CONCLUSION GENERALE

Parvenu à l'issue de ce travail, et non de notre parcours de formateur-chercheur que nous nous proposons de poursuivre comme l'évoquait un chapitre précédent, il apparaît que notre veille permanente sur les évolutions de la formation des adultes nous a permis d'éclairer certains pans de sa problématique générale, en particulier celle de son rôle et/ou des ses fonctions dans la société française contemporaine. Plus précisément sur une période de dix années (1988-1997), à travers laquelle nous avons constaté que, comme l'histoire des XIXe et XXe siècles tendait à le démontrer, l'éducation des adultes se situe encore bien souvent - et ce quel que soit le niveau choisi de lecture de cette réalité complexe - en équilibre permanent entre suture et rupture.

En cela, nous pensons avoir étayé d'abord, puis validé notre hypothèse de départ que nous avions ainsi formulée, à savoir que "l'éducation des adultes est à la fois un instrument de cohésion et de dissociation sociale et que cette double fonctionnalité se retrouve dans toutes les pratiques de formation mais à des échelles différentes et au service d'enjeux plus ou moins fondamentaux".

Ce travail fut l'occasion de rappeler quelques enjeux de l'éducation des adultes et de souligner que, derrière la façade humaniste de l'éducation tout au long de la vie, demeure un système institutionnel clivé où les contradictions sociales, selon les époques, se lisent plus ou moins facilement et qu'elles demeurent toujours - même lorsqu'elles sont en filigrane dans les périodes consensuelles - irrésolues. Il fut aussi un prétexte pour oser tracer quelques perspectives d'avenir à un secteur professionnel en plein questionnement au moment où des groupes d'experts se réunissent afin de proposer une refonte de la loi de juillet 1971. Les résultats de ces réflexions encore confidentiels favorisent la circulation de nombreuses rumeurs. Sans prêter attention plus aux unes qu'aux autres, remarquons simplement que les bruits eux-mêmes reflètent la contradiction permanente de la formation entre développement de l'individu et/ou de l'organisation en oscillant entre trois pôles : régulation sociale, intervention étatique, libéralisme extrême.

Les axes d'analyse que ce travail de thèse a empruntés et que reflètent chacune des parties, même s'ils ne donnent qu'une vision relative du secteur de la formation des adultes, permettent de mieux comprendre certains mécanismes qui l'animent. Ils resteront pour nous des clefs privilégiées avec lesquelles nous comptons continuer et affiner nos investigations ultérieures. En effet, observer l'univers de la formation par l'entreprise et le monde du travail nous paraît être une clef de compréhension d'actualité au moment où la réduction du temps de travail devient une priorité et où d'aucuns annoncent la fin du travail. Dans cette perspective, il conviendrait de demander : quel financement et quelle place pour la formation ; à quel moment l'organiser "sur" ou en dehors d'un temps de travail peut-être résiduel et le sera-t-elle "tout au long de la vie" ? Comment nous y préparer ? Autant de questions à mettre à l'étude afin de saisir les mouvements à venir.

L'évolution des pratiques pédagogiques, l'apparition de nouveaux outils, de nouvelles modes, l'émergence d'une professionnalité renouvelée sont aussi pour nous d'autres précieux indicateurs de tendances que nous nous proposons d'observer encore. Système d'indicateurs qui, selon leur niveau, nous informe des processus au travail, qui nous permet la production d'hypothèses théoriques et pratiques propres à gouverner l'action et à enrichir la connaissance.

Ces observations sont indispensables à notre compréhension d'une réalité sociale plurielle. Elles sont nécessaires à des fins de réinvestissement dans notre pratique d'universitaire, tant du point de vue de la recherche et de l'enseignement que de l'action. Elles viennent non seulement enrichir notre recherche, mais aussi alimenter notre pratique et notre souhait de voir se réaliser une montée en puissance de la formation professionnelle dans les établissements d'enseignement supérieur.

En cela, notre interrogation présente et passée s'inscrit dans des questions théoriques et pratiques qui se dessinent. La réponse à ces questions sera l'un des éléments à intégrer à l'avenir de la formation continue universitaire. A cette fin, l'évolution de la culture universitaire, la fin de la césure entre formation initiale et formation continue, la place de la recherche en formation, la validation des acquis professionnels, etc., sont autant d'objets à investir pour appréhender et comprendre les enjeux nouveaux de la formation à l'Université. Le récent appel à concours591 du ministre de l'Education nationale n'en est qu'une première illustration et il ne fait qu'anticiper sur un devenir probable. Il est aussi une tentative pour inciter la communauté scientifique à s'emparer d'un champ qu'elle a longtemps négligé, pour ne pas dire méprisé.

Si ce travail favorise une meilleure analyse d'un secteur complexe et en évolution constante, l'apparition du CTF (Capital-Temps-Formation) en étant l'une des dernières manifestations, il n'en offre qu'une vision relative et partielle. Cette thèse, comme toute production arrêtée à un moment "t", a en effet ses limites, car elle laisse dans l'ombre d'autres aspects de la formation qu'il conviendrait de traiter pour être exhaustif afin de pouvoir pousser nos analyses plus loin et affermir nos conclusions. Il serait souhaitable, par exemple, pour approfondir notre compréhension des enjeux de la formation, de s'intéresser à l'évolution des dispositifs publics ou privés de formation des adultes et à leur place dans les politiques d'emplois ; d'étudier sur une durée déterminée les évolutions du marché de la formation et ses transformations quantitatives et structurelles ; de formuler des hypothèses sur une éventuelle disparition de l'obligation légale ; de s'interroger sur les évolutions de la branche professionnelle et sur les différents scénarios qui se profilent devant elle et que l'équipe du cabinet de conseil d'Interface a tenté de repérer dans le contrat d'études prospectives592 que lui a confié le ministère du Travail. Contrat d'études prospectives dont les scénarios d'évolution du secteur professionnel, que nous évoquerons brièvement, marquent bien cette tension de chaque époque entre rupture et suture. Ainsi, le scénario n° 1, celui de la "régression pédagogique", annonce "le développement d'une formation à deux vitesses"593 symétrique à la mise en place de la société duale ; le scénario n° 2, celui de "l'élitisme éducatif", prévoit que "les publics se répartissent en trois cercles : les "stratégiques" auxquels on accorde une attention particulière, les "occasionnels", qui se forment quand ils le peuvent, et les "exclus, écartés du champ de la formation"594. Le scénario n° 3, demeure dans la logique consensuelle de 1971, en favorisant dans le cadre "d'une formation contractuelle (...) le rapprochement effectif entre formation et travail"595, où semble dominer, néanmoins, la logique de l'organisation aux dépens de l'évolution individuelle. Seul, le quatrième et dernier amorce l'idée très fouriériste d'une réconciliation du capital et du travail dans l'espace et le temps "d'une société cognitive" marquée par "l'émergence de nouvelles formes d'organisation du travail (et) le développement des compétences"596.

D'autres éléments encore pourraient être analysés, puis corrélés, pour améliorer notre intelligence de la place et des évolutions de l'éducation des adultes, tant son champ est large et complexe. Une analyse du discours des "formateurs", le lien entre formation et carrière597 et/ou itinéraire professionnel, la montée en puissance de l'achat de formation par les ménages, la validation des acquis professionnels comme outil rénové de la deuxième chance, l'essor et le développement de l'enseignement à distance et les risques d'exclusion dont il est porteur, etc., seraient autant de thèmes qui apporteraient des éclairages, partiels mais indispensables, à la construction d'une vision globale et plus fondée des enjeux de société qui se donnent à lire "dans" et "par" la place octroyée à la formation des adultes. Autant d'entrées et de croisements nécessaires à la lecture d'une réalité complexe, qu'il convient de mener en parallèle pour mieux mesurer et mieux comprendre des enjeux plus globaux que seule une vision historique, sur une période plus ou moins longue, permet de valider.

Mais à y regarder de près, les termes de la contradiction, ceux qui positionnent la formation entre rupture en suture, n'ont pas radicalement évolué sur le fond, même si la forme durant "les trente glorieuses" s'était légèrement adoucie. Ils reflètent toujours la difficulté, pour ne pas dire le refus, de certains, de penser le développement conjoint de l'homme et de l'organisation. Il ne s'agit pas ici de simples appréciations conjoncturelles mais de visions du monde radicalement différentes qui se traduisent par "deux conceptions opposées de la formation qui n'expriment pas un simple désaccord pédagogique mais la lutte de classes au sein de la formation professionnelle"598. Sans aller, jusqu'à affirmer que rien n'a fondamentalement changé depuis 1848 et que certains pensent toujours "que l'esprit de libre examen, chez les pauvres surtout, prédispose au socialisme"599, il faut noter que la formation qui fit consensus pendant la période récente et les discours qui l'accompagnent reflètent à nouveau une tension-exclusion sociale de plus en plus présente.

Si, "nos ouvriers ont (toujours) de plus en plus besoin d'intelligence pour être en état de diriger les machines"600, les gains de productivité, réalisés du fait de l'automatisation constante des équipements industriels et des opérations nécessaires à la réalisation des activités du tertiaire, nécessitent une main-d'oeuvre toujours moins nombreuse. Ce constat rend les perspectives des scénarios n° 1 et n° 2 proposés par Bernard Masingue, sinon probables, du moins crédibles. En ce cas, la rupture serait consommée, la formation ne serait plus créatrice de lien social mais outil de discrimination sociale.

Afin d'éviter cette fracture définitive entre formation et travail, peut-être convient-il, une fois de plus, de revenir au XIXe siècle et à ses utopies, dont les objectifs visaient explicitement à réduire les contradictions sociales, à dépasser la fracture. Dans ce sens, une relecture de l'oeuvre de Charles Fourier, articulée aux concepts contemporains d'organisation qualifiante et de développement personnel - passionnel aurait écrit l'utopiste - pourrait nous aider à redonner du sens à la formation puisque pour lui, dans le monde sociétaire, "l'éducation harmonienne" a pour but "l'unité" et l'association du capital et travail601. L'enjeu est toujours le même : construire dans l'avenir un Nouveau Monde industriel et sociétaire - celui où le savoir est à la fois festif602, productif et libérateur - et non pas tenter un retour à un âge d'or mythique.

Comme le souligne Pierre-Joseph Proudhon, il s'agirait "de développer par une éducation intégrale, comme disait Fourier, le plus grand nombre d'aptitudes et de créer la plus grande capacité possible"603 pour chaque individu dans le cadre d'une éducation "tellement conçue et combinée qu'elle dure à peu près toute la vie" et qu'elle soit ainsi "la première garantie de notre dignité et de notre félicité"604. En bref, et pour paraphraser Albert Thierry, peut-être peut-on redonner à l'éducation des adultes un peu d'utopie originelle en lui assignant comme but ultime de concourir à rétablir chez l'homme, dans un souci de suture réaffirmé, une part de cette "plénitude d'humanité"605 dont tant de générations ont rêvé.

En dehors de cette logique de rupture radicale et dans le sillage de la trajectoire actuelle et peut-être dans le cadre d'une formation duale, l'avenir des sociétés dites développées et le maintien de leur hégémonie se joue aujourd'hui pour une part dans leur capacité à maintenir et à accélérer la production de biens et de services immatériels. La formation des adultes sera l'un des outils de cette suprématie, l'un des avatars contemporains de la guerre économique et l'une des réponses à la course technologique dans laquelle nos sociétés sont engagées. Elle prendra l'importance - mais sera-ce pour le plus grand nombre ? - que l'alphabétisation eut pour les Saint-Simoniens et l'école obligatoire gratuite et laïque pour la République, non pas tant du point de vue d'une égalité théorique à établir, mais comme support nécessaire, hier de l'industrialisation, aujourd'hui de l'entrée dans la "société cognitive". C'est pourquoi, il est essentiel, pour pouvoir s'y inscrire, d'en comprendre les développements et les tendances et, pourquoi pas, de participer à les infléchir.

Notes
591.

Je fais allusion ici au concours lancé par Claude Allègre et dont l'enjeu est le développement de la formation continue dans les universités en lien avec la formation initiale et dans le cadre d’une politique d'établissement explicite, voir le Bulletin officiel de l'éducation nationale, n° 36, 16 octobre 1997.

592.

Les résultats de cette étude pilotée par Bernard Masingue sont à paraître à la Documentation française (1998). La presse professionnelle en a déjà publié les grandes conclusions, cf. Masingue B., Putot A., Organismes privés de formation : le contrat d'études prospectives, Actualité de la formation permanente, n° 150, septembre-octobbre 1997.

593.

Les Organismes de formation, synthèse prospective formation emploi, Paris, ministère de l'Emploi et de la Solidarité, 1998, p. 23.

594.

Ibid., p. 24.

595.

Ibid., pp. 24-25.

596.

Ibid., p. 25.

597.

Thème sur lequel nous avons, grâce aux recherches menées au CEREQ, déjà de précieuses indications.

598.

Charlot B., Figeat M., op. cit., p. 137.

599.

Agulhon M., 1848 ou l'apprentissage de la République (1848-1852), Paris, Seuil, 1992, p. 163.

600.

Journal des instituteurs (1866), cité par Labelle J.-M., la Rréciprocité éducative, Paris, PUF, 1996, p. 67.

601.

Cf. à ce propos : Fourier C., Théories de l'unité universelle, Paris, Anthropos, 1971, Oeuvres complètes, t. 5 et le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Paris, Flammarion, 1973, section III.

602.

Allusion à l'ouvrage d'Henri Desroches : la Société festive, du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, Paris, Seuil, 1975.

603.

Proudhon P.-J., De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Les éditions du Monde Libertaire, 1977, t. 2, p. 346.

604.

Ibid., p. 346.

605.

Cité par Dommanget M., les Grands Socialistes et l'éducation : de Platon à Lénine, Paris, A. Colin, 1970, p. 402.