Les conditions de l'apprentissage

Comme le rappelle A. de Peretti381, la compréhension générale des conditions d'apprentissage fut largement facilitée par les travaux conduits en sciences humaines depuis plusieurs décennies et en particulier par ceux de K. Lewin sur la dynamique des groupes et par ceux de J. Piaget et de C. Rogers. Nous ne reviendrons évidemment pas sur les oeuvres et les concepts développés par ces auteurs, ni sur la très riche et très importante littérature, plus contemporaine, consacrée à ce sujet, mais nous essaierons, en quelques pages, de repérer et de commenter quelques situations qui, selon notre expérience, facilitent, voire conditionnent l'acte d'apprendre.

La motivation, nous l'avons écrit, est un moteur puissant de l'apprentissage, l'utilité sociale et/ou professionnelle des savoirs à acquérir aussi. Mais une relation pédagogique, pour être réellement fructueuse, ne se construit pas dans la contrainte. En effet, le savoir ne se produit pas, ou mal, dans l'insécurité d'un pouvoir sommatif, mais dans la liberté et la "décision" individuelle. Les savoirs construits dans la contrainte et le déplaisir, le plus souvent notionnels, ont une durée de vie souvent extrêmement réduite ; pour s'en convaincre, il suffit de se retourner un instant sur son propre passé scolaire. De plus, un tel "savoir" nuit souvent aux apprentissages ultérieurs en créant soit un effet de philtre, soit en replongeant, à son insu, l'apprenant adulte dans des situations pédagogiques traumatisantes. Ces affirmations demanderaient à être davantage développées car elles sont fondamentales, mais l'espace de ce chapitre ne nous le permet pas382. La confiance et la réciprocité apparaissent aussi comme des composantes essentielles d'une relation pédagogique favorable à l'acte d'apprendre, car apprendre c'est agir383. Confiance en soi et en l'autre, qu'il soit formateur ou apprenant. Relation construite dans la réciprocité au sens où chacun reconnaît l'autre pour ce qu'il est dans sa richesse et ses insuffisances, en essayant de ne pas s'arrêter à ses premières représentations, ses premières impressions. L'éducation des adultes est en cela une bonne école de la tolérance et de l'ouverture à l'autre. Quant à la réciprocité, elle vise à donner à chacun un statut non dépendant, à faire que la parole soit un acte partagé, à accepter que le savoir soit potentiellement partagé par tous, et que chacun, quelque soit son passé et son statut, donne et reçoit, selon ses moyens, des éléments de connaissance propices à la réflexion ou à l'action.

Au-delà de ces conditions générales, voire de ces attitudes, nécessaires pour que s'instaure un climat favorable aux échanges et à l'émergence des savoirs, il est essentiel de "jouer le conflit socio-cognitif". Il s'agit de s'appuyer sur la dynamique du groupe et des petits groupes qui sont à la fois des espaces de production, d'appropriation, de mémorisation, sans doute de décontextualisation384 des savoirs théoriques et pratiques. Espace et temps propices à l'écoute et à la libre parole, ils sortent le sujet apprenant de son isolement car "on n'apprend pas tout seul (...). Les liens avec les pairs, les personnes-ressources, l'environnement social constituent un facteur primordial de conquête active du savoir"385 et en cela, "un travail de co-élaboration entre pairs est le gage même du dépassement"386.

"Dans les situations ordinaires, l'action à plusieurs, outre sa valeur immédiate, revêt aussi une valeur d'apprentissage pour l'avenir et contribue à la constitution de savoirs. Les interactions de travail (pédagogique387) supposent toutes, de la part de ceux qui y participent, des inférences, des constructions de significations, des confirmations ou réfutations pratiques venant réactiver et enrichir un savoir préalable et contribuer à l'action future"388.

Quelles que soient les vertus du travail collectif, il ne faut pas omettre de susciter, voire de provoquer dans des situations plurielles, un autre type de conflit, le conflit intra-cognitif où l'apprenant se retrouve face à lui-même et à ses apprentissages, face à ses réussites et à ses difficultés. Se retrouver seul afin de s'interroger sur ce qui a été appris et sur ce que cet apprentissage a mobilisé comme mécanismes. Se retrouver en soi afin d'engager la réflexion et de tenter de mettre à jour les processus individuels de l'apprendre à apprendre389. La conjugaison des dynamiques inter et intra groupales avec les dynamiques individuelles apparaît aujourd'hui comme le garant d'une plus grande - nous employons à dessein un terme quelque peu provocateur - productivité pédagogique. Double dynamique permettant à chacun de progresser seul et avec les autres, pour et par les autres.

Selon nous, l'apprentissage adulte implique cette "mise en condition" pour que le travail pédagogique, toujours difficile et douloureux - l'emploi du mot travail dont on connaît l'étymologie est sans doute, à cet égard, révélateur -, s'engage. Au demeurant, l'absence de contrainte, tant décriée pour des raisons autres que pédagogiques, et la liberté pour apprendre nous apparaissent comme des conditions sine qua non de tout apprentissage. Sans elle, ne devrions-nous pas plutôt parler d'adaptation, terme employé couramment en formation continue, voire de dressage ? Sans verser dans l'idéalisme pédagogique, les adultes étant ce qu'ils sont, les voies et les voix390 de "la non-directivité ouvrent les portes d'un monde harmonieux où l'individu va pouvoir développer librement ses potentialités" et où il découvrira "en lui un puissant instinct social qui l'amènera sans contrainte à accepter les autres et à s'associer à eux"391.

Pour désigner ce climat, favorable aux associés dans et pour l'acte d'apprendre, nous reprendrions bien, quitte à faire quelque peu évoluer le concept, le terme d'"ambiance révélatrice" issu de la pédagogie Montessori. Il nous semble que cette ambiance dépasse le cadre du simple climat intellectuel et relationnel mais qu'il englobe aussi les conditions matérielles qui entourent les apprentissages. Ainsi, les effets du milieu sur l'apprenant, voire sur le formateur, sont trop souvent négligés. Les espaces, les lieux et l'architecture ne sont pas suffisamment pris en compte comme conditions de l'épanouissement pédagogique, de même en ce qui concerne les volumes-classes, l'organisation de l'espace, leurs couleurs et leur qualité sonore392... L'activité éducative ne nécessite pas un environnement luxueux mais elle requiert un confort, trop souvent refusé aux apprenants. L'espace participe de l'acte d'apprendre ou pour le moins le facilite. La vétusté et l'inconfort de nombreux espaces d'acquisition de connaissances devraient inspirer les réformateurs des institutions éducatives et les inciter à inventer et à mettre en place, à l'instar d'autres lieux de production, des CHSA393, Commissions d'hygiène, de sécurité et d'apprentissage.

Notes
381.

Peretti A. (de), Organiser des formations, Hachette, Paris, 1991.

382.

Sur ce point, se reporter à l'oeuvre de C. Rogers, C. Freinet, A.S. Neil, aux divers mouvements pédagogiques, aux écrits de ou sur P. Robin ou S. Faure.

383.

Cf. Aumont B., Mesnier P.-M., op. cit.

384.

Sur les notions de contextualisation/décontextualisation/recontextualisation, se reporter aux propos de Ph. Meirieu in conférence Apprendre à apprendre : illusion ou réalité ? Association Apprendre, sciences de l'éducation, université Lyon II.

385.

Ibid., p. 187.

386.

Ibid., p. 192.

387.

Ajouté par nous.

388.

Borzeix A., Lacoste M. : Apprentissage et Pratiques langagières : perspectives sociolinguistiques in : collectif, Savoir faire et pouvoir transmettre, collection "Ethnologie de la France", Paris, Ed. de la MSH, 1991, cahier n°6.

389.

A ce propos, se reporter aux discours et aux travaux sur la métacognition.

390.

Allusion au titre d'un ouvrage de Beillerot J. : Voies et Voix de la formation, Paris, Editions universitaires, 1988.

391.

Ferry G., les Equivoques de la non-directivité, les Amis de Sèvres, n° 1, 1970.

392.

Sur ce point, voir les travaux de Lozanov, même si les principes d'actions proposés par le pédagogue bulgare sont souvent aux antipodes de ceux préconisés ici.

393.

Allusion au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail présent dans les entreprises (CHS-CT).