Ethique et identité de formateur

Quelle que soit la place de ces brouilleurs éthiques que sont le marché et l'économie, il n'est pas possible pour autant de déconnecter éthique et pédagogie. Dans la plupart des cas, l'acte pédagogique est un acte solitaire571 qui engage l'individu, l'amène à faire des choix et quelquefois à renoncer. L'incertitude permanente et la complexité de l'acte pédagogique, associées à la réflexion éthique, sont une source de questionnement intarissable et un "activateur" identitaire.

Cette fonction identitaire de la réflexion éthique me paraît essentielle, j'affirme même que, sans cette réflexion, toute professionnalisation n'est que partielle, imparfaite. Comment ne pas se poser la question du sens de sa pratique, comment ne pas interroger son activité de formateur au regard de son système de valeurs ? En effet, "tout débat éthique mobilise les opinions et les croyances, et derrière les choix éthiques effectués par chacun, se dessinent des enjeux d'identité majeurs"572. Compte tenu de sa spécificité, l'acte éducatif, dans la mesure où il implique l'autre dans sa construction et son devenir, impose une réflexion de cette nature. Comment, face à des choix de stratégies pédagogiques qui prétendent socialiser, émanciper, qualifier et/ou insérer... ne pas les analyser au regard de ce qui, pour une part, vous constitue ? Faire l'impasse d'une telle réflexion est impensable car elle découle de l'activité elle-même et le recul éthique est constitutif du travail pédagogique. Il est une interrogation inévitable sur soi dans l'action. Tout formateur y est confronté, même si certains feignent d'y échapper, car l'éthique renvoie à la conscience de soi. Quel formateur pourrait prétendre agir en toute inconscience ?

Ce questionnement éthique alimente les processus identitaires au travail, il permet de se situer, de se construire et peut-être de se connaître soi-même. Il est une clé de compréhension de sa professionnalisation, il est la conscience de l'être au regard de l'action. Il est, comme le souligne Louis E. Gomez, en référence à Michel Foucault, "la possibilité de se gouverner dans la liberté, la liberté de (se) choisir"573. La réflexion éthique ne se dissocie pas de celle de se comprendre et de se construire, elle est une manifestation et une affirmation de "ce pouvoir d'être soi-même comme le sujet de son acte, et pas seulement comme un produit de déterminations psychologiques et sociales"574. Elle est un refus des croyances en l'incontournabilité des surdéterminations socio-historiques, une revendication de rupture avec des modèles explicatifs simplistes et le déterminisme sociologique. L'éthique est une affirmation de la liberté de l'individu revendiquant une part de responsabilité et d'auto-construction identitaire.

Au-delà, car il faut bien survivre aux contradictions, aux petites lâchetés du quotidien professionnel, la réflexion éthique est un outil de régulation identitaire. Elle permet de continuer à agir dans des situations de tension, elle est un espace et une occasion de négociation avec soi. L'interrogation éthique offre la possibilité de gérer des trahisons marginales, d'où le débat weberien, toujours d'actualité, entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Comme régulateur, elle permet de mieux assumer ses courages et ses renonciations, sans que se produisent de trop grands désordres identitaires. Elle tend alors à devenir comme le propose Paul Ricoeur une "sagesse pratique", c'est-à-dire une capacité de "décision dans des situations singulières (...) par l'intermédiaire de la délibération"575. La réflexion éthique est un espace et une occasion de dialogue ouvert en soi et pour soi, un lieu de décision et une préfiguration de l'action.

Cette double fonction de la réflexion éthique, à la fois mode de production identitaire et outil pour l'action, m'apparaît essentielle dans une activité où se situer pour agir et se réguler pour pouvoir le faire est une situation quotidienne. En effet, le formateur d'adultes est fort souvent écartelé entre la logique du marché ou celle de son institution et tout ce qu'elle entraîne et l'esthétique pédagogique. Il vit alors une situation de "double bind", d'injonctions contradictoires qu'il lui faut bien gérer. L'activité de formation d'adultes est en perpétuelle tension éthique entre l'idéal pédagogique et l'exigence du contexte. Elle est une tension permanente entre le désir de faire "partager" en toute objectivité (subjectivité) et la possibilité institutionnelle d'offrir. Elle est aussi tension, dans une autre dimension, entre la volonté du formateur et la résistance des apprenants qui eux aussi développent des logiques qui leur sont propres en dehors des volontés institutionnelles qui les réunissent.

Si l'acte de former se situe à la confluence de l'éthique individuelle, des valeurs de l'organisation et des contraintes contextuelles, il offre du même coup des champs et des occasions multiples de réflexion. Dans cette dynamique, le questionnement éthique prend une dimension euristique car il entraîne dans son sillage, au-delà du fait identitaire, l'apprentissage de soi, une analyse de ses implications et de ses pratiques. Il est une opportunité pour produire des savoirs nouveaux, pour oeuvrer à des améliorations. Par là, il participe à un mouvement intime de professionnalisation.

Autant cette réflexion éthique me paraît incontournable, autant il va de soi que dans une telle dynamique, il est impossible de faire l'économie de soi se pensant dans un environnement. S'engager dans l'éthique implique pour le sujet un effort et une activité correctrice de ses actes de tous les instants et en situation car "l'éthique pose toujours la question de ma détermination personnelle et de ma place devant des responsabilités irréductiblement individuelles"576 mais toujours contextualisées.

Notes
571.

En effet, même dans le cadre d'une pédagogie active et participative, le formateur, lorsqu'il agit, parle et se positionne dans le groupe, est bien en position de promeneur solitaire dont chaque pas peut découvrir ou enfouir des savoirs et des possibilités d'apprendre.

572.

Davezies Ph., l'Intervention sur la santé au travail : éléments de réflexion éthique, Education permanente, n° 121, 1994-4, p. 132.

573.

Gomez E. L., in op. cit., p. 52.

574.

Villiers G. (de), Ethique des pratiques de formation, Education permanente, n° 121, 1994-4, p. 57.

575.

Rencontre avec Paul Ricoeur : Connaissance de soi et éthique de l'action, propos recueillis par Jacques Leconte, Sciences humaines, n° 63, juillet 1996.

576.

Meirieu Ph., le Choix d'éduquer, Paris, ESF éditeur, 1995, p. 169.