Lire les pratiques d'ingénierie

Nous aimerions, dans cette première partie, sensibiliser les formateurs à la nécessité d'une lecture distanciée, analytique de leur propre pratique de construction de dispositifs de formation, afin qu'ils évitent de tomber, par inconscience ou par volonté de bien faire, eux et les apprenants qu'ils y insèrent, dans des formes voilées de dictature de l'ingénierie. En effet, un excès de rationalité, un abus de "prévisionnisme" entraînent à l'évidence les volontés formatives dans les ornières bien connues des planifications rigides. A vouloir, sans souplesse, maîtriser le réel de l'action, on ne parvient qu'à obliger l'action à se dérouler dans un cadre précontraint, souvent contradictoire avec ses propres principes. Comment en effet se réclamer de l'autonomie des apprenants dans des dispositifs très largement définis en dehors d'eux ?

Ainsi, si l'on accepte comme prémisse que toute ingénierie, comme tout projet, est porteuse "d'un sens qui est à déchiffrer (et qui) dit quelque chose sur l'acteur qui le produit et sur son environnement"469, il est indispensable de s'interroger, comme utilisateur d'ingénierie, sur les valeurs dont elle se nourrit et qui, immanquablement, s'y projettent. Sans ce questionnement sur la nature des outils que l'on se propose d'utiliser, sans ce questionnement sur soi et sur ce que l'on donne à voir, l'usage et un amour immodérés de l'ingénierie peuvent se retourner contre les volontés affichées de l'auteur.

Jean-Pierre Boutinet nous propose, pour analyser les pratiques qui visent à structurer "méthodiquement et progressivement une réalité à venir pour laquelle on n'a pas encore d'équivalent exact"470, de repérer "deux paramètres (qui) peuvent donner à un projet (donc à son ingénierie), un caractère coercitif, voire contraignant : le programme qui l'inspire, la méthodologie susceptible de le mettre en oeuvre"471. Au-delà de ce nécessaire questionnement, il nous livre deux critères d'appréhension d'une ingénierie. S'agit-il d'une ingénierie "molle", saturée de relations humaines, sacrifiant au verbalisme, qui met en péril la définition et l'atteinte d'objectifs éducatifs ? S'agit-il d'une ingénierie "dure", encombrée d'une logique structurante et organisationnelle qui nuit à toute créativité et qui empêche les apprenants d'habiter le dispositif et de l'adapter, au profit d'objectifs exogènes non partagés ?

Ce souci récent du formateur de maîtriser l'action, de faire en sorte de tout contrôler, n'est-il pas le résultat de l'idéologie dominante, des visées utilitaristes et strictement adaptives de la formation ? N'a-t-il pas pour conséquence que, la plupart du temps, le projet de formation soit "une hypothèse de travail proposée aux populations visées"472, que la formation échappe aux apprenants eux-mêmes et qu'en cela de telles pratiques portent en elles les causes de leurs piètres effets. Cet abus d'ingénierie ne va-t-il pas à l'encontre de ce qu'une ingénierie coopérative pourrait permettre d'atteindre ? Ne doit-on pas alors s'interroger sur les formes des dispositifs que nous construisons et qui, à notre insu ou avec notre complicité, portent des valeurs qui ne sont ni les nôtres, ni celles des apprenants et qui, à terme, donnent de la formation une image d'outil d'adaptation, fidèle aux maîtres, soumise à des impératifs de rentabilité ou de paix sociale ? Tout acte d'ingénierie est porteur de sens : de la fixation des objectifs à la mesure des pré-requis, en passant par le choix des méthodes et des procédures d'évaluation. Derrière les masques de la pédagogie et a fortiori de l'ingénierie, se dissimulent parfois les multiples visages de l'économie, de la politique et de l'idéologie. N'est-il pas temps de réfléchir à ce trop bel outillage méthodologique qui s'impose à nous et surdétermine nos pratiques sans que nous en ayons toujours une analyse ou une conscience claires ? Ne doit-on pas oser quelquefois, contre les idées reçues, proposer "une école sans mur et sans contenu"473 où l'architecture du dispositif, les modes d'acquisition et les savoirs à acquérir se co-définissent et se co-construisent avec les acteurs en dehors de toute velléité de planification a priori ? Ne doit-on pas renoncer, au profit du projet éducatif, à cette volonté suspecte de toute-puissance sur l'action ? Il convient donc, sans pour autant renoncer à analyser ce qui se joue, de rompre avec des pratiques d'ingénierie exogène, celles du formateur ou de l'institution et des pouvoirs qu'ils représentent, au bénéfice d'une ingénierie endogène portée par les apprenants et co-produite avec eux. Il est grand temps de renouer avec des formes, bien connues en leur temps, d'ingénierie participative, voire mieux coopérative474.

Les formes autoritaires et non négociées d'ingénierie nient souvent l'apprenant dans ce qu'il est, anticipent sur son propre projet d'apprentissage, annihilent ou nuisent à sa motivation. Ces formes de prise de pouvoir sur le désir et le savoir de l'autre légitiment et éclairent toutes les résistances à la formation et tous les désengagements (désenchantements) individuels. Elles expliquent aussi bien souvent l'échec de nombreux dispositifs à l'ingénieuse ingénierie475.

Heureusement, tout n'est pas prévisible et l'ingénierie la plus fine devra se plier aux aléas du réel et faire avec l'émergence du désir du formé. Elle est donc destinée "à voguer entre le réalisme du présent et l'illusionnisme du futur"476 qui se chargeront d'ouvrir aux apprenants des espaces de liberté. Espaces qui leur permettront, sauf coercition manifeste, de se réapproprier, pour une part, un dispositif contraint. Grâce à l'imprévisible, la réification totale de l'apprenant n'est pas possible. C'est en jouant des aléas et du non-prévisible qu'il peut échapper aux rigidités du système et peut-être redevenir acteur de son propre apprentissage en se soustrayant ainsi à une ingénierie infantilisante où ceux qui savent choisissent pour ceux qui ne savent pas. Faute de réapproriation partielle, quelle que soit l'efficacité supposée de l'ingénierie, le projet autoritaire succombera pour une large part au génie des individus et à l'alchimie des groupes car la réussite d'un projet, au-delà de sa structure et de ses mécanismes, "signifie d'emblée que le groupe possède un système de valeurs suffisamment intériorisé par l'ensemble de ses membres pour donner au projet ses caractéristiques dynamiques. Un tel système de valeurs pour exister doit s'arc-bouter sur une ou des représentations collectives, sur un imaginaire social commun. Il ne s'agit pas uniquement de vouloir ensemble (ou pour l'autre), il s'agit de sentir ensemble, d'éprouver la même nécessité de transformer un rêve ou un phantasme en réalité quotidienne (ou en savoir) et de se donner les moyens adéquats pour y parvenir"477. Faute de se voir partagée, l'ingénierie cultive son propre échec et obère la réussite de tout projet éducatif.

L'ingénierie est une expression du rapport au savoir du formateur-concepteur. Elle est aussi une manifestation de son pouvoir, celui de donner la forme. Il est donc opportun d'interroger ses pratiques d'ingénierie et de tenter de les analyser afin d'échapper à ses propres démons, mais pour cela encore faut-il être persuadé, pour paraphraser Jacques Ardoino, qu'il n'y a pas d'ingénierie sans projet. Il est grand temps de renoncer à des dispositifs à courte vue prônant, au nom de l'efficacité, plus institutionnelle que pédagogique d'ailleurs, la mise en place de dispositifs de formation dont l'ingénierie, conçue en dehors des acteurs et bien souvent uniformisante, est présentée comme devant répondre à toutes les situations.

L'analyse du contexte, la définition de besoins (de qui ?), le repérage des contraintes sont trop souvent et trop systématiquement réalisés par les institutions et les formateurs en fonction de leurs places et de leurs exigences du moment, sans consultation des intéressés. Une telle pratique révèle le paradoxe de l'ingénierie. Cet ensemble de pratiques, cette tentative de rationalisation de l'action qui auraient pu et/ou dû favoriser les dynamiques d'apprentissage, en se mettant au service des apprenants, se développent dans bien des cas, si ce n'est à leur détriment, en autosuffisance. L'ingénierie de formation fonctionne trop souvent pour elle-même (ou pour le formateur) parce qu'elle est un bel objet méthodologique sans se soucier de sa destination première. L'analyse des pratiques d'ingénierie doit nous conduire à remettre en cause cette utilisation paradoxale. Elle peut favoriser, en évitant que la construction raisonnée des dispositifs échappe aux apprenants, le développement et la relance de formes d'ingénierie coopérative, hors des logiques économicistes et/ou technocratiques qui dominent aujourd'hui. En bref, l'analyse des pratiques conduit à réinterroger l'ingénierie au regard de la pédagogie, comme une aide à l'apprentissage, et à ne plus accepter sans débat une logique "induite" et toujours discutable de rentabilité et d'optimisation. Une fois remise sur ces pieds, l'ingénierie de formation revêtira les formes que les acteurs eux-mêmes voudront bien lui donner, des plus prescriptives aux plus auto-gouvernées.

Notes
469.

Boutinet J.-P., le Concept de projet et ses niveaux d'appréhension, Education permanente, n° 86, 1986, p. 7.

470.

AFITEP, le Management de projet, Paris, AFNOR, 1991.

471.

Boutinet J.-P., le Projet dans le champ de la formation entre le dur et le mou, Education permanente, n° 87, 1987, p. 9.

472.

Boutinet J.-P., ibid., p. 14.

473.

Slogan emblématique de l'Ecole nationale de gestion des ressources humaines, d'un grand service public, à sa fondation.

474.

Se reporter aux travaux de Guy Le Boterf et à Hugues Lenoir, "Du style coopératif de la formation-action", Etude et Réflexions, n° 15, mars 1993.

475.

Pour donner un exemple récent d'ingénieuse ingénierie, pleine de noble intention, qui se retourne contre les apprenants, je citerai l'exemple d'un dispositif multimédia ambitieux mis en place dans un lieu de détention du sud de la France, et qui a pour effet, au nom de l'individualisation, de négliger l'important conflit socio-cognitif, mais surtout, en ce lieu, de faire disparaître un espace de discussion et de maintien du lien social. En prison, la formation n'est quelquefois qu'un prétexte ou un moyen pour rester un être humain.

476.

Boutinet J.-P., op. cit., 1986, p. 9.

477.

Enriquez E., l'Organisation en analyse, Paris, PUF, 1992, p. 101.