INTRODUCTION

Le rapport autobiographique que Bergman entretient avec ses films le différencie des autres cinéastes. Dans ses livres et ses interviews, Bergman a sans cesse opéré un rapprochement entre ses films et sa vie privée. Une bonne partie des anecdotes racontées dans ses films et l’atmosphère qui s’en dégage sont puisées dans ses propres expériences ou ses souvenirs, surtout ceux de son enfance. Pourtant ce caractère perpétuellement autobiographique et confidentiel de son univers provient surtout, à notre avis, du fait que ses films reflètent le cheminement existentiel de Bergman. Il est ainsi indispensable, pour entrer dans son univers, de connaître le détail de sa vie, en particulier son enfance qui est la source de son inspiration.

Tout d'abord, le fait d’être fils d’un pasteur luthérien a joué un rôle prépondérant dans la conception de ses films. Dans un pays où l’Église n’était pas séparée de l’état, où la religion était omniprésente, la famille de Bergman vivait dans une ambiance religieuse singulièrement intense, due à la position de son père. Et l’Église défendait la morale1, et sa doctrine était concentrée sur la notion de pécheur. ‘« C’était le règne de l’ascétisme luthérien’ 2 ». Et la peur des punitions et des humiliations pendant son enfance conduira Bergman à une conception décisive de la religion chrétienne. ‘« Les punitions étaient infligées de façon rituelle. "On avait toujours tort", dit Bergman. L’expiation par la souffrance était à l’ordre du jour’ 3. »

Cependant, malgré cette omniprésence de la religion, Dieu ne s’est pas manifesté aux yeux du jeune Bergman sortant de son monde bourgeois4 et protégé, lorsqu’il découvrit la détresse et la violence du réel. Le silence de Dieu lui devint alors insoutenable. ‘« C’était vraiment le silence de Dieu, remarque Bergman. Même aujourd’hui il m’arrive de me mettre en colère sans raison apparente si quelqu’un garde un long silence en ma présence et me tourne le dos - je tape du pied et le harcèle jusqu’à ce que j’obtienne une réponse’ 5. » Le dogme chrétien imposé pour un Dieu indifférent à la souffrance de l’homme paraît abstrait à ce dernier, le sentiment d’abandon le pousse jusqu’à la négation de Son existence. Ceci explique que le christianisme a étouffé le cinéaste qui rejeta finalement toutes les idées institutionnelles. La religion chrétienne constitue donc le fond de son univers mental mais en même temps, l’objet de sa répulsion.

Plus tard, dans une note de tournage de Persona, il dit s’être enfin débarrassé de Dieu6. Il explique les indices chrétiens restant dans les films tournés après Persona: « ‘J’ai absorbé le christianisme avec le lait maternel, je suis issu d’un monde chrétien conservateur. Dans ces conditions, il est évident que certains archétypes sont restés au fond de ma conscience, et que certaines lignes, certains phénomènes, certains comportements sont identiques à des phénomènes de la conception chrétienne’ 7 ». Pourtant, il nous semble que les traces d’imprégnation religieuse dans les films postérieurs sont beaucoup plus profondes que de simples archétypes résiduels demeurant dans sa conscience. Le concept de la religion a certainement évolué ou été transformé dans ses films, mais continue à être présent dans son univers, même si la religion n’est plus explicitement désignée.

Une question se pose alors: jusqu’à quel niveau l’artiste peut-il prétendre détenir la vérité sur ses oeuvres ? Car, malgré les commentaires constants de Bergman concernant Dieu, son cheminement n’est pas, à notre avis, d’ordre religieux, mais existentiel. Ce décalage ne signifie pas qu’on doive se désintéresser des commentaires du cinéaste. En fait, les conséquences artistiques qui résultent des oeuvres, ne sont pas obligatoirement dues aux intentions de l’artiste. Même si Bergman est étroitement lié à ses films, son cheminement reflété dans les films ne concorde pas systématiquement avec sa propre analyse.

Il nous semble que le silence de Dieu éprouvé par le cinéaste n’est que la manifestation d’un décalage entre le Dogme et la réalité de vie. C’est finalement contre la Vérité imposée qu’il se révolte afin d’avoir prise sur sa propre existence. Le cinéaste s’est en effet exprimé clairement à ce sujet dès le début de sa carrière. À l’occasion de la sortie de Tourments 8 en 1944, au proviseur de l’école qui contestait le film, « ‘Bergman répliqua immédiatement en termes polémiques, déclarant nettement qu’il abhorrait l’école en tant que principe, que système et qu’institution’ 9. »

Cette attitude de Bergman vis-à-vis de la pensée chrétienne dogmatique est, nous semble-t-il, similaire à celle de Kierkegaard face à Hegel. « ‘Hegel le symbole de toute la philosophie, d’autant plus que la philosophie hégélienne était la philosophie dominante à cette époque, et dominante même à l’intérieur de l’Église luthérienne à laquelle appartenait Kierkegaard’ 10. »

Le christianisme est donc également la base de l’univers de Kierkegaard qui se veut un luthérien authentique. Ainsi, de nombreux pans de la pensée de Kierkegaard concernent la religion chrétienne ou s'y rapportent. Sa révolte à la fin de sa vie contre l’Église établie est d’abord mue par le souci de son authenticité. ‘« La chrétienté actuelle, déclare Kierkegaard, n’est qu’un immense agrégat d’erreurs et d’illusions à quoi s’allie une maigre et faible dose de christianisme authentique’ 11. » Propos révélant la différence fondamentale de point de vue entre Bergman et Kierkegaard. L’un des exemples les plus caractéristiques de cette opposition concerne évidemment l’idée de Dieu. Contrairement à Bergman, pour qui sortir de l’emprise de l’idée de Dieu relève d’une nécessité intérieure, l’existence chez Kierkegaard est essentiellement un rapport avec Dieu. Le sentiment de l’être « devant Dieu » est primordial dans la pensée de Kierkegaard.

Néanmoins, le point commun qui nous permettra d’établir un rapprochement entre les deux auteurs réside dans le combat qu’ils ont, chacun à sa manière, mené pour l’existence. Le penseur danois mène une lutte contre Hegel pour réhabiliter la dimension concrète de l’existence individuelle. Hegel fait abstraction de l’existence individuelle. Celle-ci ne peut être pour lui qu’une partie de la Totalité. Et le cinéaste lutte pour sortir de l’ombre du Dieu dogmatique afin d’avoir sa propre existence. ‘« Je ne me laisse pas écraser d’un côté ou de l’autre. Je refuse, de quelque façon que ce soit, de m’adapter à une formule, de me conformer à un système’ 12 ». Il s’agit en somme, de l’opposition de la Subjectivité à l’Objectivité.

L’intérêt d’une analyse des films de Bergman à travers la pensée kierkegaardienne a déjà été souligné par les nombreux commentateurs, et la critique qualifie aisément Bergman de cinéaste existentialiste. Ainsi, la signification du concept d’existence dans l’oeuvre de Kierkegaard sert-elle depuis longtemps de référence à l’analyse des films de Bergman. Siclier disait déjà à propos de Musique dans les Ténèbres, réalisé en 1947: « ‘Le héros romantique, marqué par la fatalité, est, dans le contexte moderne des films de Bergman, un héros existentiel qui aurait lu Sartre ou, en tout cas, Kierkegaard’ 13 ». Puis, le nom Kierkegaard est cité avec ou sans référence précise dans les nombreuses études portant sur la vie et l’oeuvre de notre cinéaste.

Le lien analytique entre les oeuvres de Bergman et de Kierkegaard devient plus évident en 1966, dans un numéro d’Études cinématographiques, intitulé « La trilogie », dans lequel sont publiées les études sur les trois films suivants: Comme dans un Miroir, Les Communiants et Le Silence. Le nom de Kierkegaard est omniprésent dans cette édition et l’on trouve même l’étude intitulée Bergman et Kierkegaard dans laquelle Aristarco analyse les trois films cités d’un point de vue kierkegaardien. Estève précise dans la note finale de son analyse des Communiants: « ‘Sans savoir quelles oeuvres précises de Kierkegaard Bergman a lues, il est certain que le cinéaste a été influencé par l’auteur du Traité du désespoir. C’est l’avis du R.P. Jos Burvenich, ami intime de Bergman avec qui il eut, à ce sujet, plusieurs conversations’ ».

Toutefois, les références à l’existence kierkegaardienne restent assez limitées. Seuls certains aspects tels que la mort, la solitude, l’angoisse et le désespoir sont relevés dans les films de Bergman. Mais le noyau de la pensée kierkegaardienne concerne la Subjectivité et il n’est pas certain que l’évocation de celle-ci apparaisse d’emblée dans l’univers bergmanien. À notre avis, elle n’entre en scène qu’après une évolution. Notre intérêt se focalise alors seulement sur cette Subjectivité en faveur de laquelle Kierkegaard a lutté contre les idées hégéliennes. Et notre étude ne vise pas seulement à relever quelques affinités entre les deux univers bergmanien et kierkegaardien, mais à essayer de retracer le mouvement de l’univers bergmanien progressivement centré sur le concept de la Subjectivité kierkegaardienne.

En outre, un autre élément caractérise l’univers de Bergman: l’absence d’évocation des problèmes sociaux. « ‘Beaucoup de suédois ne tiennent pas compte de la réussite de Bergman, parce qu’il a manifestement négligé la société où il vivait toute sa vie. À l’époque, en Suède, où le progrès social a permis que le bonheur soit exprimé dans les symboles collectifs, Bergman s’est focalisé sur le malheur de l’individu’ 14. » Cette caractéristique conditionne en quelque sorte l’interprétation des ses films. Il ne nous est en effet pas toujours possible de situer ses films dans leur contexte social. Pour cette raison, il nous semble difficile d’admettre certaines critiques sur les sujets politiques et sociaux abordés dans ses films15.

Il est vrai que les réalités sociales se reflètent inévitablement dans ses oeuvres d’une manière ou d’une autre, dans la mesure où l’homme est en principe un être social et historique. « ‘Je pense que nous sommes la somme de ce que nous avons lu, de ce que avons vu, de ce que nous avons vécu. Je ne crois pas que les artistes naissent du vide! Je suis une petite pierre d’un grand édifice, je dépends de chacun des éléments de cet édifice, à côté, au-dessus, au-dessous’ 16. » Les thèmes sociaux et politiques semblent ainsi uniquement être abordés de manière indirecte dans les films de Bergman. Et ce dernier ne se préoccupe que de l’existence proprement dite. Donner l’explique pertinemment en ces termes précis: « ‘Les individus n’étaient plus analysés comme produit de leur classe sociale, de leur milieu et des circonstances concrètes dans lesquelles ils vivaient, mais considérés comme une notion philosophique, un être de synthèse qui s’appellerait l’Homme. Ainsi dans l’oeuvre de Bergman, des personnages issus de milieux différents arrivent à refléter une même réalité psychologique: ils sont des figures abstraites, des morceaux de l’idée éternelle de l’Homme’ 17 ». Quel que soit le chemin qu’entreprend le cinéaste, il nous semble difficile d’accéder à son monde sans tenir compte de ces dernières caractéristiques.

Un petit extrait du livre consacré à Bergman nous montre explicitement quelles sont les déviations possibles. Ainsi est-il dit à propos du Silence, réalisé en 1963 que ‘« le tempérament bouillant d’Anna la conduit à faire l’amour avec un étranger.(...) Malgré sa jalousie et sa morgue, Ester manifeste encore un peu de gentillesse et d’amour vis-à-vis d’Anna, qui ne sait d’ailleurs pas trop comment y répondre,(...). Le père de Johan est toujours absent, son travail ayant absorbé les temps libres pour sa famille’ 18 ». Une brève comparaison avec le commentaire du réalisateur à propos du film suffira ici à nous faire percevoir le décalage. Il dit dans l’interview avec Vilgot Sjöman: « ‘grosso modo, Anna est le corps et Ester l’âme’. » Sjöman précise: « ‘Il ajoute que le film se fera l’écho du tumulte qui se produit entre le corps et l’âme quand Dieu est absent’ 19 ». Il est donc difficile de situer le récit du film dans un contexte purement réaliste. Il ne s’agit ni de jalousie ni de gentillesse mutuellement témoignées par les deux protagonistes citées. Par ailleurs, le père de Johan ne semble guère concerné, son existence n’a d’ailleurs aucune importance. Il faut avouer que l’interprétation selon laquelle « ‘Son travail ayant absorbé les temps libres pour sa famille’ » semble déconcertante. Et cet exemple n’est malheureusement pas unique.

Revenons à notre propos. Nous avons résumé la démarche de Bergman comme étant l’expression de la dualité opposant la Subjectivité à l’Objectivité. Pourtant, il nous semble nécessaire de signaler que l’opposition de ces deux entités n’est pas aussi radicale. Un flottement entre les deux camps, de même qu’un certain climat d’ambiguïté se font toujours plus ou moins ressentir. Ou plus précisément, le réalisateur ne les oppose pas de manière manichéenne. Chaque personnage souffre et est heureux.

Cette attitude soulève une question primordiale. Le problème ne vient pas obligatoirement de l’homme mais de son rapport avec l’Autre. Cette altérité recouvre de nombreuses réalités. Tout d’abord, il s’agit évidemment de Dieu, culturellement conçu comme Vérité ou Absolu. Entre la Vérité et Dieu semble exister un lien indissoluble. En ce sens, l’Objectivité contre laquelle Kierkegaard lutte est la Vérité objective, le Dieu dogmatique. C’est justement de cette conception de Dieu que Bergman tente de s’affranchir. Mais l’altérité peut également signifier la Société ou ses conventions qui imposent des mesures de valeur qui sanctionnent celles-ci en tant qu’institution établie.

La carrière cinématographique de Bergman débute avec le scénario de Tourments (Hets), que nous avons déjà cité. Par la suite, il réalise son premier film: Crise (Kris), sorti en Suède en 1946. Dès le début, le mal de vivre et la souffrance sont familiers dans ses films, à tel point que cela leur confère une atmosphère caractéristique. Cependant, ses neuf premières réalisations sont, comme de nombreux critiques le remarquent, fortement influencées par les autres tendances cinématographiques au plan technique et thématique. Le réalisme poétique français en est le premier exemple.

C’est à partir de Jeux d'été (Sommarlek, 1951) que l’univers bergmanien proprement dit commence. Par ailleurs, le réalisateur lui-même affirme que Jeux d'été est le premier film proprement à lui. ‘« Pour la première fois, j’avais l’impression de travailler d’une façon personnelle, avec un style personnel. J’avais l’impression d’avoir réalisé un film qu’aucun autre ne pourrait refaire après moi, il ne ressemblait à aucun autre film, c’était mon film, du début à la fin’ 20. » En fait, La Prison (Fangelse), réalisé en 1949, pourrait éventuellement être considéré comme étant le film précurseur de l’univers de Bergman, mais les thèmes abordés dans le film se concentrent sur le problème du Mal et du silence de Dieu. Bien que ce film indique nettement l’orientation philosophique qui sera celle du réalisateur, il n’aborde pas directement la question de l’existence, telle que Kierkegaard l’avait définie. Nous faisons donc débuter notre analyse avec les films tournés dans les années cinquante, et plus précisément avec Jeux d'été.

Il nous semble important de signaler que le cinéaste réalise les mises en scène au profit exclusif du mouvement thématique, parfois même au détriment de la logique narrative ou de la cohérence du sens. Par exemple, dans la scène finale du Septième Sceau, la famille de Jof a réussi à échapper à la Mort et le récit nous laisse comprendre qu’elle se dirige vers l’aube. Pourtant, la région est ravagée par la peste et rien ne dit que leur escapade leur permette d’échapper définitivement à la mort, de devenir immortels en quelque sorte. Cette scène rend fondamentalement parabolique le film entier. Ou encore, si l’on essayait d’imaginer la disposition de la chambre d’Elisabet à l’hôpital dans Persona, on pourrait apercevoir que dans une scène, la position du lit est changée à 180° par rapport à celle qu’il occupait dans la séquence précédente et suivante, sans qu’aucune explication ne soit donnée. Ce changement place le personnage dans un cadre spécifique, qui nous laisse entrevoir l’état de son esprit. Il y a aussi Ester dans Le Silence. Elle reste seule dans l’hôtel, à la fin du film, tandis que sa soeur et son fils partent. Rien ne dit qu’elle va mourir, d’ailleurs elle dit qu’elle les rejoindra dès qu’elle se sentira mieux. Pourtant, le récit nous laisse entendre qu’il s’agit d’une séparation irrémédiable.

Une telle attitude nous permet de considérer ses films comme un corps uni au niveau thématique. Bergman nous livre, presque à chaque film, les explications concernant les conditions dans lesquelles il travaille, les situations de sa vie privée à l’époque de la réalisation et les raisons d’être de ses films. Le cinéaste se livre lui-même à travers ses films. C’est pour cette raison que nous allons analyser le mouvement de l’évolution chronologique de son univers en tant que vie plongée dans le temps, tel un cours d’eau. D’où la spécificité de notre méthode d’analyse dans le cas du cinéma de Bergman.

Nous pouvons diviser la carrière de Bergman en trois périodes. La première commence avec Jeux d'été (Sommarlek, 1951). Un ensemble de caractéristiques plus ou moins pittoresques distinguent les films de cette période. La plupart des films sont construits à partir de l’enchaînement d’un nombre important d’épisodes et une importance particulière est donnée au rapport existant entre les protagonistes et leur monde extérieur. Les personnages se trouvent ainsi face à ce qui est objectivement établi. Ils le désapprouvent mais sont impuissants face à cela. La cause des problèmes vécus par le personnage réside, presque toujours, non à l’intérieur de lui-même, mais au sein du monde extérieur. Par exemple, dans Les Fraises Sauvages, film introspectif, le caractère glacial du personnage est décrit comme étant une conséquence d’événements familiaux passés. Tout le problème provient de l’opposition entre l’individu et le monde extérieur. Ce dernier antagonisme évoque directement les protestations émises par Kierkegaard contre la pensée de Hegel: l’individu écrasé par la Vérité objective. Ce trait caractéristique se rencontre jusque dans L'Oeil du Diable (Djävulens Öga, 1960). Nous nommons cette période celle de l’« être dans la Vérité abstraite ».

À partir d’À travers le miroir (Såsom i en Spegel, 1961) jusque dans Une Passion (En Passion, 1969) constituant la deuxième période de l’oeuvre cinématographique de Bergman, l’univers devient plus intime. La dimension spatio-temporelle des récits est considérablement réduite ainsi que le nombre des épisodes de chaque film. Presque tous les récits se déroulent dans un espace fermé tel que celui d’une île ou de chambres d’hôtel. Le monde extérieur de l’individu est relativement absent, Bergman se concentre ainsi exclusivement sur l’intériorité des personnages.

En outre, ce qui était solidement et objectivement établi, comme l’objet de la foi, la mesure des valeurs, devient fragile. Si dans les premiers films de cette période, les personnages vivent le tourment à cause de cette fragilisation en quelque sorte de ce qui était absolu, les derniers films évoquent surtout la confusion totale causée par l’absence de la Vérité objective. Il nous semble que cette période constitue une transition entre le règne de la Vérité objective et celui de la Vérité subjective. Les personnages sortent de l’ombre de la Vérité dogmatique, mais ils ne se sont pas encore approprié le concept de la Vérité subjective. Toutefois, en s’affranchissant de ce qui était imposé, le concept de choix est entré avec les autres éléments qui s’avéreront plus tard indispensables pour exister au sens où l’entend Kierkegaard. L’angoisse est le premier d’entre eux. Nous nommerons cette période celle de la « question de choix ».

Quant à la troisième période où les concepts d’« existence et de reprise » occupent la place essentielle selon notre interprétation, elle débute par Le Lien (The Touche 21, 1971) jusqu’au dernier film, Après la répétition (Effer Repetitionen, 1984). La Vérité objective garde encore son importance mais la plupart des personnages prennent conscience de leur existence. Chacun vit ou cherche à vivre sa subjectivité. La saisie de la Vérité subjective constitue le point de convergence des chemins suivis par les personnages de cette période.

Pourtant, au coeur même de la quête du concept d’existence par les protagonistes, le thème de la transcendance qui était totalement absent durant la deuxième période réapparaît. Mais, cette fois-ci, la Transcendance n’est plus opprimante comme dans les films de la première période. Elle est une présence au milieu des hommes. Elle les accompagne.

Notre analyse respectera évidemment cet ordre chronologique des périodes. Cependant dans notre analyse nous ne tiendrons pas compte de la chronologie des films de chaque période. Il nous semble difficile de développer l’idée selon laquelle l’évolution du réalisateur serait perceptible d’un film à l’autre. Ce qui nous importe est surtout l’étude des périodes qui marquent des tournants dans le cheminement de l’artiste.

En outre, l’objet de nos analyses sera principalement l’univers filmique de Bergman. Nous évoquerons le texte des scénarios uniquement lorsque cela nous paraîtra nécessaire.

Notes
1.

Selon le pasteur de l’Église suédoise à Paris, la foi chrétienne était, en fait, doctrinaire, quasi obligatoire, jusque dans les années cinquante.

2.

Peter COWIE, Ingmar Bergman Biographie critique, Paris, Éditions Seghers, 1986, p.151

3.

Ibid.

4.

Son père était le pasteur du Cours Royal et l’aumônier d’un grand hôpital.

5.

Peter COWIE, op.cit. p. 28-29

6.

Ingmar BERGMAN, Images, Paris, Éditions Gallimard, 1992, p. 58

7.

Le cinéma selon Bergman, entretiens recueillis par BJÖRKMAN, MANNS, SIMA, Paris, Éditions Seghers, 1973, p.235

8.

Ingmar Bergman a écrit le scénario. Le film est réalisé par Alf Sjöberg.

9.

Peter COWIE, op. cit. p. 42

10.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, Librairie Armand Colin, 1959, Paris, p. 23

11.

Régis JOLIVET, Aux sources de l’existentialisme chrétien, Librairie Arthême Fayard, 1958, Paris, p. 61

12.

Cinéma selon Bergman , op.cit. p 21

13.

Jacques SICLIER, Ingmar Bergman, Paris, Éditions universitaires, 1960, p. 23

14.

Peter COWIE, Swedish Cinema, London, The Tantivy Press, 1966, p. 92

15.

Par exemple, beaucoup de critiques considèrent La Honte comme un film de guerre.

16.

Le cinéma selon Bergman, op.cit. p 37

17.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, Paris, Éditions Seghers, 1970, p.11

18.

John J. MICKALCZYK, Ingmar Bergman ou la passion d’être homme aujourd’hui, Paris, Éditions Beauchesne, 1977, p. 109

19.

Vilgot SJÖMAN, « Journal des Communiants III » in Cahiers du Cinéma, n° 168, juillet, 1965.

20.

Le cinéma selon Bergman, p 67, op. cit.

21.

Ce film est produit par A.B.C. Pictures de New York.