L'avenir radieux de l'ingénierie 462

Cette contribution à un ouvrage collectif est le résultat d'un travail et d'une réflexion sur les pratiques d'ingénierie qui se développent sans toujours beaucoup de recul dans les activités de formation continue. Elle est la poursuite de publications antérieures463 sur ce thème et vise à sensibiliser sur les effets pervers d'une trop "ingénieuse ingénierie". Elle tente de démontrer qu'en la matière, il est essentiel d'analyser sa propre pratique de façon à éviter d'être le jouet de sa "créature". Elle vise à développer ce travail d'analyse et à formuler l'hypothèse que le questionnement qui en émerge peut favoriser des activités "empathiques et endogènes d'ingénierie". Elle tend à démontrer enfin que l'ingénierie, selon sa "dureté" peut aussi bien devenir une possibilité de suture ou de rupture, selon qu'elle respecte ou non l'individu, selon qu'elle soit ou non coopérative.

Inscrit dans un cadre théorique pluridisciplinaire, ce texte se réfère en particulier aux travaux de Marcel Lesne, Jean-Pierre Boutinet, Cornélius Castoriadis, René Kaës, Jacques Ardoino et à ceux de quelques autres dans la pensée desquels nous avon largement puisé pour construire notre réflexion sur la nécessaire analyse des pratiques d'ingénierie de formation. Il est le résultat et le produit de textes régulièrement revisités et associés au cours du temps.

Nous entendons par ingénierie de formation l'ensemble des pratiques de conception, de construction, de planification, de conduite et d'évaluation. Elle tend en règle générale à englober l'ensemble du processus de formation. Elle est une pratique d'anticipation et de concrétisation d'un projet, considéré comme "l'intention d'une transformation du réel fondée par une représentation de cette transformation prenant en considération les conditions réelles et animant une activité"464. Notre propos vise à interroger le désir d'une totale maîtrise de l'action par le formateur et à souligner les dangers potentiels d'une ingénierie trop bien pensée qui, souvent, se révèle enfermante.

Pour nous, l'ingénierie et le projet qu'elle porte, comme le souligne Serge Blondeau, à la suite de Jean-Pierre Boutinet, sont le "symptôme" et la manifestation de quelque chose en latence, symboliquement présent, explicite ou non, et qui renvoie à la question de l'auteur. Il s'agit donc de s'interroger sur cette latence et de se demander "de quels voeux inconscients (...) le projet est-il l'accomplissement"465 car, au-delà de la volonté de rationalisation, de socialisation et d'explicitation des intentions du formateur, "Je" y est à chaque fois"466.

De plus, nous souhaitons faire un parallèle entre "terrorisme du projet" que l'on impose aujourd'hui à tout apprenant et "terrorisme de l'ingénierie" qui s'impose à tout processus éducatif et qui vise à l'endiguer. Nous postulons que cette nécessité d'une "ingénieuse ingénierie" "s'apparente à une certaine forme de terrorisme. Cela signifie éventuellement pour l'individu (ou le groupe) concerné, culpabilisation, violence morale et psychologique de la part de l'entourage et de l'environnement institutionnel"467. En cela, nous affirmons, sans nier les vertus de l'ingénierie dans certaines circonstances, qu'il faut se préserver de penser que toute intention éducative a besoin de cadre défini a priori. En cela, nous nous inscrivons dans une pensée pédagogique qui se revendique de la Liberté pour apprendre 468.

Dans une première partie, nous évoquerons la nécessité d'une analyse des pratiques d'ingénierie de formation afin de savoir éviter, quelquefois, son pouvoir contraignant et les échecs qu'elle induit. Dans une seconde, nous nous efforcerons de montrer en quoi cette analyse de pratiques participe de la construction identitaire des formateurs.

Notes
462.

Cet article est à paraître in Analyser les pratiques professionnelles (coord. par Blanchard-Laville C. et Fablet D.), Paris, L'Harmattan, 1998.

463.

Cf. Actualité de la formation permanente, n° 94, mai-juin 1988 et n° 138, septembre-octobre 1995 ainsi que Outils et Méthodes pour lutter contre l'illettrisme : construire un projet de formation, avec Lamaury M. et Rosconcal B., Paris, Nathan, 1995.

464.

Castoriadis C., l'Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 106.

465.

Blondeau S., Dispositif d'analyse clinique de la conduite professionnelle in l'Analyse des pratiques professionnelles, coord. Blanchard-Laville C. et Fablet D., Paris, L'Harmattan, 1996, p. 89.

466.

Expression empruntée à Mireille Cifali : Transmission de l'expérience, entre parole et écriture, Education permanente, n° 127/1996-2, p. 188.

467.

Léauté M., le Terrorisme du projet, Education permanente, n° 109-110, 1991, p. 7.

468.

Alllusion à l'ouvrage de Carl Rogers, Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 1971.