", d’un "effet communication". En brassant des populations issues de l’exploitation (les agences), des directions centrales et des services informatiques, l’université crée de nouveaux réseaux de solidarité professionnelle, tisse les mailles d’une communication horizontale, favorise la disparition de pseudo-rivalités internes entre les producteurs de profits (les commerciaux) et les producteurs de coûts (les administratifs et les gestionnaires). Effet secondaire infiniment précieux qui cimente les différents éléments constitutifs de l’entreprise, qui légitime et démontre leur complémentarité, qui dépeint la structure comme un tout solidaire bien mieux que tous les projets d’entreprise aussi bien rédigés soient-ils.

Pour conclure, car Ithaque approche, et même si Ulyce, après deux années va interrompre durant quelque temps son fonctionnement à la suite d’impératifs internes concernant d’autres secteurs que celui de la formation72? Cet arrêt sur image sera mis à profit par Ulyce pour se redéfinir et s’améliorer encore. En l’état, il nous semble qu’en ce qui concerne la Lyonnaise de Banque, le terme d’université interne soit adapté. Adapté parce qu’elle appartient à la formation continue de l’entreprise donc interne, adapté de par la nature des institutions d’enseignement supérieur qui l’alimentent, adapté par le niveau de ses contenus et la qualité des formateurs.

Université donc de par sa non-appartenance à l’entreprise, université interne de par son exigence d’imbriquer connaissances et professionnalité. Par ailleurs, ce type de montage tout en garantissant la qualité de la formation, est infiniment moins coûteux qu’un campus tel que celui du groupe Thomson. Il est par conséquent tout à fait adapté à des entreprises, voire à des regroupements d’entreprises, ne possédant ni les moyens ni les effectifs du géant de l’électronique. Si nous étions sceptiques sur la généralisation de ces "universités d’entreprises" au regard de l’expérience de Jouy-en-Josas, un dispositif tel que celui mis en place à la Lyonnaise de Banque nous semble offrir des possibilités plus larges.

En effet, il garantit la valeur universitaire de la formation, il peut tendre à l’universel en jouant sur toutes les possibilités de l’enseignement supérieur, il ne nécessite pas de structure lourde et coûteuse de la formation. Quant à l’appellation : "université", "campus", "business school"..., ce n’est après tout qu’une affaire de sémantique, veillons au très haut niveau des formations, à leur excellence critique. Pour le reste, Monsieur Larousse y pourvoira.

Notes
68.

Equivalent d’une année universitaire "classique".

69.

Au sens donné par B. Schwartz.

70.

Propos de B. Schwartz au colloque Education nationale et Entreprise organisé à Montpellier les 11 et 12 juin 1990, par le secrétariat d’Etat chargé de l’enseignement technique.

71.

Tout aussi mortifère que la division taylorienne du travail en matière de gestion des collectivités du travail.

72.

Cf. à ce sujet les déclarations d’H. Moulard et M.Angé, Lettre de EBC-infos, mai 1990.