Ingénierie et identité

Pour le praticien, analyser sa pratique de montage d'actions de formation favorisera, au-delà d'une meilleure maîtrise de son action, une plus grande compréhension de ce qui s'y joue et de ce qu'il y joue. L'analyse de la pratique revêt un enjeu essentiel pour qui souhaite faire évoluer son activité et gagner en professionnalisme. Elle offre des clefs de compréhension sur l'agir, elle met à jour ce qui ne se donne pas à dire et à voir a priori. Elle permet, par la distance sur l'action, de mieux comprendre son implication dans le désir de faire accéder l'autre au savoir, de mieux s'expliquer le choix des moyens mobilisés à cette fin, de mieux appréhender pourquoi, dans bien des cas, l'autre est absent de la construction qui lui est destinée, voire imposée. Elle est un révélateur qui donne sens à l'action, un éclairage incontournable pour qui veut comprendre ce qui se trame dans les coulisses de l'ingénierie de formation. Elle incite à mieux se connaître soi-même (vaste programme) et à mieux mesurer les soubassements des actions engagées. Lire ses pratiques d'ingénierie de formation, c'est pour le formateur-concepteur se positionner en sujet et en acteur dans des dispositifs qui lui sont bien souvent soufflés par les pouvoirs publics ou une entreprise et fréquemment déjà pré-pensés, sinon enfermés, dans un cahier des charges rigide. C'est aussi pour lui l'occasion de questionner la nature de son implication dans des pratiques éducatives où il se donne, de fait, une place centrale, un rôle prépondérant et organisateur, habilement dissimulé, consciemment ou non, derrière le discours séduisant et rassurant de l'apprenant au centre de ses apprentissages. Discours qui, dans bien des lieux et bien des cas, n'est que de façade et fait fonction de leurre.

Ainsi l'analyse de sa propre pratique, seul ou avec un tiers, participe de la construction identitaire du formateur. Elle lui offre la possibilité de comprendre et de savoir s'il se reconnaît, lui et les valeurs qu'il porte, dans les dispositifs qu'il conçoit ou s'il se perd dans un espace qui lui est étranger. Elle est un levier de compréhension de ce qu'il engage de lui-même dans l'action et une réflexion, quelquefois douloureuse, sur la cohérence entre lui-même, ses représentations du formé et du groupe, sa conception de l'apprentissage. Elle implique de s'interroger sans concession sur ce qui, sous prétexte d'expertise, est présenté à l'apprenant comme un chemin de la connaissance adapté à ses besoins. Elle incite à interroger le "ce vers quoi" le formateur prétend conduire l'autre. Elle oblige à se poser la question de l'éternel "Qui suis-je ?" Ce questionnement légitime autorise à dépasser la satisfaction narcissique d'une belle ingénierie et aide le formateur à percevoir ce qu'il projette de lui-même dans le projet de l'autre qu'il structure et organise avec ou sans lui.

L'analyse de pratiques révèle en quoi une ingénierie "dure" rassure et en quoi une ingénierie "molle" inquiète ou inversement. Elle favorise l'explication d'un "choix" ou d'un autre et de faire évoluer les pratiques, de mieux s'y retrouver et de mieux s'y construire. Elle permet d'interroger les craintes d'une ingénierie auto-organisée et du pouvoir à y perdre, des gains d'image à y gagner et de mesurer les rôles à y jouer. Elle est une incitation, cruelle parfois, à remettre en cause ses choix et ses certitudes et à étudier ses peurs du "jamais assez" ou du "trop" organisé.

Lire et analyser les pratiques, c'est travailler à déconstruire ses représentations afin de les faire évoluer. Cet exercice salutaire de structuration-destructuration et d'observation de soi et de son action est à l'évidence un travail délicat, souvent difficile à conduire seul mais dont on peut penser, qu'à terme, il renforce et équilibre l'image et l'identité professionnelles du formateur-concepteur qui, par un tel exercice, est amené à mieux se re-connaître, à mieux s'assumer et s'accepter. C'est sans doute à partir de là aussi qu'il s'autorisera à partager avec les apprenants le pouvoir de concevoir et à s'engager dans des formes coopératives d'ingénierie.

L'analyse des pratiques d'ingénierie, par le travail sur soi et les actions qu'elle suppose, est aussi une occasion pour le formateur de se former. En engageant une réflexion sur le faire et les outils qu'il emploie, le formateur améliore, s'il les conserve, ses méthodologies et augmente ses possibilités intellectuelles. Ainsi, lire les pratiques d'ingénierie, comme l'a montré Marcel Lesne, c'est non seulement "pouvoir répondre à la question "qu'est-ce que je fais quand je forme"478 et qu'est-ce que j'y engage ? Mais c'est aussi se retrouver en situation d'apprentissage. Cette fonction euristique de l'analyse de la pratique, déjà évoquée par Jean-Marie Barbier dans le précédent volume479, apparaît comme fondamentale et participe de la légitimation de cet exercice professionnel en lui conférant un statut d'exigence quasi déontologique, voire éthique. Pour le formateur, analyser ses pratiques permet "de mieux les connaître (pour) favoriser une participation davantage maîtrisée (...) à leur déroulement"480 et l'engage de la sorte, naturellement, dans un processus salutaire d'autoformation. En cela, il devient "son propre théoricien d'action, c'est-à-dire un artisan intellectuel qui a toujours quelque chose à apprendre d'un corpus établi de méthodes, mais aussi quelque chose à perdre, c'est-à-dire l'intelligence de son action, et ce d'autant plus aisément que ces théories d'action "prêtes à penser" (cultivent) l'illusion d'un savoir vrai"481.

L'analyse des pratiques d'ingénierie est une occasion de gagner en lucidité sur ce qui se joue dans son rapport à l'apprenant et au dispositif que l'on construit, de renforcer son identité professionnelle, de produire et renforcer des savoirs. Face à un tel constat, les résistances qu'elle pourrait produire et légitimer tombent d'elles-mêmes.

Avant de conclure, nous aimerions mettre l'analyse des pratiques d'ingénierie dans la perspective d'un texte de René Kaës qui permet de mieux cerner en quoi l'identité du formateur s'y donne à lire, mais aussi en quoi les pratiques d'ingénierie s'y donnent à comprendre comme un jeu bien souvent illusoire. Illusion de soi et du pouvoir que l'on exerce sur l'autre, sur celui que l'on imagine conformer pour le formateur ; illusion de créativité et de maîtrise de l'action, pour le concepteur de dispositif, quand il ne s'agit bien souvent, pour l'un et l'autre que d'une délégation, d'une mise en actes des injonctions du maître. Trop souvent en effet, l'apprenant est pensé "sous l'aspect (d'un) objet à former, barré à toute accession au statut de sujet (...c'est ici) que se présente au formateur un champ illimité pour la réalisation de son fantasme d'omnipotence, de son pouvoir magique de métamorphoser selon la fantaisie de son seul désir"482. Mais il ne s'agit là que d'un mirage de puissance, que d'une illusion permettant l'auto-reconnaissance identitaire et la construction de soi comme sujet. Un artifice pour s'accepter comme formateur ou plutôt se penser comme acteur pouvant exercer souverainement sur l'autre, en toute liberté et en toute bonne foi, son pouvoir de transmettre et de lui faire acquérir des savoirs pensés en dehors de lui. Illusion essentielle sans laquelle le formateur aurait conscience d'être fort souvent lui-même au service de l'ingénierie.

Mais l'ingénieur et/ou le formateur-concepteur n'est-il pas aussi victime du même aveuglement, d'une même représentation erronée de sa place et de sa capacité à faire faire ? Pour lui aussi, "la figure du forgeron est archétypale. Il est bien celui qui forge et soude, qui constitue l'être (le dispositif) à partir du non-être (l'intention). (Mais s'il) a reçu la connaissance et le pouvoir de maîtriser le feu et le métal d'un créateur, (...) il n'est que l'assistant et l'instrument" 483. Les pratiques d'ingénierie, au-delà de la logique de rationalisation dans laquelle elles se drapent, cachent et renforcent le fantasme de toute-puissance. Elles favorisent l'oubli de l'injonction du pouvoir, le sens de détermination des actions décrit par Marcel Lesne. Elles occultent une double impuissance, celle du concepteur sur les politiques des entreprises et des institutions et celle du formateur, jamais complètement persuadé que l'on n'apprend pas en se substituant à l'autre. Bien souvent formateur et concepteur se retrouvent dans la posture d'un Prométhée sacrifié qui, en imaginant offrir le feu émancipateur de la connaissance, n'organisent que la soumission aux puissants.

Un tel constat légitime la réflexion sur d'autres formes d'ingénierie qui ne se substitueraient plus au sujet apprenant et ne seraient plus la traduction d'objectifs surdéterminés. Il ouvre la voie à l'ingénierie coopérative où l'ingénieur-facilitateur mettrait à disposition des apprenants les ressources éducatives nécessaires à leurs acquisitions de savoirs. Il incite à la remise en cause d'une ingénierie "dure" qui renforce l'illusion du pouvoir et bien souvent l'exclusion de ceux qui, prétendument, occupent le centre de leur apprentissage. Il engage donc à des pratiques empathiques et endogènes d'ingénierie qui, seules, permettent de ne pas se substituer à l'autre et à son désir d'apprendre. Mais ici encore une question et un regard analytique s'imposent : de quel fantasme l'ingénierie coopérative relève-t-elle ?

Notes
478.

Lesne M., Lire les pratiques de formation, Paris, Edilig, 1984, p. 233

479.

Barbier J.-M., l'Analyse de ses pratiques : questions conceptuelles in l'Analyse des pratiques professionnelles, coord. Blanchard-Laville C. et Fablet D., Paris, L'Harmattan, 1996, pp. 27-49.

480.

Lesne M., op. cit., p.229.

481.

Ibid., p. 18.

482.

Kaës R. (1975), Quatre Etudes sur la fantasmatique de la formation et le désir de former, p. 40.

483.

Kaës R., Ibid., p. 77.