Taylor rattrape les formateurs

Si la pédagogie et la coproduction des dispositifs par les usagers et les formateurs se pratiquent si peu, si l'ingénierie reste le plus souvent dans les mains des ingénieurs (méthodes ?), c'est peut-être que le pire est encore à venir et que nous ne sommes pas encore au bout de la vraie logique de la qualité : une stricte logique productiviste inspirée de ce que le monde de l'industrie a inventé de plus efficace pour gagner en rentabilité et organiser la production de masse, à savoir la déqualification et la parcellisation du travail318.

Pour construire notre démonstration, nous nous appuierons sur un dossier d'Alternatives économiques intitulé "les Habits neufs du taylorisme" 319. Mais avant nous rappellerons que, dès 1994, nous évoquions cette possibilité320 en citant déjà un article du même Guillaume Duval intitulé "Taylor rattrape les cols blancs" dans lequel il écrivait "l'enjeu de l'ISO 9000 est donc d'étendre les principes de bases du taylorisme aux activités périphériques à la fabrication"321, ce qu'est la formation continue aux yeux de certains. Hypothèse de taylorisation de l'activité formation aujourd'hui confirmée par François Aballéa qui convient qu'il résulte des démarches-qualité "une taylorisation accrue de la formation professionnelle, c'est-à-dire (...) une séparation rigide de la conception - contenu et méthodes - (...) et de la mise en oeuvre, de l'acte pédagogique". Ce qui entraîne "la segmentation, voire la parcellisation de l'acte pédagogique"322.

Pour mener à bien cette troisième partie, celle où nous posons la question du taylorisme éducatif, nous emprunterons quelques citations au dossier auxquelles nous ajouterons quelques commentaires. Mais avant une question : doit-on considérer que pour la formation, comme ce fut le cas pour l'industrie, cette taylorisation apparente n'est que le passage du stade de la fabrique à celui de la grande industrie ? Rien n'est moins sûr, les concentrations souhaitées et annoncées (encore la stricte logique de l'économie de marché) n'avancent guère, la logique artisanale semble perdurer, même si en théorie elle est en contradiction avec la taylorisation. Le secteur de la formation serait-il entré en résistance ? Non pas, car le noyau permanent des organismes est "gagné" à la qualité. On ne taylorise que la production, lorsqu'on sous-traite aux précaires le travail pédagogique. En fait, nous sommes dans une logique tiers-mondiste : on pense ici et l'on fait produire ailleurs, à moindre coût.

"La qualité est devenue, durant les années 80, un enjeu central pour tous les producteurs de biens mais aussi de services, un critère de différenciation essentiel dans un monde en excédent structurel d'offre"323. Qu'en est-il de la formation ? La qualité n'a-t-elle pas été avant tout pour de nombreux dispensateurs une vitrine, un leurre marketing, souvent manié avec cynisme324, dans un marché se rétrécissant toujours plus et face à une offre pléthorique ? Doit-on poser la question à qui profite la qualité en formation ? Guillaume Duval ajoute : "La qualité a fait bien plus que peser en faveur du travail taylorisé, elle lui a donné une nouvelle légitimité. Le taylorisme s'est imposé au nom de la productivité (...). Avec la qualité, c'est tout autre chose : ce n'est plus le patron qui impose la taylorisation pour augmenter ses profits, c'est le marché qui exige une organisation taylorisée comme garantie de la capacité à produire des biens ou des services de la qualité. Qui peut s'y opposer ? Qui oserait dire : "la qualité, ce n'est pas mon problème (...). Ce n'est plus le chef qui impose le rythme à l'opérateur, mais le client (...). Qui osera dire : le client ? Je m'en fous ?"325 Quelle argumentation plus subtile pour convaincre des formateurs individualistes et récalcitrants à toute innovation, mais toujours prêts à sur-protéger un apprenant dans le besoin ? Et Duval d'ajouter, n'est-ce pas là encore applicable, ou en projet de l'être, à notre tout petit monde ? "La qualité ne peut rimer (dans la logique de marché) qu'avec répétitivité : pour pouvoir garantir la qualité d'un produit ou d'une prestation, il faut être sûr qu'aucune opération, dans la chaîne de production, ne puisse engendrer de défaut ou de dysfonctionnements. Il faut donc connaître dans le détail ce que chacun doit faire. Pour pouvoir garantir une qualité élevée et stable, pas question de laisser les salariés agir à leur humeur."326 Voilà pourquoi la fameuse boîte noire de la pédagogie inquiète les uns et fait l'objet d'une âpre résistance des autres : c'est, à côté du processus d'ingénierie, l'essentiel de la qualité, mais sans humeur, sans individualisme, sans surprise et l'on peut parier que si la logique qualité perdure, la porte de cette boîte noire sera rapidement forcée. Enfin, pour terminer, l'auteur du dossier conclut : "Les salariés acceptent volontiers des relations clients-fournisseurs (...) sans se rendre compte que c'est le moyen d'organiser la pression sur eux. C'est une "naturalisation" des contraintes qui, par là, s'apparente à une manipulation idéologique pour faire partager les objectifs de l'entreprise aux exécutants."327 Qu'ajouter de plus, la boucle est bouclée, à n'y prendre garde le taylorisme éducatif est pour demain, la logique du "tout client" qui dissimule habilement la logique du "tout marché" y pousse. Malgré cette démonstration des risques inhérents aux démarches-qualité, nous le répètons, la recherche de la qualité est non seulement un bien mais aussi un besoin, mais pas à n'importe quel prix et pas en utilisant n'importe quel outil qui, comme tout outil, véhicule sa propre culture et ses propres valeurs. Ainsi, oui à la qualité de la formation dans le service public de l'éducation des adultes mais dans une logique de service au(x) public(s) et en ne perdant pas de vue que les transpositions les plus raisonnées et les mieux attentionnées ne sont pas sans dangers potentiels.

Notes
318.

Qui contrairement à ce que d'aucuns prétendent ne régresse pas. Pour s'en convaincre, se reporter Au torticolis de l'autruche de Danièle Linharht (Paris, éditions du Seuil, 1991).

319.

Alternatives économiques, n° 137, mai 1996.

320.

Cf. ma communication au Colloque de la qualité en formation de janvier 1994, intitulée la Démarche-qualité au centre d'éducation permanente de l'université de Paris X.

321.

Duval G., Taylor rattrape les cols blancs, Alternatives économiques, janvier 1993.

322.

Aballéa F., op. cit., p. 147.

323.

Duval G., les Habits neufs du taylorisme, op. cit., p. 33.

324.

Nous avons sur ce point quelques témoignages édifiants collectés par des étudiantes de troisième cycle.

325.

Duval G., op. cit., p. 34.

326.

Ibid., p. 33.

327.

Ibid., p. 35, en gras : souligné par nous.