Les effets sur l'ingénierie pédagogique

En matière de pédagogie, le multimédia est de rigueur, et de fait aussi ancien que la pédagogie. En effet, Socrate lui-même n'associait-il pas déjà le geste à la parole, les enseignants de géographie, la carte aux discours et ceux de langues, les témoignages sonores à leur usage de la voix et du tableau noir...

La conjugaison de multiples ressources, l'usage de supports diversifiés et complémentaires font partie, depuis toujours, des pratiques et de l'art du pédagogue. L'intérêt des outils dits multimédia vient donc, non pas de leur nouveauté absolue, mais de leur puissance informative, de leur interactivité et surtout de leur accès à partir d'un support quasi unique : les nouvelles technologies de la communication.

Le recours aux outils, techniques, méthodes, supports multimédias ne constitue pas, à nos yeux, une nouvelle pédagogie, mais cette ressource pédagogique nécessite une réflexion préalable et particulière quant aux effets qu'elle produit sur les apprenants et sur les formateurs. Elle implique, à n'en point douter, une adaptation des pratiques, tout en restant largement inscrite dans ce qu'il est convenu d'appeler les pédagogies actives, l'ordinateur et le CD-ROM n'étant rien de plus que la machine à écrire et l'imprimerie introduites dans l'éducation par Paul Robin et Célestin Freinet en d'autres temps.

Il n'est pas non plus, pour nous, une garantie de productivité pédagogique accrue, au sens des acquisitions individuelles. En effet, rien ne nous prouve que les apprentissages soient plus aisés pour tous et qu'ils soient plus rapides et plus solides. En tout état de cause, le multimédia n'est pas la panacée "anti-échec-scolaire", le moyen absolu de réduire les coûts du face-à-face pédagogique ; il est un outil parmi d'autres dans la besace du formateur, une couleur de plus à sa palette.

"La pratique du multimédia multiplie les possibilités de représentations du savoir, du savoir-faire, du savoir-être proposés par les méthodes de formation. Ainsi l'enseignement assisté par ordinateur (EAO) au sens large, qui caractérise toutes les techniques de formation liées à l'usage de l'informatique : simulations, jeux de rôle, tutoriels..., enrichit les possibilités andragogiques, sans se substituer aux moyens traditionnels."422

Ce que modifie, en matière d'ingénierie pédagogique, l'utilisation du multimédia est de deux ordres. Le premier est d'ordre organisationnel, le second concerne les acteurs et leurs rôles.

L'organisation des supports, enrichis et diversifiés, et des progressions pédagogiques est la première concernée. En effet, au-delà de la traditionnelle difficulté de gestion de la logique de l'apprenant au regard de la logique du contenu, le multimédia impose de nouvelles contraintes : contraintes de lisibilité, de graphisme, d'ergonomie, d'interactivité, de convivialité... qui jusqu'à présent étaient, à tort, assez généralement négligées.

L'apport le plus tangible du multimédia est l'immense richesse, et surtout la grande souplesse qu'il donne en théorie, au dispositif qu'il libère d'un certain nombre de contraintes de temps et de lieu. Plus grande souplesse dans la gestion des rythmes, des durées et des parcours individuels. Plus grande souplesse dans les lieux car il permet la répétition infinie des séquences dans tous les espaces possibles : éducatif, productif, domestique. Aux formateurs/accompagnateurs de veiller à ce que cet espace ouvert, riche de potentiel, ne soit pas en permanence coupé des situations sociales ou professionnelles, sur lesquelles, souvent, se greffent les apprentissages.

Cette souplesse offre une possibilité de dépasser les discours incantatoires et de mettre en oeuvre une réelle pédagogie différenciée. Elle apparaît comme une porte ouverte à une "vraie" individualisation des apprentissages. Individualisation facilitée par l'adaptation des acquisitions à opérer aux pré-acquis de l'individu, pour peu que des outils de positionnement performants y autorisent. Individualisation rendue possible par l'adaptation des séquences éducatives au style cognitif de l'apprenant, voire de concrétiser le très utopique, et sous certains aspects d'ailleurs très critiquable, préceptorat rousseauiste.

Autre effet attendu, l'usage permanent de l'auto-évaluation et de l'évaluation formative qui sont rendues possibles grâce à un certain nombre de supports multimédias prévus à cette fin. De plus, et pour peu qu'elle soit à leur tour un objet d'éducation, l'autoformation et l'autogestion pédagogiques sont plus accessibles, moins utopiques, du fait de ces outils multiressources.

Autoformation et autogestion pédagogiques qui n'entraînent en rien la disparition du groupe et le nécessaire conflit intercognitif mais qui offrent aux individus des possibilités nouvelles d'accès aux savoirs. En effet, l'individualisation n'est qu'un temps de l'apprentissage, les regroupements et l'intervention des formateurs demeurant indispensables, de nombreuses expériences, aujourd'hui, l'ont montré. Toutefois, il convient de ne pas tomber dans l'illusion pédagogique : si l'autoformation peut être un objectif, on sait combien il est difficile de la pratiquer. Dans bien des cas, elle est réservée à ceux qui, non seulement sont déjà avancés sur le contenu lui-même, mais qui disposent des outils cognitifs et de la motivation, indispensables à sa mise en oeuvre.

Néanmoins, potentiellement, le multimédia facilite le passage de la consommation passive des savoirs prédigérés et pensés par d'autres à la construction, au moins partielle, de son propre savoir et de son propre parcours.

L'usage du multimédia, on le voit, modifie considérablement la philosophie de la formation et par conséquent de l'ingénierie pédagogique, car, non seulement, il permet à la formation de s'adapter à l'apprenant et non le contraire, mais encore, de ne plus user systématiquement de progression et de rythme uniformes et de la "stagification" comme moyen unique d'acquisition de connaissances ou de savoir-faire et qu'il permet de développer, dans une certaine mesure, l'autonomie individuelle.

La seconde conséquence de l'introduction du multimédia est ce qu'elle implique chez les acteurs des dispositifs de formation, donc indirectement sur l'ingénierie pédagogique, dans la mesure où l'évolution des rôles entraîne inévitablement une modification des conceptions, des constructions et des conduites des processus de formation.

L'apport de ces outils modifie la relation pédagogique entre apprenants et formateurs en renforçant, chez ce dernier, son rôle de facilitateur et de médiateur423 face aux apprentissages de l'autre pour lequel il "s'efforce d'organiser et de rendre accessible le plus grand éventail possible de ressources d'apprentissages"424. Rôle qui fait évoluer sensiblement le rapport au savoir et au pouvoir du formateur. Tout d'abord, évolution du rapport au pouvoir qu'il doit pour une part concéder à la machine, d'autre part à l'apprenant lui-même pour peu que celui-ci puisse user de ses propres capacités d'autoapprentissage.

Evolution du rapport du formateur au savoir qu'il n'est plus seul à détenir et qu'il doit partager avec une machine, quelquefois plus savante ou plus performante que lui. Savoir qu'il ne s'agit plus, tant de transmettre, mais de mettre à disposition d'autrui en organisant au mieux, et si nécessaire, la médiation.

Cette double évolution implique une transformation de la relation pédagogique entre le formateur, l'individu et le groupe. Le pouvoir du savoir s'estompe sauf, si l'on n'y prend garde, à reconstruire un pouvoir du savoir technique, celui de la connaissance du multimédia. Le formateur devient, dès lors, une personne-ressource qui maîtrise l'architecture d'un ensemble de supports, le gestionnaire d'un système dont il détient, pour un temps les clés d'accès. Le multimédia permet de réaffirmer davantage encore que sa fonction ne consiste "plus à transmettre un contenu, mais à gérer un processus"425.

Quant à l'apprenant, pour peu qu'il ne tombe pas sous le joug d'un formateur en mal de "toute-puissance"426, et pour peu qu'il ne soit ni technopathe427, ni réfractaire aux technologies avancées, il peut devenir plus acteur que jamais de son propre parcours et de ses apprentissages. Acteur "autonome" en mesure de repérer et de traiter, grâce aux multiples ressources à sa portée, des informations en tout lieu et à tout moment et pour qui le centre multimédia devient une base de données parmi d'autres.

Prenons garde, toutefois, de ne pas fabriquer de nouveaux exclus du savoir, de ne pas favoriser certains au détriment de ceux qui, en difficultés devant le multimédia, ouvriraient largement les portes à "l'illettrisme électronique"428.

Notes
422.

Kepler A., Centre-ressources, pourquoi ? Comment ? Stratégie 25 fiches-action, 10 dossiers-débats, Lyon, Chronique sociale, 1992, p. 37.

423.

Lenoir H., les Principes et les Méthodes de la pédagogie des adultes, in Guide des méthodes et pratiques en formation, Retz, Paris, 1995.

424.

Rogers C., Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 1971, p. 163. Il est bien évident que Rogers ne fait pas allusion au multimédia mais ce propos nous semble, néanmoins, applicable à ces nouveaux outils.

425.

Knowles M., l'Apprenant adulte, vers un nouvel art de la formation, Paris, Belin, 1991, p. 72.

426.

Voir à ce propos la très fameuse Petite Galerie de portraits de formateurs en mal de modèle" dépeinte par E. Enriquez, Connexions, n° 33, 1981 ou encore Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation, Kaës R., Fantasme et formation, Paris, Dunod,1975.

427.

Lire à ce sujet, Lasfargue Y., Robotisés, rebelles, rejetés, Paris, éditions de L'Atelier, 1993.

428.

Expression employée par G. Verroust (Paris VIII) in le Monde de l'éducation, novembre 1994.