Nécessité et urgence éthiques

La réflexion éthique, d'essence individuelle, incite à questionner la finalité sociale, collective donc normalisatrice et morale, de la formation. Toutes les dispositions réglementaires, tous les dispositifs et "toutes les pratiques didactiques ne se valent pas au regard des valeurs [qu'ils] prétendent promouvoir"577. Un tel constat, unanimement partagé, souligne combien il est nécessaire d'engager un débat sur l'éthique dans les métiers de la formation. Il y a urgence à lire, d'un point de vue éthique, les pratiques de la formation. Sans cette lecture, comment conserver du sens à l'éducation permanente et/ou durant toute la vie ? En effet, fort du constat que "l'éducation est toujours talonnée par l'urgence de la quotidienneté, que les principes y sont constamment violés sous la pression des impératifs institutionnels, de la fatigue professionnelle ou personnelle"578, comment faire l'économie d'une confrontation éthique ?

Comment, en effet, ne pas s'interroger dans un secteur d'activité en proie à toutes les modes pédagogiques, à toutes les dérives économicistes et où il est toujours possible d'influer, du moins le croit-on, sur les esprits ou les pratiques ? Comment ne pas questionner une fonction sociale soumise en permanence à de fortes pressions et par là, fragile face aux tentations de contrôle social et aux manipulations managériales ?

Le passage en quelques années d'une logique pédagogique à une logique de marché a considérablement modifié la façon d'appréhender cette activité. Tout aujourd'hui y a cours, le "dumping", les manipulations sectaires, la magie rédemptrice, le culte réducteur d'une efficacité superficielle. Le durcissement du marché a bon dos. Qu'il interroge et percute les pratiques de formation, cela tient de l'évidence. Que l'éducation pour tous, gratuite et laïque, héritée des Lumières, s'y trouve malmenée apparaît clairement. Qu'"enchevêtrée dans le raisonnement économique, la formation peine à sauver ses valeurs"579 est un élément d'explication réel.

Mais l'apparition de nouvelles donnes, que ce soit la qualité ou le multimédia, et de nouvelles exigences, l'externalisation, l'achat de formation ou des commandes différentes pour des publics renouvelés ne suffisent pas à expliquer l'émergence d'une urgence éthique. Autrefois, dans un contexte, certes différent, la question éthique, parce qu'évidente ne se posait pas ou se posait moins. Chaque formateur portait explicitement ou non son propre système de référence. Ce qui apparaît, et en cela les acteurs de la formation ne sont pas différents des autres acteurs sociaux, c'est l'érosion, chez beaucoup, ces dernières années, des repères philosophiques et idéologiques qui sous-tendent toute action éducative. La pseudo-fin des idéologies, qui est une idéologie en soi, a mis à mal les valeurs de l'éducation en sapant la plupart de ses repères culturels. L'éducation des adultes, sans l'éthique qui lui est consubstantielle, devient alors un outil "neutre" et non plus une démarche émancipatrice. En bref, sans éthique et sans valeur, l'éducation permanente est en panne, car elle est privée de ce qui la fit naître et l'anima longtemps.

Le sursaut éthique de ces dernières années, au-delà du détestable effet de mode, doit être interprété dans le sens d'une revitalisation de la formation, qui pour pouvoir s'inscrire dans la logique de la formation tout au long de la vie doit retrouver ses fondements culturels. Cette exigence éthique vitale, comme le remarque Pierre Dominice, implique de faire face à cette "obsolescence culturelle, certains diraient d'analphabétisme [... et] justifie d'inscrire l'horizon éthique dans les programmes de formation"580 et d'en faire un objet d'échanges, un prétexte à confrontations. Car si l'engagement éthique est avant tout une pratique solitaire, il doit également à terme être l'objet de discussion, non pour édicter une quelconque morale, mais afin de faire progresser, et pour quoi pas de faire partager, certaines valeurs de références, toujours interrogées au regard de la réalité présente.

L'éthique n'est donc pas, contrairement à ce que d'aucuns pourraient penser ou faire croire, un luxe inutile, une préoccupation d'intellectuel désoeuvré, mais une nécessité absolue. Il n'y a pas d'éducation sans valeur, donc sans éthique. Le questionnement éthique est une clé de la dynamique éducative, il permet de mieux comprendre le "pourquoi" et le "vers où" de son action.

Cette réflexion sur les valeurs propres à l'individu, lues à la lueur de systèmes de valeurs plus larges et plus universels, permet de réinscrire l'acte pédagogique dans un rapport contractuel à l'autre. Elle replace le fait éducatif dans sa dimension première, l'émergence de l'autre, de celui auquel le savoir est offert ou proposé. Une telle conception, sans nier la dimension groupale de la formation, lui confère une dimension interindividuelle forte. Il s'agit pour le formateur en tant qu'individu d'en rencontrer un autre et de permettre à cet autre, si possible dans le cadre d'un contrat éthique clair, d'accéder aux différentes formes du savoir. Cette dimension de l'acte de formation exige donc d'adopter une attitude et "une vigilance éthique(s) (...) sans concession"581 et de replacer encore une fois l'apprenant au centre des apprentissages, mais cette fois d'un point de vue philosophique et distancié. Conscient d'oeuvrer, comme il le peut, à l'émergence de l'autre le formateur ne peut faire l'économie de l'interrogation éthique. Là encore, il y a urgence. Comment former sans se soucier de ce que mes actes produisent chez l'autre ? Mais comment le savoir ou l'imaginer sans référence et sans culture ? Le formateur doit s'enquérir de ce qu'il produit et met en marche. En premier lieu en se préoccupant du pouvoir de son discours car bien souvent "c'est dans le statut de (la) parole que se joue (la) position éthique" selon qu'on en fasse "un outil de séduction ou de domination"582.

Le positionnement éthique, avant d'être acte est parole. Il s'inscrit dans une relation à l'autre qui tend à l'égalité et qui fait de la reconnaissance une valeur première. Il permet ainsi d'établir l'acte éducatif dans le cadre d'une éthique relationnelle583 favorable aux apprentissages et libérée de suspicions légitimes.

Notes
577.

Meirieu Ph., le Choix d'éduquer, Paris, ESF éditeur, 1995, p. 149.

578.

Ibid., p. 159.

579.

Dominice P., l'Ethique comme dimension culturelle de la formation, Education permanente, n° 121, 1994-4, p. 79.

580.

Ibid., p. 83.

581.

Daurès N., Millat J.-F., Notre approche éthique au SFP, Education permanente, n° 121, 1994-4, supplément EDF-GDF, p. 6.

582.

Meirieu Ph., la Pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF éditeur, 1995, p. 75.

583.

Jean Houssaye, quant à lui parle, d'éthique du dialogue.