Quoique fort critique quant aux apports des démarches-qualité dans les organismes de formation307, de telles démarches, en ce qu'elles s'apparentent à des audits dans leur première phase, permettent quelquefois des avancées dans les organisations. En effet, elles ont l'avantage d'amener les opérateurs de la qualité à se poser, et/ou à poser, certaines questions dont ils auraient fait l'économie sans elles. Elles favorisent donc le dépoussiérage des structures de formation en obligeant à analyser les procédures utilisées, en soulignant les dysfonctionnements, en mettant à jour nombre de petits incidents souvent coûteux en temps ou en argent. Elles permettent de faire l'état des lieux d'un organisme et de ses activités, de mener une réflexion de fond sur les pratiques d'ingénierie et les pratiques pédagogiques qui y sont mobilisées. Elles révèlent les "manies" et autorisent aux raccourcissements de certains processus de gestion et/ou de segments production. En cela, elles sont productrices d'effets positifs, même si ce travail d'introspection organisationnelle peut paraître évident et combien nécessaire, il faut bien avouer, sauf problème majeur, que peu d'organismes de formation s'y soumettent. En cela, si les démarches-qualité ne sont pas le résultat de procédures autoritaires et bureaucratiques, elles participent à la professionnalisation des acteurs sur laquelle nous basons depuis longtemps la capacité d'un organisme de formation à réussir le grand bond en avant de la qualité. En ce sens, nous affirmions déjà en 1993 que la qualité "dépend largement de la qualité et de la qualification des acteurs (... et qu')on ne peut tendre à l'amélioration des processus qu'en augmentant la compétence collective"308. Les démarches-qualité peuvent aussi, dans une certaine mesure, permettre aux équipes de se ressouder et d'élaborer un projet commun, viable à terme, si bien sûr leurs prémisses n'étaient pas manipulatoires et au service d'un management habile. Elles se doivent donc d'être des démarches éducatives, voire le fait d'organisations qualifiantes, afin que chaque acteur maîtrise mieux ses actes de travail, en lien avec l'amont et l'aval du processus de formation et afin de favoriser la mise en place "de conduites d'amélioration anticipatrices et autorégulées par les acteurs eux-mêmes". En bref, non pas s'inscrire "dans une logique procédurale de contrôle a posteriori mais dans une logique de responsabilisation des acteurs"309.
Autre avantage notoire des démarches-qualité, c'est l'obligation qu'elles font d'une rigoureuse formalisation des engagements réciproques des acteurs, au moins pour ceux qui décident... Quant aux autres, nous y reviendrons. Cette mise sous contrat de l'activité de formation est positive et évite de constater des écarts alarmants entre le référent et le référé à l'issue de l'action de formation. Elles servent d'une certaine manière de garde-fou et c'est tant mieux, tout en fournissant des outils essentiels à l'évaluation. La généralisation du cahier des charges est sans doute la manifestation la plus répandue de cette formalisation. Mais attention à ne pas sombrer dans une sorte de dictature des cahiers des charges rendant impossible toute créativité pédagogique et/ou organisationnelle. S'ils sont un gage de sérieux et de clarté dans le partenariat, ils sont aussi un risque réel d'uniformisation, de globalisation, de contrôle de conformité tâtillon, rendant impossible tant l'innovation que la gestion des aléas incontournables et nécessaires dans un système de formation. Ici, comme ailleurs, trop de qualité peut nuire à la qualité.
Nous aimerions maintenant souligner quelques limites des démarches-qualité. L'une d'entre elles a été décrite par de nombreux auteurs, mais il nous paraît essentiel de l'évoquer ici, c'est la non-reproductibilité des séquences de formation. Cette non-reproductibilité rend pour une part la mise en qualité illusoire. En effet, quoi de plus fluctuant, sous des apparences de similitude, qu'une situation de formation, quoi de plus différent d'un groupe en formation qu'un autre groupe, quoi de plus diversifié qu'un ensemble d'apprenants adultes, quoi de plus changeant qu'un contexte institutionnel de formation ? Face à de telles mouvances, la tentation de la qualité n'était-elle pas vaine ? En effet, dans une telle réalité, quelles que soient les procédures, leur sérieux, le niveau de préconisation, aucune garantie du résultat final n'est certifiable. Quelles que soient la finesse des outils et la qualification du formateur, tout peut arriver ou presque, alors quid de l'assurance qualité ?
Une autre limite, mais bien peu en parlent, concerne l'Education nationale et son réseau de Greta, même si des efforts substantiels ont été faits ces dernières années, c'est l'incompatibilité entre qualité et précarité des personnels. Et pourtant n'est-ce pas le lot du plus grand nombre ? La qualité ne repose-t-elle que sur les compétences commerciales et d'ingénierie de quelques-uns ou est-elle intimement liée à l'acte pédagogique ? Comment prétendre à la qualité, où chacun est requis sur le mode participatif à se responsabiliser, lorsque la plupart des personnels sont contractuels et soumis à la précarité, en d'autres termes aux aléas du marché. Comment pérenniser la relation de service ? Comment obtenir l'adhésion des équipes lorsque des logiques gestionnaires peuvent, à tout instant, les disloquer et comment vouloir se professionnaliser dans un tel climat d'incertitude ? Il y a là une contradiction de fond à résoudre car à trop organiser la précarité ne risque-t-on pas de connaître tôt ou tard, comme en d'autres lieux et d'autres circonstances, la fuite des cerveaux ? Fuite dont la conséquence serait de devoir régulièrement reconstituer des équipes éternellement jeunes ou déjà pour les petits noyaux qui subsistent dans l'incapacité à se renouveler.
La dernière limite des démarches-qualité que nous souhaitons souligner, c'est celle qui, du fait de l'acceptation, sans assez de réflexion, de processus exogènes et où une réflexion, trop souvent centrée sur les méthodologies, a mis les principaux acteurs de la qualité "hors jeu". En effet, comment ne pas remarquer avec André Voisin, et comment ne pas tenter d'analyser le fait que ce qui produit "l'essentiel de la qualité"310 ait été oublié, mis à l'index ? Comment ne pas s'inquiéter, ni s'étonner du peu d'intérêt accordé à une contradiction majeure entre le pédagogue et le qualiticien ? Le premier vise avec beaucoup de difficultés à mettre l'apprenant au centre de ses apprentissages, l'autre, intentionnellement ou non, l'ignore et le boute en périphérie car ce client-là, l'usager direct, lorsqu'il s'agit de dispositifs publics financés sur l'impôt, ne serait pas le payeur, le commanditaire. Cette occultation de la qualité liée à l'acte pédagogique n'est-elle pas une conséquence directe de la logique de marché ? Certes, il y a l'argument de la boîte noire du secret pédagogique qu'on ne veut pas percer sous prétexte de malédiction311 ou de mouvements sociaux des formateurs. Sans vouloir déposséder les formateurs de leur outil de travail, ni pénétrer de force dans ladite boîte, nous croyons qu'il est grand temps qu'ils développent, et pas exclusivement dans un souci de qualité, un travail d'analyse de leurs pratiques. Un tel travail d'analyse, articulé à une formation initiale ou continue des formateurs, garantirait sans aucun doute un gain qualitatif, mesurable à court terme. Encore faut-il pouvoir investir sur sa propre formation lorsque la structure d'emploi gère avec une telle inconséquence les ressources humaines. En bref, que penser de démarches-qualité qui excluent du centre du procès de production les principaux acteurs, l'usager-apprenant et le formateur-producteur ? Ne devraient-elles pas passer par l'implication de tous et la qualification des opérateurs ?
En formation continue, où l'on est supposé permettre à des adultes d'acquérir des savoirs de toute nature en les impliquant directement, et en adultes, dans leur apprentissage, la qualité ne consisterait-elle pas - au moment où l'on se repaît de la notion d'entreprise citoyenne - à associer les usagers312 et les formateurs à la construction des dispositifs de formation, qu'ils soient issus de l'impôt ou du travail ? La qualité ne serait-elle pas dans tous les cas, le fruit d'une coproduction ? Avoir accès en permanence au levier de commande des dispositifs dans lesquels on est impliqué ne serait-il pas un critère objectif de qualité ? Et le fait d'en être exclus, sous prétexte de dispositif bien pensé, un élément de dysqualité ? Comme le remarque François Aballéa : "Les démarches-qualité font apparaître l'importance cruciale et stratégique de la fonction de responsable de la mise en oeuvre du processus, du responsable de l'ingénierie de formation, ou plus simplement, du coordinateur"313, N'y a-t-il pas là renforcement du pouvoir méthodologique, procédural et quelquefois technocratique, au détriment du groupe et de la pédagogie ? Quelle liberté pour apprendre dans des systèmes inertes et largement ficelés en amont de l'acte d'apprendre ? Sans verser dans l'angélisme pédagogique, tout aussi producteur de non-qualité, ne doit-on pas interroger nos dispositifs à la trop ingénieuse ingénierie314, résultat implacable d'une rationalisation pouvant stériliser le désir d'apprendre. Ainsi, à notre sens, la qualité en formation devrait tendre à responsabiliser les usagers directs et les formateurs dans les processus mis en oeuvre de manière à ce que l'apprenant parvienne, à terme et sans illusion, à la maîtrise, voire à la coproduction, de ses apprentissages.
Dernier élément, toujours dans le registre de la pédagogie, que la qualité néglige, c'est la question de la qualité des savoirs, sauf, il est vrai, si ceux-ci peuvent se lire sur des histogrammes en terme de gains de productivité. Lorsque les démarches-qualité s'intéressent aux savoirs, c'est davantage à leur transmission, plus rarement encore à leur production, qu'à leur qualité. N'y a-t-il pas là une réflexion à conduire ? Tous les savoirs seraient-ils équivalents ? Doit-on en privilégier certains et si oui, lesquels ? Ne doit-on pas profiter de l'approche qualité pour dépasser le "comment" apprendre, même si au demeurant la question reste fondamentale, et oser interroger le "quoi" apprendre et le "pour quoi" de ces apprentissages ? Si de telles questions prenaient pied dans la recherche de la qualité, peut-être seraient-elles productrices, à leur tour de... qualité.
Ce qui signifie pour le service public d'éducation des adultes que "l'usager-objet doit devenir sujet, traité d'égal à égal sur la base du partenariat". Cette exigence de la qualité, "le partenariat avec le consommateur-citoyen (implique) pour le service public de développer sa fonction de conseil et de mettre en oeuvre des services diversifiés et individualisés. Il ne s'agit pas tant aujourd'hui - même si elles existent en formation - de répondre à des demandes quantitatives que de satisfaire à des exigences qualitatives liées aux types de services attendus (...). Le principe d'égalité n'est pas synonyme d'uniformité, mais de réponse sur mesure à des besoins différenciés et se différenciant"315. Pour ce faire, il est essentiel que le service public de l'éducation se réapproprie, en fonction de son histoire, de ses valeurs, des individus qui le composent et le font agir, la notion de qualité. Ne doit-il pas, en effet, se dégager, de pensée et de procédures exogènes, pas toujours "transposables" dans nos milieux sans perte d'identité collective ? Ne doit-il pas produire sa propre définition de la qualité, comme sa propre conception de la modernisation316, ne doit-il pas, à partir de cette définition, produire ses propres outils et ses propres procédures317 ?
Avant de clore cet ensemble de propos, nous aimerions encore attirer l'attention du lecteur sur deux ou trois éléments qui méritent discussion dans le cadre du SPEA. Le premier, c'est l'effet pervers que peut produire la logique marchande et marketing induite par la qualité dans les établissements, ne serait-ce qu'en renforçant et en légitimant la concurrence entre ces derniers, ce qui nuit à la logique publique de continuité et de complémentarité. Ne risque-t-on pas, du même coup, de voir le service public considéré comme un sous-traitant, et non plus comme un partenaire dans le cadre de grands chantiers ? Le deuxième vise à s'interroger sur la limite à mettre aux exigences du client "roi et payeur", particulièrement dans la délivrance des titres et diplômes, autant qu'en matière d'évaluation et d'appréciation. Le dernier, mais il concerne aussi les organismes privés, consiste à s'intéresser à la logique du "faire mieux au moindre coût" et à la "loi" du marché. N'incitent-elles pas, d'une part, à développer des pratiques de "dumping", d'autre part, à conduire certains commanditaires, dans le cadre de l'utilisation des appels d'offres, à toujours choisir "le moins disant". Ces deux excès ayant, à court terme, pour effet de mettre en danger économique certains organismes, de faire baisser conjointement la qualité et les salaires, de renforcer encore la précarité.
Même si nous avons, avec Rachel Silvera conduit au sein du centre d'éducation permanente de Paris X, une réflexion de cette nature sur nos activités. Il est toutefois nécessaire de souligner que cette étude ne se réfère pas aux démarches-qualité au sens de l'AFNOR ou d'ISO, même si nous n'ignorions pas leurs existences. Voir à ce propos Lenoir H., Silvera R. et alii : la Démarche qualité au centre d'éducation permanente de l'université de Paris X, Nanterre, CEP, mai 1995.
Lenoir H., la Formation continue à l'Université face au défi qualité, op. cit.
Lenoir H. Formation continue supérieure et qualité, Flash formation continue, n° 425, mai 1996.
Voisin A., op. cit., p. 28.
Je pense qu'il serait utile de rapprocher, en termes psychanalytiques, ce mythe de la boîte noire pédagogique de celui de Pandore : doit-on, en effet, en attendre les pires maux et si oui, lesquels ?
Même si l'on connaît les limites et les dérives démagogiques d'une telle implication, ne s'agit-il pas là d'en favoriser l'apprentissage ?
Aballéa F., les Démarches-qualité en formation : de la qualité virtuelle à la qualité réelle, Education permanente, n° 126/1996-1, p. 151.
Voir à ce sujet mon article à paraître, l'Avenir radieux de l'ingénierie, in coll. "Analyser les pratiques professionnelles", coord. Blanchard-Laville C. et Fablet D., Paris, L'Harmattan, 1998.
Bauby J.-P., Boual J.-C., Pour une citoyenneté européenne, quels services publics ?,
Op. cit., pp. 200-201.
Voir à ce propos Fonction publique : moderniser sans détruire, Education permanente,
n° 130/1997-1. Une réflexion autour des notions de services publics et de services marchands serait, en ce sens, à conduire.
Il conviendrait d'interroger de ce point de vue les approches qualité mises en place, tant à l'AFPA qu'à l'EN, tant dans le secondaire que dans le supérieur.