Origine du questionnement éthique

Le cadre de ma contribution explicité, celui de l'individu et de sa praxis, il nous faut nous interroger sur l'émergence d'un "besoin" éthique dans le champ de la formation des adultes. Notre activité n'est pas la seule atteinte de cette fébrilité, même le monde des affaires se pique d'éthique. A quoi correspond un tel mouvement, est-ce le signe d'une maturité professionnelle, vingt-six ans après la promulgation de la loi de juillet 1971, la marque d'une angoisse collective, la manifestation d'un manque ou une façon habile de s'inscrire dans l'air du temps ? En effet, n'est-il pas légitime de se demander ce que cache ou tente de dévoiler une pareille préoccupation ?

Si l'on en croit certains propos tenus dans la revue Education permanente, consacrée au Questionnement éthique 560, cette émergence et/ou ce retour de l'éthique appellent plusieurs types d'explications. Certains auteurs l'expliquent par la soi-disante vacuité idéologique de la période, la remise en cause des valeurs et la perte des repères qu'elle entraîne. Pour l'un, ce questionnement "paraît vital, à l'heure où les points de repères idéologiques se sont fragilisés, et où un sentiment de non-maîtrise de notre destin collectif s'est largement installé"561 ; pour un autre "l'enjeu essentiel du débat est avant tout le sens : à un moment où les grilles collectives semblent s'affaiblir, c'est bien par le débat sur ses propres pratiques et leurs finalités qu'un groupe peut collectivement réinventer le sens perdu. Qu'il soit perdu de vue ou qu'il ait réellement disparu"562. L'interrogation éthique renverrait donc, pour une large part, au sens de notre activité et à des préoccupations à caractères existentiels et identitaires de nombreux praticiens à réinvestir ultérieurement dans une dimension collective professionnelle.

Ou encore, sans être exclusive de ce qui précède, la démarche éthique relèverait plutôt d'une nécessité de dialogue, d'un besoin d'échanges et de communication professionnelle. Elle serait l'occasion "d'une rencontre en termes nouveaux, où le souci de compréhension [jouerait] un rôle de premier plan"563. Elle pourrait apparaître dès lors comme la renonciation à une forme d'isolement longtemps cultivé par la profession, comme une étape décisive dans la construction d'une culture commune, voire comme la phase terminale d'une profession qui achève sa structuration.

Pour ma part, j'y verrais bien aussi autre chose : la fin d'une mystification. Celle qui consistait à croire et à laisser penser, en dehors de tout clivage idéologique, que la profession tout entière partageait les mêmes valeurs. La fin du consensus issue du protocole de Grenelle qui faisait de la formation un outil de développement des hommes et des organisations.

Les pratiques récentes, les pressions multiples subies par les acteurs de la formation, les désillusions aussi, ont fait craquer cette belle construction idéologique. Le "tout entreprise", le "tout emploi", le "tout adaptation", le "tout rentabilité" ont mis un terme à cette belle image d'Epinal et ont renvoyé les formateurs à leurs valeurs et à leurs responsabilités. Le débat éthique analysé de la sorte peut apparaître comme un mouvement salutaire où des éducateurs d'adultes se reposent les questions fondatrices et princeps devant présider à toute pratique éducative.

La question éthique annoncerait donc la fin du mythe fondateur et inciterait chacun à interroger, par devers lui, ce qui anime sa volonté de former et éventuellement de conformer, de se questionner sur le système d'intérêts qu'il sert. Ainsi cette perte de repères (repaires ?), ce brouillage idéologique font resurgir les vraies questions de l'éducation des adultes, souvent oubliées et enfouies dans le fatras de la pseudo égalité devant la deuxième chance. Ils percutent et font voler en éclat le masque humaniste derrière lequel se dissimule un souci d'adaptation de la main-d'oeuvre, de productivité et de rentabilité. La question éthique rappelle douloureusement au formateur que, bien souvent, les discours du développement des individus et de la promotion sociale ne sont que prétextes et habillages. L'éthique oblige à mettre fin au bal masqué de la formation, elle met à nu les valeurs de l'agir des acteurs et des organisations de ce secteur. Car, comme le remarque Philippe Delamaire, "les conflits éthiques surgissent du conflit entre valeurs et non de leur manque"564.

Si la crise et ses conséquences sur l'activité de formation brisent le rêve communautaire et incitent à poser la question éthique, d'autres éléments complémentaires convergent dans ce sens. Il s'agit en particulier du réel souci de la qualité de la formation qui incite à moraliser le secteur professionnel et à repérer des pratiques "suspectes". Même si ce souci quelquefois n'est pas exempt d'arrière-pensées "marketing".

Si les années 90 détruisent l'illusion communautaire et révèlent une fracture profonde entre ceux et celles qui refusent la logique du tout économique et ceux et celles qui se reconnaissent dans le mythe d'entreprise, comment s'expliquer l'apparition tardive de ce sursaut éthique ? Je formulerai ici trois hypothèses. La première c'est qu'un milieu qui s'est largement structuré "contre", en particulier contre les valeurs et les pratiques de l'Education nationale et de l'école, ne pouvait dans les premiers temps qu'apparaître uni et solidaire autour d'un certain nombre de valeurs. La deuxième, c'est l'apparente proximité idéologique des pionniers de l'éducation des adultes dans les années soixante-dix. Soit ces défricheurs sont moins présents, leurs voix quelquefois s'estompent, d'autres acteurs envahissent la scène. Soit, eux aussi ont changé et ils ont quitté "les habits neufs du président Mao"565. Leur discours unificateur n'est plus le même et il est aujourd'hui discordant et varié. Quant à leurs valeurs, ils sont seuls à pouvoir en juger. La troisième, et non des moindres, est celle qu'avance Jean-Marie Domenach lors d'une table ronde et qui, cette fois, interpelle les "nouveaux" formateurs. Pour lui, en effet, "il n'y a pas de possibilité de recul éthique, s'il n'y a pas d'esprit critique, or [déclare-t-il] je crois qu'une des maladies de notre culture c'est d'avoir relativement éteint cet esprit critique"566.

Aujourd'hui, cette réflexion éthique apparaît comme fondamentale, l'économie ne peut en être faite car il est urgent de remettre en perspective notre activité comme formateur d'adultes et d'en questionner les implicites. Néanmoins, si tôt ou tard, il sera nécessaire de la rendre collective, il est essentiel de rappeler que "le questionnement éthique ne se fait que sur le mode de la liberté individuelle"567.

Notes
560.

Questionnement éthique, Education permanente, n° 121, 1994-4.

561.

Baudouin J.-M., la Réflexion éthique contemporaine, Education permanente, n° 121, 1994-4, p. 22.

562.

Sanson B., Un peu de ce que vous avez toujours eu envie de vous demander sur l'éthique sans jamais oser le savoir, Education permanente, n° 121, 1994-4, supplément EDF-GDF, p. 33.

563.

Baudoin J.-M., op. cit., p. 19.

564.

Delamaire Ph., Quelques limites d'une formalisation de l'éthique, Education permanente,
n° 121, 1994-4, suppl. EDF-GDF, p. 45.

565.

Titre d'un ouvrage de Simon Leys.

566.

Culture, éthique, formation, table ronde avec Decomps B., Dufoy (?), Domenach J.-M., Poupard D., in Education permanente, n° 103, juillet 1990, p. 29.

567.

Sanson B., op. cit., p. 29.