Partir de l'apprenant

Tout travail pédagogique369 implique de prendre en considération une double dimension chez les apprenants, qu'ils soient ou non adultes d'ailleurs : la logique du contenu et les multilogiques des apprenants eux-mêmes qui constitueront toujours un groupe hétérogène de par leurs niveaux scolaires, leurs histoires de vie, les compétences qu'ils mobilisent dans telle situation de travail ou dans telle situation sociale et de par les modes et les mécanismes d'apprentissage qu'ils utilisent. L'homogénéité des groupes en formation est un mythe réducteur qui nie la richesse et tous les potentiels collectifs car "dans de nombreuses formations, ce sont les adultes eux-mêmes qui constituent la plus riche ressource de l'apprentissage"370. Au contraire, l'hétérogénéité est une richesse, même si elle est un défi pour le formateur, un levier essentiel de toute pratique éducative. Il convient donc de s'intéresser à l'adulte en formation dans une perspective pluridimensionnelle, de tenir compte, tant de son appartenance à tel ou tel groupe social, à telle ou telle culture que de ses mécanismes intellectuels. Ce qui ne fait aucun doute, c'est que les pratiques pédagogiques doivent être, sinon spécifiques, du moins adaptées aux adultes371 et qu'elles doivent, non seulement le solliciter, mais en faire l'acteur et le centre du processus. Une telle démarche rompt avec l'image du formateur comme maître du savoir et de sa transmission et engage à renoncer, sauf exception, à utiliser un "mode de travail pédagogique de type transmitif à orientation normative"372.

Il s'agit pour celui qui entreprend d'oeuvrer en éducation des adultes373 de tenter une approche contemporaine de ce que proposait Carl Rogers en affirmant que toute éducation doit être centrée sur la personne. Recentrage incontournable de la pratique car les travaux sur l'éducabilité cognitive font apparaître que chacun, selon ses rythmes et ses modalités et quel que soit son âge, demeure un sujet apprenant. En effet, "les principes d'éducabilité de l'appareil cognitif374 (...) se trouvent ainsi affirmés par la possibilité :

‘- d'un "développement de "l'intelligence" qui se poursuivrait tout au long de la vie, donc d'une certaine plasticité des structures psychiques ;
- d'un apprentissage des opérations de pensée ;
- de ré-activation ou d'une actualisation des structures psychologiques existantes..."375. ’

Au-delà de ces possibilités individuelles permanentes qui légitiment de replacer l'apprenant au centre de l'acte d'apprendre, il est toujours bon de souligner que "nous ne pouvons enseigner directement à autrui ; nous ne pouvons que faciliter son apprentissage", et qu'"une personne n'assimile parfaitement que les choses qui lui paraissent nécessaires au maintien de son moi"376. L'apprentissage est un acte volontaire et l'on n'apprend rien à l'autre s'il ne se laisse apprendre. Constat déjà ancien mais pas toujours entendu, tant le mythe de la toute-puissance de l'enseignant perdure.

Compte tenu de ce que nous venons d'écrire, l'éducation des adultes requiert la mise en oeuvre de pédagogies différenciées, quelquefois même individualisées, afin d'organiser le maximum de situations possibles favorables aux apprentissages, sans se leurrer toutefois, comme le rappelle Ph. Meirieu, sur les limites de cette démultiplication, de cette individualisation. Il convient néanmoins de renoncer à toute tentative d'uniformisation des procédures, qui ne serait propice qu'à quelques-uns au détriment de tous les autres, et de tenter, en la transposant au monde de l'éducation, la formule célèbre : "de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins".

L'éducation des adultes se heurte souvent à la résistance des apprenants eux-mêmes, exprimant le refus de se retrouver en situation scolaire, d'échec ou de soumission au maître, éprouvant une image de soi dépréciée : autant de difficultés à lever avant d'entreprendre un quelconque travail éducatif. Face à de telles situations, redonner à l'individu sa dignité de sujet apprenant permet souvent de contouner de nombreux obstacles trop souvent analysés comme une incapacité à apprendre. Cette aliénation pédagogique s'exprime fréquemment par une demande de cours magistraux ou de mise en situation pédagogique reproduisant les conditions anciennes et "re-connues", quitte à nier ou occulter leurs effets négatifs et pervers. L'aliénation pédagogique constitue souvent un obstacle majeur qu'il faut contourner, à défaut de l'éliminer immédiatement, afin de convaincre les apprenants de rompre avec les processus plus traditionnels et de leur faire accepter "de prendre plus de responsabilité dans leur propre apprentissage"377.

Il s'agit par ailleurs, toujours dans cette optique, de partir de ce que les apprenants sont, de ce qu'ils ont acquis, tant du point du vue des connaissances que des compétences et des expériences. C'est sur ce substrat, nous semble-t-il, que tout travail de réactivation des processus cognitifs et d'acquisition ou de réorganisation de savoirs commence. Une telle démarche implique le sujet lui-même, lui permet de s'affirmer comme détenteur d'éléments de connaissances, renforce son intérêt quant au thème et lui permettra sans doute, à terme, un transfert de ses acquis dans de nouveaux contextes sociaux ou professionnels. De plus, une telle démarche, construite sur l'activité réelle et l'expérience des apprenants, désamorce la tentation de passivité ou les blocages de toute nature provoqués par des savoirs et des apports ressentis, à juste titre ou non, comme trop scolaires ou trop théoriques. Faire de l'apprenant adulte un acteur de ses propres apprentissages, c'est parier et s'appuyer sur son désir d'apprendre : point d'acquisition sans motivation. Il conviendra donc de repérer avec l'adulte, ou le groupe d'adultes, ce qu'il désire apprendre et comment, ce qui suscite chez lui la plus grande dynamique, le plus grand appétit de savoir378. Ainsi, nous formulons l'hypothèse que, pour que les savoirs perdurent et que l'apprenant adulte se les approprie, une fois les représentations réinterrogées, trois facteurs de réussite sont à mobiliser : partir de l'apprenant ; en faire l'acteur de sa propre démarche car "lorsqu'on apprend en entreprenant et en cherchant, l'acte d'apprendre quitte le mode procédural où il est vécu comme ennuyeux et inefficace pour devenir un processus 379 de développement actif et effectif"380 ; s'arc-bouter sur son désir et sa motivation.

Notes
369.

Par facilité et afin d'éviter certaines répétitions, nous emploierons aussi les mots "pédagogique" et "pédagogie" sans que cela ne retire rien à notre critique.

370.

Knowles M., l'Apprenant adulte, vers un nouvel art de la formation, p. 72, Paris, Belin, 1991.

371.

L'échec des universités populaires est un exemple achevé et parlant de ce que l'utilisation d'une méthode inadaptée produit en milieu adulte : cf. Mercier L., les Universités populaires 1899-1914, Paris, Editions ouvrières, 1986.

372.

Voir Lesne M., Travail pédagogique et formation d'adultes, Paris, PUF, 1977.

373.

Nous ne reviendrons pas sur la taille "idéale" du groupe et sur ses dynamiques largement décrites dans des ouvrages spécialisés.

374.

Dans le texte original, les termes "principes d'éducabilité de l'appareil cognitif" sont soulignés.

375.

Sorel M., l'Educabilité cognitive : de quoi parle-t-on ? Pourquoi ?, Education permanente, n° 88/89, juillet 1987, p. 15.

376.

Knowles M., op. cit., p. 54.

377.

Ibid., p. 191.

378.

L'expérience menée par Paolo Freire au Brésil est une bonne illustration de ce propos.

379.

Souligné dans le texte.

380.

Aumont B., Mesnier P.-M., l'Acte d'apprendre, Paris, PUF, 1992, p. 134.