Rôle, statut, fonction du formateur

Sans souhaiter relancer une querelle terminologique déjà ancienne, il nous faut nous arrêter, une fois encore, un cours instant sur le terme le plus usité, en éducation des adultes, pour désigner un acteur trop souvent considéré comme central, celui de formateur. En effet, ce terme de formateur - celui qui donne forme - a fait l'objet de nombreuses critiques en particulier parce qu'il confère à son porteur une "toute-puissance"394 sans doute contradictoire avec le propos développé ici. Cette dénomination, au delà des jeux linguistiques révélateurs qu'elle provoque : déformateur, transformateur, réformateur, ne traduit ni le rôle, ni l'activité conduite par ceux qui oeuvrent dans ce domaine. Si nous devions choisir un terme dans le champ sémantique de la forme, nous lui préférerions celui d'informateur proposé par Henri Laborit395 qui considère que l'éducateur d'adultes, pour peu que ce terme ait du sens, doit avant tout permettre aux apprenants de rentrer en contact avec l'information, tout d'abord pour comprendre, puis pour pouvoir agir sur ses environnements. En ce sens le rôle de l'(in)formateur n'est plus de transmettre du savoir académique mais de proposer des possibles, d'organiser des scénarios d'apprentissage toujours renouvelés. Son activité ne consiste "plus à transmettre un contenu, mais à gérer un processus (...), fonction pour laquelle il faut établir des relations, évaluer les besoins, faire en sorte que les étudiants s'investissent dans l'organisation, rapprocher les étudiants et les ressources de l'apprentissage et encourager l'esprit d'initiative"396.

L'éducation des adultes impose donc à qui souhaite y agir, de réinterroger les rapports intimes qu'il entretient avec le savoir et le pouvoir, ainsi que la liaison savoir/pouvoir d'autant que, dans notre hypothèse, la soumission et l'inégalité sont souvent des freins aux apprentissages et à la prise d'autonomie dans l'acte d'apprendre. L'informateur abandonne sa défroque de clerc autoritaire au profit d'une activité de médiation sur laquelle nous reviendrons. S'il n'est plus le "maître des savoirs", il est encore un vecteur et un moyen d'accès à l'autonomie, ce qui confère à son activité une valeur et une charge symbolique et pratique importante. D'où l'importance d'une perpétuelle réflexion sur soi afin de déjouer les phénomènes et le souhait classiques de dépendance de disciples zélés, afin de déceler les probables identifications et les possibles transferts qui facilitent dans un premier temps les acquisitions mais qui, à terme, deviennent des obstacles, par omission de la dimension critique, à l'accès non guidé aux savoirs, à leur appropriation, à leur dépassement et à leur production.

Pour exercer son art, le pédagogue doit reconnaître et accepter l'autre tel qu'il est, c'est-à-dire tel qu'il s'est construit dans un environnement producteur d'identités. Il doit aussi, tout en conservant son bel optimisme quant aux possibilités d'évolution des individus, admettre que l'adulte en formation est cultivé, voire quelquefois expert, dans un domaine qu'il souhaite traiter. Il doit accepter les remises en cause, les "atteintes à son statut", entendre les critiques souvent pertinentes de sa gestion pédagogique, de ses manières d'être ou de conduire l'activité, faire état de ses ignorances et de ses insuffisances... Le métier d'éducateur est d'une grande exigence pour celui qui souhaite l'exercer pleinement puisqu'il s'agit, non seulement d'accepter d'apprendre de "ses" stagiaires, mais aussi de se repositionner et de s'interroger en permanence, afin d'éviter les pièges de la reproduction. Par ailleurs, cette activité exige de celui qui s'y consacre une curiosité insatiable, une quête permanente d'informations nouvelles et de connaissance des autres, du monde et de sa discipline. Plus le formateur sera savant et plus ses savoirs interdisciplinaires seront grands, plus sa veille pédagogique sera affinée et plus il sera en mesure de repérer et de multiplier les situations d'apprentissage.

"L'agogie" est, à notre sens, très liée à la personnalité du formateur, elle est un révélateur de son itinéraire, de sa psychologie, de ses idéologies... Il s'agit de mettre à jour ce qui y est investi. Mais au demeurant, elle reste un choix, conscient ou non, une manière d'être et de penser le monde. "L'agogie" doit entretenir un rapport affinitaire avec son opérateur, c'est sans doute une condition supplémentaire de son efficacité. Il convient donc, de ne pas forcer sa "nature" pédagogique mais de l'éduquer. Si cette éducation s'avère impossible, ou trop en contradiction avec son propre système de valeurs, l'abandon et la fuite sont de très honorables portes de sortie. Affaire d'affinités aussi entre le formateur et le groupe, car il n'est pas sûr, ni même souhaitable, que tout formateur puisse convenir à tout groupe et inversement. Phénomène rarement admis, le plus souvent vécu et considéré comme un signe d'incompétence car les institutions exigent, pour des raisons économiques ou d'image, des capacités d'adaptation sans limites. Autant il est admis de se reconnaître incompétent sur un contenu, autant il est indécent de se déclarer hors affinités pédagogiques, qui sont pourtant garantes du climat et d'une part non négligeable des apprentissages. Pour utiliser une métaphore alchimique, il y a des alliances et des alliages impossibles et il serait vain de s'y essayer. Il y a des greffes pédagogiques improbables, des systèmes passionnels397 non compatibles et il est sans doute essentiel de pouvoir les reconnaître pour y renoncer sans pour autant vivre dans l'opprobre.

L'éducateur d'adultes n'est pas responsable de tout ce qui se produit, il n'est, dans le meilleur des cas, qu'un fédérateur d'énergies, de situations. L'environnement immédiat et lointain, les phénomènes de groupe, la personnalité de chacun, l'intérêt pour le thème, les outils et méthodes utilisés... sont autant d'éléments à prendre en compte dans toute dynamique d'apprentissage et incitent à une nécessaire humilité et à une légitime réserve, tant devant les réussites que face aux échecs. Quelles que soient les contraintes du rôle, le formateur utilise une double dynamique, celle du groupe et des individus. Toute pédagogie implique de créer cette synergie, mais doit aussi favoriser l'acte d'apprendre qui est une mise en relation, une mise en information avec l'objet à connaître. Cette mise en relation "s'opère selon une action menée librement (par l'apprenant) : à l'aide de moyens et/ou de personnes qui exercent une fonction de médiation auprès du sujet ou un fonction d'organisation de l'objet"398. C'est dans cette double fonction de médiation que l'activité de formateur prend du sens. Médiation volontairement produite, plutôt que laissée au hasard ; rencontre opportunément provoquée entre un individu et un geste, un concept, une procédure. Tout l'art, souvent fruit de l'expérience, consiste à se saisir d'un environnement, d'un climat et de contenus et de les transformer en situations d'apprentissage. En milieu adulte, mais pourquoi en serait-il autrement ailleurs, l'(in)formateur devient une personne-ressource privilégiée, car à proximité, un conseiller, un médiateur et un facilitateur. Il est un sourcier des intelligences qu'il peut aider à localiser et à faire surgir mais dont le captage, la captation, revient aux apprenants eux-mêmes. Il est un faiseur de situations propices aux apprentissages plus qu'un diseur de savoir. Il crée ou aide à créer, facilite la rencontre d'un individu ou d'un groupe avec un espace, un temps et une organisation où l'acte d'apprendre devient possible. Il est donc un gestionnaire de moyens pédagogiques, mais il ne s'agit pas de gérer ces ressources en simple comptable, car il lui faudra du talent afin de permettre à l'organisation qu'il orchestre de rester cohérente avec les objectifs visés. L'organisation doit demeurer souple, à l'écoute des environnements et toujours maintenir ses capacités d'adaptation et d'innovation. L'éducation des adultes résiste mal aux rigidités et aux certitudes absolues.

Dans ce rôle de facilitateur où "il s'efforce d'organiser et de rendre facilement accessible le plus grand éventail possible de ressources d'apprentissage (...), il se considère lui-même comme une ressource pleine de souplesse utilisable par le groupe (...). Il est capable de devenir lui-même un participant en apprentissage, un membre du groupe, exprimant ses vues comme étant simplement celles d'une personne (...). Il s'efforce de reconnaître et d'accepter ses propres limites"399. Le rôle du formateur/facilitateur est multiple, jusqu'à être lui-même en situation d'apprendre, mais son action ne s'arrête pas là et "l'élément crucial pour y parvenir est d'établir une relation personnelle entre l'enseignant et l'apprenant, relation qui dépend elle-même de trois qualités que doit posséder l'enseignant : il doit être naturel et authentique, attentionné, sans être possessif, élogieux, confiant et respectueux, et compréhensif et ouvert, sensible et toujours à l'écoute"400. Rôle multidimensionnel qui fonctionne dans un univers complexe, telle est, à notre sens, la situation professionnelle du formateur. Il est peu probable que toutes ces composantes de l'acte pédagogique soient toujours pleinement maîtrisées mais c'est dans le sens de la recherche de cette maîtrise qu'il faut oeuvrer.

Notes
394.

A ce sujet, se reporter en particulier aux écrits de Enriquez E.

395.

Terme proposé par H. Laborit dans un diaporama sur la formation des formateurs, ou plutôt des informateurs, financé par le FAS et réalisé par Th. Benoit.

396.

Knowles M., op. cit., p. 192.

397.

Allusion à l'oeuvre de Charles Fourier et aux douze passions qui gouvernent les affinités.

398.

Aumont B., Mesnier P.-M., op. cit., p. 37.

399.

Rogers C., Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 1971, p. 162. La liste des principes d'action du facilitateur est tronquée, il ne s'agit ici que des principes 4, 5, 7 et 10.

400.

Knowles M., op. cit., p. 88. Chacun de ces termes renvoie à des concepts empruntés à C. Rogers.